21

Erius n’était pas le moins du monde pressé de retourner à Ero. Le lendemain, il annonça son intention d’honorer son neveu en passant avec son escorte la quinzaine suivante à Atyion. Au bout de quelques jours arrivèrent à leur tour le chancelier Hylus et les principaux ministres, de sorte que la grande salle du château se métamorphosa en un Palatin miniature, où le roi traitait les affaires du royaume entre parties de chasse et banquets. Seuls y étant admis les sujets les plus urgents, Hylus évaluait avec le plus grand soin la portée de chaque requête et de chaque procès pour ne soumettre au Conseil que ceux qui ne pouvaient souffrir de report. La salle ne s’en trouvait pas moins bondée depuis l’aube jusqu’au crépuscule.

Grâce à la trêve en vigueur, la plupart des questions abordées concernaient les problèmes intérieurs de Skala. En baguenaudant avec le reste des garçons, Tobin entendit des rapports relatifs à de nouvelles attaques de peste ou de pillards, à des contestations fiscales et des récoltes catastrophiques.

Les circonstances lui firent également prendre une conscience aiguë de sa position dépendante au sein de la noblesse. Sa propre bannière avait beau flotter juste au-dessous de celles de Korin et d’Erius, c’était à peine si les adultes s’apercevaient de son existence, excepté à table.

Du moins jouissait-il ainsi d’une liberté totale que ses pairs et lui mirent à profit pour aller explorer la ville et les côtes environnantes. Partout leur était réservé un accueil chaleureux.

La ville était florissante et, contrairement à Ero, parfaitement propre et saine. Au lieu d’un sanctuaire unique, il s’y trouvait des temples dédiés à chacun des Quatre et dont les superbes façades de bois peint et sculpté s’ordonnaient autour d’une place. Le plus majestueux était celui d’Illior, qui suffoqua Tobin par son autel de pierre noire et la peinture de ses plafonds. Des prêtres à masques d’argent le saluèrent avec déférence lorsqu’il y brûla ses plumes de chouette.

On ne croisait dans les rues que des gens à mine bien nourrie, cordiale, et il n’était marchand qui ne fût prêt à se mettre en quatre pour avoir l’honneur de servir le Rejeton d’Atyion et ses amis. En quelque lieu qu’ils aillent, ils étaient acclamés, bénis, couverts de cadeaux royaux, submergés de toasts à leur santé.

Les tavernes n’avaient rien à envier aux meilleures de la capitale. Venus de contrées aussi lointaines que le nord d’Aurënen et que Mycena, des bardes y exerçaient leur art, et ils comblaient les Compagnons d’aise en leur déclamant les prouesses de leurs ancêtres.

Si Tobin était accoutumé à vivre dans l’ombre bienveillante de son cousin, c’était lui que nimbait la lumière, ici, lui le favori manifeste des populations, malgré la part insigne d’honneurs et de compliments qu’elles réservaient comme il va de soi au prince héritier. Mais celui-ci avait beau publier la chose à cor et à cri, sa jalousie n’en était pas moins perceptible, et elle éclatait même au grand jour quand il avait trop bu. Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, Tobin se retrouvait alors en butte aux quolibets acerbes dont n’étaient cinglés d’ordinaire qu’Orneüs ou Quirion. Korin se mit d’abord à tout critiquer, les tavernes, les filles de joie, les théâtres et même, même les succulents festins de Lytia. Puis il ne tarda guère à retomber dans ses ornières antérieures et à reprendre ses bordées nocturnes avec sa petite bande exclusive de jouvenceaux, sans jamais convier Tobin à s’y associer.

Ki s’en montrait ulcéré, mais Tobin se garda de marquer le coup. Cela lui faisait de la peine, mais il concevait l’amertume de se voir relégué dans un second rôle. Persuadé que le retour à la normale s’opérerait dès qu’on aurait regagné Ero, il se contenta de garder autour de lui ses amis personnels et de tirer le plus agréable parti possible de son séjour à Atyion.

