17

Le paysage qui s’étendait au nord d’Ero entremêlait depuis la côte jusqu’aux montagnes à peine discernables à l’ouest des moutonnements de forêts et de champs cultivés. Les arbres, s’avisa Ki, commençaient tout juste à bourgeonner, mais des crocus et des crêtes-de-coq émaillaient les labours et les fossés fangeux. Dans les villages que l’on traversait, les temples et les oratoires du bord de la route étaient décorés de guirlandes de ces deux fleurs à l’occasion de la Fête de Dalna.

Atyion ne se trouvant qu’au terme d’une longue chevauchée, les Compagnons et leur escorte tuaient le temps en se régalant mutuellement d’histoires et de chansons. Tobin allait de découverte en découverte dans les contrées que l’on parcourait, mais Ki connaissait déjà la route pour l’avoir empruntée jadis avec son père puis avec Iya quand la magicienne l’avait emmené vers le sud pour gagner le fort.

Au matin du second jour émergea devant eux un gigantesque chapelet d’îles qui formait comme une troupe déchiquetée d’énormes baleines éparses sur l’horizon. Lorsqu’on modéra l’allure afin de laisser reposer les chevaux, Porion, Tharin et le capitaine de Korin, un sombre seigneur aux traits hâlés du nom de Melnoth, trompèrent l’ennui du voyage en contant mille anecdotes sur leurs combats contre les pirates et les Plenimariens dans ces eaux-là, et ils évoquèrent l’île sacrée de Kouros où le premier des hiérophantes et son peuple avaient débarqué avant d’y installer leur cour.

« Là-bas, les gars, les pierres elles-mêmes suent la magie de façon sensible, affirma Porion. Mais une magie totalement étrangère aux Quatre.

— Tout ça parce que les Anciens gribouillaient leurs sortilèges un peu partout sur les rochers et en barbouillaient les cavernes en surplomb des vagues, ajouta Melnoth. Le hiérophante avait eu beau faire franchir la mer au culte des Quatre, jamais il ne réussit à déloger les antiques pouvoirs qui étaient et demeurent tapis là. Et voilà pourquoi, dit-on, son fils déménagea la cour à Benshâl.

— Des rêves bizarres m’y hantaient invariablement, lâcha Tharin d’un air pensif.

— Mais des marques semblables, il y en a bien tout le long de la côte sur les rochers, non ? demanda Korin. Les Anciens habitaient sur tout le pourtour de la mer Intérieure.

— Les Anciens ? finit par questionner Tobin.

— Les tribus des monts, comme on les appelle de nos jours, expliqua Porion. Une peuplade de petits noirauds qui pratiquent toujours les voies primitives de la nécromancie.

— Des voleurs de première, en plus ! ajouta l’un des gardes. Les honnêtes gens les traquaient jadis comme de la vermine.

— Oui, nous faisions ça, marmonna le vieux Laris, mais avec l’air de le déplorer.

— Du moment que ce qu’il en reste se cantonne dans les montagnes, ils ne risquent pas grand-chose », déclara Korin, d’un ton aussi faraud que si c’était lui qui les avait forcés à s’y réfugier.

D’autres y allèrent aussi de leurs racontars. Le peuple des monts sacrifiait des jouvenceaux et des mioches à sa déesse maléfique. En pleins champs, comme des bêtes, que ça copulait sous telle et telle lunes, et ça ne bouffait que de la viande crue. Leurs sorcières pouvaient se métamorphoser à volonté en fauves et en démons, vous frapper de démence et convoquer les morts.

Comprenant trop bien que c’étaient des congénères de Lhel qu’il était question, Tobin dut serrer les dents pour ne pas céder à la tentation de discuter quand certains des soldats les plus âgés se mirent, avec force sarcasmes et jurons, à jacasser d’envoûtements. Ki souffrait manifestement tout autant que lui d’entendre débiter ces sornettes infâmes ; à deux reprises, la sorcière lui avait sauvé la vie, et il l’aimait. Elle n’était à ses yeux qu’une guérisseuse experte au maniement des simples, et ils avaient tous deux trouvé en elle une amie pleine de sagesse.

Tobin ne pouvait néanmoins nier par-devers lui qu’elle avait recouru pour ses sortilèges à l’emploi du sang, ainsi que de petits bouts d’os de Frère. À présent qu’il y réfléchissait, cela pouvait effectivement passer pour de la nécromancie. Une image un peu floue lui fusa dans l’esprit. Celle d’une aiguille étincelant à la lueur du feu, tandis que les larmes sanglantes de Frère tombaient dans le vide. La cicatrice laissée par la liaison se mit à le démanger, et force lui fut de se gratter pour en apaiser le prurit.

