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Arkoniel s’étira pour se dérouiller les épaules et s’approcha de la fenêtre du cabinet de travail. Déployant les lettres que lui avait apportées Koni le matin même, il entreprit de les relire plus posément.
Au-dehors, la lumière de l’après-midi déclinait rapidement. L’ombre de la tour s’allongeait comme un doigt crochu sur la neige toute neuve qui recouvrait la prairie. Exception faite du sillage baratté par les sabots du cheval de Koni, celle-ci avait la blancheur éclatante et lisse d’un drap de lit frais: aucun château de neige ne la hérissait au-delà des baraquements, aucune empreinte de pas n’y sinuait en direction de la rivière ou des bois.
Et l’écho d’aucun rire n’égayait non plus le silence du corridor, songea-t-il avec nostalgie. Jamais sa solitude n’avait été si totale. Il ne restait plus au manoir que Cuistote et Nari ; et ils cliquetaient aussi vainement là-dedans tous les trois que des dés au fond d’un cornet.
Avec un soupir, il se remit à sa lecture. Sa présence en ces lieux demeurant secrète, les lettres étaient prétendument adressées à Nari. Arkoniel lissa le parchemin de la première contre le rebord de la fenêtre, et son pouce s’attarda distraitement sur les aspérités du cachet rompu. Les deux garçons lui avaient écrit pour l’informer de la mort d’Orun. Iya les ayant devancés de quelques jours, la nouvelle n’en était plus une, mais les versions qu’ils en donnaient l’intéressaient au plus haut point.
Celle de Tobin était laconique : Orun avait succombé à une espèce d’attaque provoquée par sa fâcheuse révocation. Celle de Ki se révélait d’autant plus précieuse, en dépit du fait qu’il ne se trouvait pas sur place au moment des événements. Arkoniel ne put réprimer un sourire en dépliant la double page. Malgré les répugnances initiales de Ki pour l’apprentissage de l’écriture et un graphisme pas joli joli, la narration coulait de sa plume avec autant d’aisance que s’il la faisait de vive voix. Ses missives personnelles étaient toujours les plus détaillées. Ainsi évoquait-il, lui, les ecchymoses au cou de Tobin et le fait qu’on l’avait rapporté chez lui privé de connaissance. Le plus étrange étant ces quelques mots de conclusion :
Tobin en reste épouvantablement navré. Alors que le message d’Iya n’avait fait mention d’aucune espèce de regret, Arkoniel subodorait que la phrase était tout sauf une platitude désinvolte. Ki connaissait mieux que quiconque son Tobin, et il avait partagé l’insurmontable aversion que celui-ci portait à son gardien. Dès lors, pourquoi le petit prince se montrait-il aussi navré de la disparition d’Orun ?
Arkoniel replia la lettre de Tobin et la fourra dans sa manche avant d’aller retrouver Nari, mais il joignit celle de Ki à la pile impeccable qui se dressait sur l’écritoire de son bureau.
J’ai failli le tuer, mais je ne l’ai pas fait, se remémora-t-il comme il le faisait chaque fois qu’il grossissait d’une nouvelle lettre cette pile-là. Il ne savait trop pourquoi il les conservait ; peut-être afin de s’attester la vanité des cauchemars qui persistaient à l’obséder, cauchemars au cours desquels il n’hésitait pas à frapper, si bien que Ki ne se réveillait plus jamais.
Il refoula l’horrible souvenir et jeta un coup d’œil vers la fenêtre pour contrôler la marche du soleil. La veille, il s’était beaucoup trop attardé.
À son arrivée ici, le fort lui avait fait l’effet d’une tombe hantée par les vivants comme par les morts. Appuyé par Iya, il avait cajolé le duc pour le résoudre à des restaurations qui métamorphosent le vieux manoir délabré en une demeure digne de ce nom pour son fils, et elle l’avait été pendant un certain temps. Elle avait fini par devenir aussi celle d’Arkoniel, la première qu’il eût connue depuis qu’il avait quitté la maison paternelle.
Elle se délabrait de nouveau, désormais, retombait dans son abandon. Les tapisseries neuves et les plâtres peints présentaient déjà un aspect fané. L’argenterie, dans la grande salle, avait cessé de rutiler, faute de servir, et les araignées s’étaient retaillé leur royaume parmi les poutres. Par manque de feux réguliers dans la plupart des pièces, la baraque tout entière redevenait aussi glaciale, humide et lugubre qu’auparavant. On aurait juré que les deux gamins avaient emporté la vie même des aîtres dans leur paquetage.