Ils se trouvaient un jour attablés près de la fenêtre ensoleillée de l’auberge du Pastoureau, non loin du marché, à écouter chanter une ballade consacrée à l’un de ses aïeux quand Tobin repéra une physionomie familière à l’autre bout de la salle.

« N’est-ce pas Bisir, là-bas ? dit-il en poussant le coude de Ki pour attirer son attention sur l’individu.

— Bisir ? Qu’est-ce qu’il viendrait fiche ici  ?

— Sais pas. Viens. »

Plantant là Nik et Lutha, ils n’eurent que le temps de se ruer dehors pour voir tourner au coin de la rue d’en face et disparaître la tunique grossière et les sabots de bois d’une espèce de paysan svelte à cheveux noirs. Ils n’avaient pas revu le jeune valet de chambre depuis la mort d’Orun, mais sa défroque incongrue n’empêcha pas Tobin de croire dur comme fer qu’il s’agissait bel et bien de lui.

S’élançant à ses trousses, il finit par le rattraper et constata qu’il ne s’était nullement trompé.

« C’est bien toi ! s’exclama-t-il en le retenant par sa manche. Pourquoi diable as-tu pris la fuite ?

— Salut à vous, prince Tobin. » Bisir avait conservé sa joliesse et son doux parler, il avait toujours son allure de lièvre effarouché, mais il était tout maigre, et il avait le teint rougeaud d’un simple manant. « Veuillez me pardonner. Je vous avais vu entrer dans l’auberge, et ç’a été plus fort que moi, j’ai eu envie de faire mieux que vous entr’apercevoir. Il s’est écoulé tant de temps… Je ne pensais vraiment pas que vous vous souviendriez de moi.

— Après l’hiver qu’on a passé ensemble au fort ?

Mais bien sûr que si ! se récria Ki, tout rieur. Koni nous demande encore de tes nouvelles régulièrement. »

Bisir rougit puis se tordit nerveusement les mains comme à l’accoutumée. Il les avait hâlées, calleuses, avec les ongles en deuil. Leur seul aspect permit à Tobin de comprendre soudain la honte que ressentait l’ancien valet à être vu dans ce piteux état.

« Que fabriques-tu ici  ? le questionna-t-il.

— C’est maîtresse Iya qui m’y a conduit, après… , après les incidents d’Ero. Elle a dit que vous l’aviez priée de s’occuper de moi, mais que je devais vous laisser en paix. Que cela aurait de graves répercussions pour vous que de vous laisser compromettre avec qui que ce soit de cette maudite maisonnée-là. » Il signifia d’un haussement d’épaules tout le mépris qu’il s’inspirait. « Elle avait évidemment raison. Elle m’a déniché une place chez un éleveur de vaches laitières, juste aux portes de la ville. Et j’y suis beaucoup plus heureux.

— Non, tu ne l’es pas. Loin de là », fit Tobin en le jaugeant d’un seul coup d’œil. Iya devait avoir sauté sur la première occasion venue pour s’en débarrasser. « C’est vrai que ça fait un drôle de changement, reconnut Bisir, les yeux fixés sur ses sabots crottés. - Raccompagne-moi au château. Je parlerai en ta faveur à Lytia. »

Mais le jeune homme secoua la tête. « Non, maîtresse Iya m’a formellement interdit d’y mettre les pieds. Et j’ai dû lui jurer de ne pas le faire, mon prince. »

Tobin laissa échapper un soupir d’exaspération. « Dans ce cas, très bien, que souhaiterais-tu faire d’autre ? »

Bisir hésita puis releva timidement les yeux. « J’aimerais bien m’entraîner comme guerrier.

— Toi ? s’exclama Ki.

— Je ne sais pas si… », commença Tobin. Réflexion faite, il ne trouvait lui non plus personne à qui le métier des armes puisse aller plus mal. « C’est t’y prendre un peu tard pour débuter, ajouta-t-il, pour éviter de le froisser.

— Peut-être serai-je en mesure de vous aider à résoudre le cas, mon prince », intervint une vieille femme en long manteau gris.