« N’empêche qu’il y a des quantités d’excellentes familles skaliennes dont les membres se découvriraient de ce sang dans les veines, s’ils s’avisaient seulement de consulter là-dessus leurs aïeules, avançait cependant Tharin. Et pour ce qui est de cette fameuse magie, je me figure que j’en aurais moi-même volontiers fait tout l’usage possible s’il avait pris fantaisie à une meute d’étrangers de me déposséder de mes terres. Et vous auriez agi de même, tous tant que vous êtes. »

Si son intervention n’obtint que quelques hochements rétifs, elle lui valut en revanche la gratitude de Tobin. Lhel n’avait jamais dit que du bien de Tharin. Que penserait-il d’elle, lui ? s’interrogea le petit prince.

Peu à peu, la route se détourna des côtes vers l’intérieur, et la densité des bois où l’on s’enfonçait finit par étouffer la rumeur de la mer. Vers le milieu de l’après-midi, Tharin immobilisa le cortège en montrant du doigt deux piliers de granit qui flanquaient la route. Tout érodés et tapissés de mousse qu’ils étaient, Tobin parvint à y discerner les contours en creux, presque effacés, d’un chêne à la vaste membrure.

« Tu comprends ce que signifient ces bornes ? » lui demanda le capitaine.

Tobin exhiba le sceau de son père : le rouvre qui s’y déployait présentait le même aspect. « Elles marquent la frontière, n’est-ce pas ?

— Prends la tête et pénètre en tes terres, cousinet, lui dit Korin avec un grand sourire. Quant à vous autres, allez, un ban général pour Tobin, prince d’Ero, fils de Rhius et légitime Rejeton d’Atyion ! »

La troupe tout entière se mit à marteler ses boucliers tout en faisant retentir des acclamations lorsque Tobin relança Gosi d’une poussée. Il se fit l’effet d’un idiot, dans tout ce boucan. Surtout qu’au-delà des piliers se poursuivait de part et d’autre la même forêt drue qu’avant.

Quelques milles plus loin, cependant, les bois cédèrent la place à une vaste plaine découverte où la route multipliait les méandres en direction de la mer, au loin. En atteignant le sommet d’une côte, Korin tira sur les rênes et tendit l’index. « Et voilà, tu as sous les yeux le plus opulent des domaines en dehors d’Ero ! »

Tobin en resta bouche bée. « Tout ça, c’est… à moi ?

— Oui-da ! Ou le sera, de toute manière, à ta majorité. »

Dans le lointain s’apercevait une grande ville ancrée dans la boucle d’une rivière sinueuse qui se tortillait comme une couleuvre jusqu’à la mer. Parmi les cultures où s’entrelaçaient des murets de pierre s’ordonnaient de beaux corps de fermes. Dans certains enclos broutaient de-ci de-là des troupeaux de moutons et de grandes hardes de chevaux. D’autres délimitaient des labours et des vignes en plein bourgeonnement.

Mais Tobin n’avait d’yeux que pour la ville et pour le château qui surplombait de toute sa masse la plaine étalée le long de la rivière. De hautes courtines de pierre constellées de bastions circulaires et d’encorbellements d’où saillaient des hourdis de pierre et de bois les ceignaient tous deux du côté des terres. De forme carrée, le château lui-même était surmonté par deux grandes tours en grès brun rougeâtre. Presque aussi vaste que le Palais Neuf mais fortifié de façon bien plus impressionnante, il frappait de nanisme la ville en contrebas.

« C’est donc ça, Atyion  ? » souffla Tobin, époustouflé. Il avait eu beau s’en entendre vanter le grandiose et l’opulence prodigieux, l’absence totale de point de comparaison le lui avait fait tout bonnement imaginer comme une espèce d’agrandissement du fort de Bierfût.

« Je t’avais bien dit que c’était colossal », fit Ki. Tharin mit sa main en visière pour scruter les longues bannières qui flottaient au sommet des tours et sur le faîtage pointu des encorbellements. « Ce ne sont pas là tes couleurs.

— Je ne vois pas non plus celles de Père, ajouta Korin. Paraîtrait que nous arrivons à temps pour l’accueillir, somme toute. À toi de marcher devant, Tobin, et d’apprendre ton arrivée à ces flemmards obtus ! »

Pendant que les porte-étendards s’élançaient au triple galop dans les ornières et la gadoue pour annoncer les princes, les Compagnons suivirent à grand trot. Ovationnés par les fermiers et les meneurs de bestiaux qu’ils croisaient au passage, ils finirent par trouver les portes encombrées par des tas de gens accourus pour les saluer. En haut de la poterne figurait bien, fichée au bout d’une longue hampe, l’oriflamme de Tobin, mais il y en avait une seconde, au-dessous, celle, soleil d’or sur champ vert… - Tharin et lui la reconnurent instantanément -, celle de Solari. À un détail près, toutefois. Car l’emblème qui ornait l’extrémité de la hampe. était non pas le bandeau de bronze imparti aux lords, mais le croissant d’argent des ducs.

« M’a tout l’air que Père a déjà choisi le nouveau lord protecteur d’Atyion… , commenta Korin.

— Non sans une promotion à la clef, fit observer Tharin.

— Il était bien le vassal de ton père, n’est-ce pas, Tob  ? » reprit le prince héritier.