Il retourna non sans soupirer vers son pupitre afin de compléter ses notes de la journée. Une fois ce journal de bord en sécurité sous triple verrou, il entreprit de ramasser toutes les épaves éparpillées par le naufrage de ses dernières tentatives.
Il avait presque terminé ses rangements quand quelque chose froufrouta vaguement dehors le long de sa porte, sans faire plus de bruit d’ailleurs que des moustaches de souris. Arkoniel retint sa respiration. La tige de verre qu’il était en train de nettoyer lui échappa des doigts et vola en éclats à ses pieds.
Un rat, c’est tout. Il est encore trop tôt. Des lueurs dorées s’attardaient dans l’azur à l’ouest. Elle ne descend jamais aussi tôt.
La chair de poule lui cloquait néanmoins les bras lorsque, ayant allumé une chandelle, il gagna sa porte à pas comptés. Sa main tremblait, et un ruisselet de cire bouillante dégoulina le long de ses doigts.
Il n ‘y a rien. Il n ‘y a rien, se ressassa-t-il comme un mioche dans les ténèbres.
Aussi longtemps que Tobin et les autres avaient occupé les étages inférieurs, il était vaille que vaille arrivé à tenir sa peur en échec, et ce lors même que le séjour inopiné de Bisir l’avait piégé dans son second durant des jours et des jours d’affilée. Dans la mesure où il y avait du monde dans la maison, les chuchotements presque imperceptibles qui lui parvenaient du corridor l’effaraient infiniment moins.
Mais à présent que le premier étage était entièrement désert, ses appartements personnels lui paraissaient beaucoup trop éloignés des cuisines bien chaudes où s’activait Cuistote, et beaucoup trop proches de la porte d’accès à la tour. On avait eu beau fermer cette porte à clef depuis sa mort, cela n’empêchait nullement l’esprit tourmenté d’Ariani de sortir errer sans relâche.
Arkoniel n’avait gravi qu’à deux reprises l’escalier de la tour depuis sa première rencontre avec le fantôme enragé de la malheureuse. Poussé par la curiosité comme par les remords, il s’y était d’abord risqué dès le lendemain du départ de Tobin pour Ero, mais en pure perte. Tout autant soulagé que frustré de n’avoir rien ressenti là-haut, il avait alors rassemblé son courage pour se contraindre à y retourner sur le coup de minuit - soit à l’heure même où Tobin l’y avait entraîné -, et, alors, il avait entendu gémir la princesse aussi distinctement que si elle se trouvait juste derrière lui. Écartelé entre la terreur et l’angoisse, il s’était enfui d’un trait jusqu’aux cuisines et y avait couché, la clef de la tour enserrée dans son poing comme un talisman. Quitte à la balancer à la rivière le lendemain matin puis à déménager sa chambre à coucher dans la salle de jeux du premier étage. Il aurait volontiers déplacé aussi son cabinet de travail, mais les meubles en étaient trop lourds, et puis descendre tous les bouquins et tous les instruments qu’il y avait amassés lui aurait pris le reste de l’hiver. Aussi avait-il finalement préféré se résigner à s’y tenir exclusivement durant les heures où l’éclairait la lumière du Jour.
Or, voilà qu’aujourd’hui il était ~encore resté trop longtemps dans le cabinet de travail… Après avoir pris une grande goulée d’air, il agrippa le loquet et ouvrit la porte.
Ariani se tenait au fond du corridor. Des larmes inondaient son visage ensanglanté, ses lèvres remuaient. Pétrifié sur le seuil, Arkoniel tendit désespérément l’oreille, mais elle n’émettait pas le moindre son. Elle avait eu beau l’attaquer, lors de leur première rencontre après sa mort, il s’imposa de patienter, dans l’espoir fou de finir par entendre ce qu’elle disait, de pouvoir répondre quelque chose. Mais elle fit alors un pas vers lui, les traits convulsés en un masque de vraie furie, et il sentit d’un seul coup tout son courage l’abandonner.
La flamme de la chandelle projeta des ombres burlesques tout autour de lui lorsqu’il prit ses jambes à son cou, puis elle s’éteignit. Les yeux écarquillés pour tenter de percer les ténèbres soudaines, il dévala quatre à quatre les escaliers, perdit l’équilibre avant d’avoir réussi à accommoder, foula le vide une seconde et, tombant pesamment, dégringola cul pardessus tête les dernières marches avant d’atterrir dans le halo bienvenu de lumière que diffusait au premier étage la lampe du corridor. Résistant à la tentation de jeter un coup d’œil en arrière, il se dépêcha de boiter jusqu’à l’escalier menant dans la grande salle.
Un de ces jours, il allait finir par se prendre lui-même pour un fantôme.