Tobin la regarda d’un air ahuri. Il ne s’était pas aperçu de sa présence là. Elle lui rappelait vaguement Iya, dans un sens, et il la prit pour une magicienne jusqu’à ce qu’elle exhibe ses paumes où s’enchevêtraient des dragons lovés. Il s’agissait en fait d’une grande prêtresse d’Illior. C’était la première fois de sa vie qu’il en rencontrait une sans masque d’argent.

Son sourire sembla indiquer qu’elle devinait ses pensées. Les mains pressées contre son cœur, elle s’inclina devant lui. « Vous voyez en moi Kaliya, fille de Lusiyan, mère supérieure ici même, au temple d’Atyion. Vous ne me reconnaissez pas, naturellement, mais je vous y ai vu maintes fois, moi, et de par la ville. Si vous voulez bien pardonner à une vieille femme de s’immiscer dans vos affaires, je pense pouvoir suggérer une solution plus conforme au caractère comme aux intérêts de votre jeune ami. » Elle s’empara de la main de Bisir et ferma les yeux. « Ah oui, dit-elle sur-le-champ. Tu peins. »

Il s’empourpra derechef. « Oh, non… Enfin, un peu, quand j’étais enfant, mais je ne suis pas très doué. »

Kaliya rouvrit les yeux et le scruta d’un air navré. « Il te faut oublier tout ce que t’a dit ton maître précédent, mon ami. C’était un égoïste, et il ne songeait à t’utiliser qu’à ses propres fins. Le don, tu le possèdes, et il est infiniment plus probable que tu le feras s’épanouir en le travaillant qu’en t’amusant à manier l’épée. J’ai une amie spécialisée dans la facture des beaux manuscrits. Elle tient boutique place du Temple, et je crois bien qu’elle est à la recherche d’un apprenti. À ses yeux, ton âge ne tirerait pas à conséquence, j’en suis convaincue. »

Bisir s’abîma un bon moment dans la contemplation de ses mains crasseuses, comme s’il ne les reconnaissait pas tout à fait. « Vous avez véritablement vu cela en moi  ? Mais que dira maîtresse Iya  ? » L’espoir et le doute se combattaient dans le regard implorant qu’il leva vers Tobin.

Celui-ci haussa les épaules. « Je suis sûr qu’elle n’y verra aucun inconvénient, dans la mesure où tu ne pénètres pas au château. »

Malgré cette affirmation, Bisir continua de balancer. « C’est tellement soudain… Tellement inattendu. Je ne sais pas comment réagira master Vorten. Il reste à rentrer le fourrage d’hiver et à répandre le fumier. On compte sur mon aide pour construire les nouvelles stalles, en plus… » Son menton s’était mis à trembler.

« Eh, arrête de t’en faire ! explosa Ki, dans l’espoir de le réconforter. Ton master Vorten pourra difficilement dire non à Tobin, pas vrai  ?

— Je suppose, en effet…

— Il ne dira pas non à moi non plus, ajouta la prêtresse en saisissant le bras de Bisir. Inutile d’ennuyer le prince avec ces broutilles. Nous allons aller de ce pas en parler à Vorten et à mon amie damoiselle Haria. Elle ne te laissera sûrement pas chômer, mais je crois pouvoir te garantir d’ores et déjà que tu ne toucheras plus au fumier.

— Je vous remercie, Dame. Et merci à vous, mon prince ! s’écria Bisir en leur embrassant les mains. Qui aurait pu s’imaginer, quand je me suis glissé à votre suite dans l’auberge, que…  ?

— Retourne tout de suite chez toi, l’interrompit Kaliya. Je t’y rejoindrai sous peu. »

Il déguerpit dans un claquement de sabots. La grande prêtresse ne put s’empêcher de rire en le regardant s’éloigner, puis elle se tourna vers Tobin et son écuyer. « Qui aurait pu s’imaginer ? fit-elle en écho à Bisir. Qui aurait pu s’imaginer, vraiment, qu’un prince de Skala se jetterait aux trousses d’un simple valet de ferme afin de le secourir  ?

— Je l’ai connu à Ero, expliqua Tobin. Il s’y montrait plein d’attentions pour moi et a fait tout son possible pour m’aider.

— Ah, je vois. » Son sourire était aussi énigmatique qu’un masque d’argent ; Tobin ne parvenait pas à déchiffrer si peu que ce soit sa physionomie. « En tout cas, si le Rejeton d’Atyion se trouvait jamais avoir besoin de soutien, j’espère qu’il se souviendra de moi. Puisse l’Illuminateur vous accorder à tous deux ses bénédictions. » Sur ce, elle les salua en s’inclinant et partit de son côté.

Tandis qu’elle disparaissait dans la foule du marché, Ki secoua la tête. « Eh bien, voilà ce qui s’appelle une étrange aventure, crebleu !

— Un coup de pot, je dirais plutôt, répliqua Tobin.

Je suis bien content que nous ayons retrouvé Bisir. Garçon laitier ? Tu arrives à te figurer ça, toi ? »

Ki s’esclaffa. « Et guerrier, dis  ? Heureusement pour lui que cette femme soit survenue juste au bon moment ! »

 

En dépit du prestige dont jouissait Tobin parmi les citadins, le duc Solari continuait à jouer l’hôte dans la grande salle chaque soir, et c’était lui qui régnait en maître absolu sur les affaires du domaine.

« Héberger une cour coûte des fortunes, lui confia t-il au cours d’un dîner. Mais ne vous tracassez pas de cela. Nous comblerons le déficit en taxant les auberges et les tavernes. »

Des impôts frappaient également l’utilisation des routes et du port de mer sis à l’embouchure de la rivière, chaque gentilhomme étant pour sa part tenu de loger à ses propres frais ses suite et garde personnelles dans le château.

Toujours aussi préoccupé de la loyauté problématique des anciens vassaux de son père, Tobin consulta Tharin sur ce dernier point, mais le capitaine jugea plus autorisés que les siens les avis de Lytia et d’Hakoné.

« Oh, mais oui, c’est toujours ainsi qu’on a procédé, assura le vieil intendant, un soir où ils s’étaient installés au coin de son feu. Le seigneur en titre du fief - toi, en l’occurrence - se fait grand honneur en hébergeant le roi, mais il règle aussi la facture, quitte à la faire payer par la ville. Tu n’as pas à t’inquiéter, toutefois. Même si le duc ne collectait pas un seul sou de péages et d’impôts, les trésors d’Atyion suffiraient à supporter les frais de maintes visites royales. » Il reprit haleine et, s’adressant à Lytia : « Au fait, il n’a pas visité les caves, n’est-ce pas ?

— Elles recèlent de grandes quantités d’or ? questionna Tobin.

— Des montagnes, à ce qu’on m’a toujours dit ! s’écria Ki.

— Presque, gloussa Lytia. Je me ferais un plaisir de vous les montrer, mais voilà une clef que je n’ai pas dans mon trousseau. » Elle fit cliqueter la lourde chaîne qui ceignait sa taille. « Pour ce faire, il vous faudra demander à votre oncle ou au duc. Veille à ce qu’il en fasse la requête, Tharin. Il ne s’y trouve pas seulement des espèces, prince Tobin. Elles abritent tout le butin conquis l’épée au poing depuis aussi loin que l’époque de la Grande Guerre, ainsi que les présents offerts par une douzaine de reines.

— Obtiens qu’on t’y mène, Tob, insista Ki. Et débrouille-toi pour que je sois de l’excursion ! »

 

Tharin en parla dès le lendemain à Solari, et Tobin invita tous les Compagnons à prendre part à la visite.

Le trésor était logé dans les derniers soubassements de la tour ouest, des dizaines d’hommes en armes en assuraient la surveillance, et il fallait franchir trois portes bardées de fer pour y accéder.

« C’est à votre intention, mon prince, que nous n’avons cessé d’assurer la sécurité de tout, dit fièrement à Tobin le capitaine de la garde. Nous vivions tous dans l’attente impatiente que vous veniez en prendre possession.

— Ce qu’il fera à sa majorité », murmura Solari pendant qu’on entreprenait la descente des marches abruptes. Il avait beau sourire en la faisant, sa remarque frappa Tobin.

Surgi de nulle part juste au même instant, Queue-tigrée se jeta dans les jambes du duc. Celui-ci chancela puis décocha un coup de pied au chat qui lui planta ses griffes dans la cheville en crachant avant de disparaître aussi soudainement qu’il était apparu.

« Satanée bestiole ! gronda Solari. C’est la troisième fois qu’il me fait le coup aujourd’hui. J’ai bien failli me rompre l’échine en descendant ce matin dans la grande salle. Et il vient en plus pisser dans ma chambre à coucher, sans que j’arrive à savoir comment il y entre. L’intendant aurait déjà dû le faire noyer, il finira par tuer quelqu’un !

— Pas de ça, messire, intervint Tobin. S’il faut en croire dame Lytia, les chats sont des créatures sacrées. Je n’admettrai pas que l’on touche à n’importe lequel d’entre eux.

_ Comme il vous plaira, mon prince, mais j’ai le devoir de le dire, il en rôde partout plus qu’à suffisance. »

Rien de ce qu’avait évoqué Lytia n’avait préparé Tobin au spectacle qui lui sauta aux yeux lorsqu’on eut ouvert la dernière porte. Celle-ci donnait sur un dédale inouï de salles immenses et non point sur une seule et unique. De l’or, il y en avait des monceaux, de l’argent aussi, dans des sacs de cuir empilés comme des ballots d’avoine. Mais ce n’est pas là ce qui lui fit écarquiller le plus les yeux. Chacune des pièces qu’on enfilait successivement se révélait bourrée d’armures, d’épées, de bannières en lambeaux, de selles et de harnais couverts de pierreries. L’une d’entre elles recelait exclusivement des rayonnages entiers de coupes et de plateaux d’or que faisait rutiler le flamboiement des torches ; en son centre était exposé sur des tréteaux drapés de velours un vase colossal à deux anses: assez profond pour le bain d’un enfant, il avait le bas de son bord décoré d’une frise rédigée dans une écriture inconnue de Tobin.

« C’est en langue ancienne ! s’écria Nikidès en se faufilant entre Tanil et Zusthra pour mieux voir. Celle qu’on parlait à la cour des premiers hiérophantes !

— Je présume que tu sais la lire », ricana Alben.

Nikidès l’ignora. « C’est ce qui s’appelait une inscription sans fin, je pense. Elle doit relever de l’espèce susceptible de susciter des sortilèges ou des bénédictions pour peu que ce soit un prêtre qui la déchiffre. » Il lui fallut faire le tour du vase pour examiner tous les mots. « Je crois qu’elle débute ici… "Les larmes d’Astellus sur le sein de Dalna font pousser le chêne de Sakor qui déploie ses bras vers la lune d’Illior qui fait pleuvoir les larmes d’Astellus sur… " Enfin, vous voyez ce que je veux dire. On s’en servait probablement dans le temple des Quatre pour attirer l’eau de pluie destinée aux cérémonies. »

Tout au bonheur de voir son ami briller, Tobin s’épanouit. Nikidès pouvait bien n’être pas la plus fine lame du monde, sa culture n’avait aucun rival à redouter. Même Solari condescendit au vase un second coup d’œil moins superficiel. Pendant un moment, le petit prince vit se refléter sur la panse d’or le visage du protecteur, déformé en un masque jaune et cupide. Glacé du même frisson qui l’avait parcouru le jour où Frère avait chuchoté ses accusations, il loucha furtivement vers le duc. Mais il le vit tel qu’en lui-même et, semblait-il, sincèrement ravi de lui montrer son héritage.

 

En dépit de ses devoirs de souverain, Erius réussit encore à trouver le loisir de courre et de chasser au faucon, de visiter les élevages de chevaux avec les Compagnons, qui partageaient également sa table chaque soir. Tobin continuait à lutter contre les penchants de son cœur. Plus il le fréquentait, moins son oncle lui faisait l’effet d’être un monstre. Car, non content de plaisanter et de chanter avec eux, celui-ci se montrait prodigue de présents et de récompenses au retour des parties de chasse.

On festoyait toutes les nuits avec tant de faste que Tobin en demeurait pantois: d’où pouvait provenir une telle profusion de boissons et de mets ? Jour après jour convergeaient vers Atyion de telles files de fourgons que Solari se voyait obligé d’expédier des équipes de cantonniers pour maintenir les routes en bon état. Il emmena les garçons visiter les travaux en cours. Les chaussées se trouvant encore détrempées par les pluies printanières, les soldats y disposaient des bûches transversales que maintenaient solidement en place des pieux enfoncés dans le sol puis faisaient passer dessus des charrois lestés de pierres afin d’aplanir et de stabiliser le tout.

À force de voir se renouveler quotidiennement les plaisirs de la découverte, Tobin en vint à s’habituer peu à peu à l’idée que l’énorme château, ses richesses et les terres qui l’environnaient, tout cela lui appartenait. Ou du moins lui appartiendrait un jour. Malgré l’intérêt que lui inspiraient les affaires traitées à la cour, il ne se sentait jamais autant chez lui que dans la chambre d’Hakoné ou lorsqu’il allait flâner parmi les troupes au hasard des cours de la forteresse et de ses immenses casernements. On lui réservait toujours là le plus chaleureux accueil.

 

Les iris et l’oseille-aux -sorcières hérissaient déjà les fossés, les poulains et agneaux de printemps folâtraient dans les prés quand, la quinzaine achevée, le cortège royal reprit la route à destination d’Ero.

Pendant un certain temps, Korin et les Compagnons chevauchèrent aux côtés d’Erius, à disputer de fauconnerie tout en évoquant les plus beaux tableaux de chasse de leur séjour. Mais les pensées du roi devançaient déjà son retour dans la capitale, et il ne fut pas long à s’absorber dans le soin des affaires et à écouter, tout en allant, des scribes montés lui débiter force pétitions. Gagnés par l’ennui, les garçons finirent par le planter là en se laissant peu à peu distancer.

Du fond des rangs, derrière, une voix entonna une ballade que la colonne entière ne tarda guère à reprendre en chœur. Il s’agissait d’une très ancienne chanson qui remontait à l’époque de la Grande Guerre et où il était question d’un général mort en pleine victoire sur les nécromanciens de Plenimar. À peine éteinte la dernière strophe, on en vint à deviser de magie noire. Aucun des jeunes gens ne possédait la moindre connaissance sérieuse en telles matières, mais tous avaient été gorgés de contes épouvantables dont ils se firent part avec entrain.

« Je tiens de mon père une histoire que s’étaient transmise tous mes aïeux, dit Alben. L’un de nos ancêtres mena des troupes assaillir dans une île proche de Kouros la forteresse d’un nécromancien. Toute son enceinte était composée de cadavres de guerriers skaliens cloués comme des corbeaux. À l’intérieur même de la place, les grimoires étaient tous reliés en peau humaine. Les ceintures et les souliers des serviteurs étaient faits de même, et des crânes tenaient lieu de coupes. Nous en avons une dans notre trésor. Père estime qu’il aurait fallu exterminer les nécromanciens jusqu’au dernier quand nous en avions l’opportunité. »

Alors qu’ils ne l’avaient pas entrevu de toute la matinée, voilà que subitement Nyrin se trouva des leurs, chevauchant auprès de Korin. « Votre père parle sagement, Lord Alben. La nécromancie est profondément enracinée chez les Plenimariens, et voici qu’elle y redevient de plus en plus vigoureuse. Leur dieu noir exige dans ses temples de la chair et du sang innocents. Les prêtres en festoient, et les magiciens de là-bas utilisent les cadavres humains comme s’il ne s’agissait que de vulgaires carcasses de bétail, ainsi que vous venez précisément de le raconter. Ces pratiques immondes ont même trouvé des adeptes sur nos rivages, et certains de ceux qui portent les robes des Quatre s’adonnent clandestinement aux arts rouges. Autant de félons, chacun d’eux. À vous de vous montrer bien vigilants, les gars ; leur influence agit comme un chancre au cœur de Skala, et la mort est le seul traitement possible. Il faut les traquer sans relâche et les anéantir.

— Comme vous-même et vos Busards vous y employez, susurra Alben.

— Lèche-bottes ! » marmonna Lutha, quitte à s’affairer sur ses rênes quand les dures prunelles brunes du magicien fulgurèrent une seconde dans sa direction. « Les Busards ne sont ni plus ni moins que vous tous au service de Sa Majesté, répondit Nyrin en se touchant le front et le cœur. Les magiciens de Skala ont le devoir de défendre le trône contre ces félons putrides. »

Après qu’il eut repris les devants, Alben et Zusthra se répandirent en détails enthousiastes sur ce qu’ils avaient ouï dire du supplice infligé à ces fameux traîtres. « On les brûle vifs, confia Zusthra.

— Les prêtres, on se contente de les pendre, rectifia Alben. C’est aux magiciens qu’est réservée une magie spéciale.

— Comment cela se peut-il ? questionna Urmanis.

On ne doit attraper que les plus débiles. Il me semble que les plus solides n’ont qu’à recourir à leurs propres pouvoirs magiques pour se soustraire aux poursuites.

— Les Busards ont des trucs à eux, riposta Korin d’un ton suffisant. À ce que dit Père, Nyrin s’est vu doté d’une magie envoûtante grâce à une vision durant laquelle Illior lui a ordonné de purifier sa confrérie pour la sauvegarde du royaume. »

La nouvelle de la marche du roi courait devant eux, et chaque village s’était paré pour lui souhaiter un heureux retour. Des feux de joie flambaient au sommet des collines, et la foule qui bordait la route ovationnait le cortège en agitant la main. L’accueil fut en tous points semblable lorsqu’on atteignit Ero juste avant le crépuscule du second jour. La ville tout entière était embrasée d’illuminations, et la route du nord, hors les murs, encombrée sur un bon demi-mille par des masses de sympathisants.

Erius témoigna sa satisfaction d’un pareil accueil en les saluant d’un geste amical et en leur jetant des sesters d’or à pleines poignées. Une fois à la porte, il s’inclina devant les emblèmes divins qui la surmontaient puis dégaina l’épée et la brandit bien haut pour permettre à tous de la voir. « Au nom de Ghërilain et de Thelâtimos, mes ancêtres, et au nom de nos protecteurs, Sakor et Illior, je pénètre dans ma capitale. »

Ces simples mots suffirent à redoubler le vacarme, assourdissant déjà, des acclamations. Auxquelles répondirent en écho lointain, quand elles se furent éteintes, celles qu’on poussait sur le Palatin.

Au-delà du rempart, les rues étaient décorées de bannières, de fanions, de torches, et les citadins avaient jonché la rue de foin et d’herbes odoriférantes pour permettre au roi de fouler un sol plus moelleux. Des nuées d’encens s’élevaient en tourbillonnant de chaque carrefour où se dressaient un temple ou une chapelle. Les portes des boutiques et des habitations déversaient leur lot de badauds, des grappes de têtes se penchaient à toutes les fenêtres, les marchés étaient assiégés de gens qui interpellaient Erius en agitant tout ce qui leur tombait sous la main : chapeaux, mouchoirs, chiffons, manteaux.

« Est-ce que la guerre est finie ? criaient-ils. C’est pour de bon que vous rentrez  ? »

Ce fut pareil sur le Palatin. Revêtue de ses plus beaux atours, la noblesse se coudoyait tout le long de la voie royale, la submergeant sous des avalanches de fleurs et brandissant des oriflammes de soie rouge.

En arrivant dans les jardins du Palais Neuf, Erius mit pied à terre et se fraya passage au travers de la cohue joyeuse, serrant des mains ici, là baisant des joues. Les Compagnons et les officiers s’aventurèrent dans son sillage, et ils reçurent un accueil non moins tonitruant.

À la longue, ils finirent quand même par aborder le perron du palais, et la foule, au-delà, s’écarta devant eux tandis que le roi se dirigeait vers la salle d’audience.

Tobin n’y avait jusqu’alors mis les pieds qu’une seule fois, le lendemain même de son arrivée à Ero. En vrai péquenot qu’il était encore à l’époque, l’immensité du lieu, ses piliers énormes, le grandiose de ses fontaines, de ses vitraux multicolores et sa prodigieuse chapelle l’avaient abasourdi. En ce jour, à peine pouvait-il rien voir de tout cela, tant il y avait de monde dans les coursives.

Des phalanges de la Garde royale formaient le cordon entre les colonnes sculptées de dragons, ne laissant ouverte qu’une espèce d’allée rectiligne jusqu’à l’estrade. Les magiciens busards qui flanquaient l’escalier d’accès à cette dernière formaient comme un liséré blanc sur le fond rouge des uniformes portés par les gardes. Le lord Chancelier Hylus était campé au bas des marches en grande tenue. Après une profonde révérence à l’adresse d’Erius, il lui souhaita une bienvenue aussi solennelle que s’ils ne s’étaient pas vus à Atyion quelques jours à peine plus tôt.

Nyrin, les Compagnons et le reste de la suite immédiate du roi vinrent occuper leurs places respectives au premier rang devant l’estrade, mais Korin et Tobin y grimpèrent à la suite de Sa Majesté.

« Fais exactement comme moi, mais de l’autre côté », telles avaient été les instructions préalablement données à son jeune cousin par le prince héritier.

Sous la conduite de celui-ci, Tobin alla se planter derrière le trône et se mit au garde-à-vous, la main gauche sur la poignée de son épée, le poing droit plaqué contre son cœur.

Le manteau de cérémonie se trouvait toujours étalé sur le trône, comme il l’avait été tout au long de l’absence du roi, et la grande couronne cloutée de gemmes toujours posée sur le siège. Non pas rond mais carré, le bandeau de celle-ci affectait la forme d’une maison surmontée d’une flèche fantasmagorique à chacun des angles. Lorsque Erius atteignit le trône, des gentilshommes-écuyers vinrent la soulever avec des gestes déférents puis l’emportèrent sur un large coussin de velours. D’autres drapèrent le roi dans le manteau et le lui ajustèrent aux épaules avec des broches rutilantes de pierreries. Non sans un sursaut de déplaisir, Tobin s’aperçut que l’un de ces derniers n’était autre que Moriel. D’un air gourmé dans son tabard rouge, le Crapaud finit d’agrafer la broche et rejoignit sa place au bas des marches de l’estrade. Les Compagnons avaient pris position juste au-delà, et Ki décocha à Tobin un coup d’œil perplexe. L’autre horreur avait imperturbablement affecté de ne les voir ni l’un ni l’autre.

Erius fit face à la foule sur ces entrefaites et brandit à nouveau son épée. « Par le sang de mes ancêtres et par l’Épée de Ghërilain, je revendique ce trône pour mien ! »

Toute l’assistance, à l’exception des deux jeunes princes, tomba à genoux, le poing sur le cœur. Vu de la position qu’occupait Tobin, on aurait dit un champ d’avoine brusquement couché par un vent violent. Il éprouva un petit pincement de cœur douloureux. Quoi qu’aient pu dire de lui Lhel ou Arkoniel, Erius était un roi authentique, un guerrier.

Erius s’empara du trône et posa l’épée en travers de ses genoux.

« L’Épée de Ghërilain est revenue à Ero. Notre protecteur est de retour », annonça Hylus d’une voix singulièrement puissante pour un vieillard si frêle.

Les acclamations retentirent avec un tel fracas, cette fois, qu’elles se répercutèrent jusque dans la poitrine de Tobin. Il en ressentit une jubilation semblable à celle que lui avait procurée sa propre entrée à Atyion. Voilà ce que c’est que d’être roi, songea-t-il.

Ou reine.