Tobin acquiesça d’un simple hochement de tête. « Eh bien, voilà qui vaut mieux que le prédécesseur ! s’exclama Tharin. Ton père en serait ravi. »

Tobin n’en était pas si sûr. Solari, c’est au fort qu’il l’avait vu pour la dernière fois, lorsqu’on y avait rapporté les cendres de Père. À l’instar de Lord Nyanis, ç’avait été l’un des hommes liges les plus dignes de confiance du duc Rhius. Seulement, le jour où il était venu prendre congé, Frère était apparu pour mettre en garde l’orphelin, tout bas, contre sa félonie…

Il vient de prédire au capitaine qui le seconde : « D’ici un an, c’est moi qui serai seigneur et maître d’Atyion »…

« C’est lui qui est seigneur et maître d’Atyion, maintenant ? demanda-t-il.

— Non, ce titre-là, c’est toi qui en as hérité de plein droit, lui assura Tharin. Mais Atyion n’en doit pas moins avoir un protecteur jusqu’à ce que tu aies l’âge d’en assumer toi-même la charge. »

Alertée par l’irruption des porte-étendards, une foule encore plus dense s’était massée sur la place du marché, par-delà les portes. Tout en se bousculant à qui mieux mieux pour essayer d’entr’apercevoir le fils de leur ancien duc, ils étaient là par centaines à rire et à brandir vers lui des mouchoirs et des morceaux de tissu bleu. Korin et les autres marquèrent un peu le pas pour mieux lui laisser prendre les devants. Le vacarme se rythma peu à peu, et la population se mit à scander son nom :

« To-bin ! To-bin ! To-bin ! »

Après avoir promené alentour un regard stupéfait, il finit par lever la main et par esquisser un geste hésitant. Les acclamations redoublèrent. Alors qu’ils n’avaient jamais posé les yeux sur lui, tous ces gens semblaient pourtant le connaître de vue et l’aimer déjà.

Son cœur se gonfla d’une fierté qu’il n’avait jamais éprouvée jusqu’alors. Tirant l’épée, il salua la foule. Celle-ci s’écarta pour lui laisser emprunter, dans le sillage de Tharin, la rue tortueuse et pavée qui conduisait au château.

Des gosses et des chiens gambadaient follement près de leurs montures, des femmes se penchaient aux fenêtres de chaque étage, agitant des écharpes en signe de bienvenue pour le cortège qui défilait en dessous. Un coup d’œil par-dessus l’épaule permit à Tobin de constater que Ki se montrait tout aussi radieux que si les lieux étaient sa propriété personnelle.

Leurs regards se croisèrent, et celui-ci lui brailla: « Hein, qu’est-ce que je t’avais dit ?

— Enfin chez soi ! » lança Tharin qui d’aventure avait surpris l’échange.

Tobin avait toujours considéré le fort comme son véritable chez lui, mais Tharin était né ici, et Père également. Eux deux, ç’étaient ces rues-ci qu’ils avaient parcourues à cheval ensemble, c’était le long de ces remparts et sur les berges de cette rivière-ci qu’ils avaient joué, tout comme dans le château dont se dressait là-haut la silhouette imposante.

Tobin retira de son col la bague et le sceau puis les enferma dans son poing, tout en imaginant Père amenant sa jeune épouse recevoir ici le même genre d’accueil. Mais au sentiment tout neuf de rentrer chez soi se mêlait déjà comme une mélancolie ; cette demeure aussi, il aurait dû y vivre…

La ville était propre et prospère. Les places de marché qu’ils traversèrent étaient bordées de boutiques et d’échoppes, et les immeubles de pierre et de bois se révélaient de belle facture et en excellent état. Il semblait en outre y avoir un peu partout des enclos peuplés de chevaux superbes.

On avait presque atteint l’enceinte du château quand Tobin s’avisa tout à coup qu’il n’avait pas vu de mendiants dans les rues, non plus que d’indices de peste.

Une large douve séparait la ville des murs du château. Le pont-levis se trouvait abaissé par-dessus, ils le franchirent et, après avoir enfilé la poterne au galop, pénétrèrent dans un baile immense.

À l’abri des courtines extérieures apparut là tout un petit village de baraquements, d’écuries, de chaumières, de forges et d’ateliers divers bien alignés en rangs.

« Lumière divine ! s’exclama Lutha. On pourrait fourrer dans un tel espace quasiment tout le Palatin ! »

Il s’y voyait encore de nouveaux enclos à chevaux, ainsi que des flopées de moutons, de chèvres et de pourceaux surveillées par des gosses qui gesticulèrent avec enthousiasme sur le passage de Tobin.

Des haies de soldats bordaient son chemin ; certains arboraient ses couleurs, d’autres celles de Solari. Ils braillaient son nom et celui de Korin, interpellaient Tharin et martelaient leurs boucliers avec leurs arcs et la garde de leurs épées tandis que le cortège défilait entre eux. Malgré tous ses efforts pour les dénombrer, Tobin y perdit sa peine. Ils étaient des centaines. Il eut néanmoins le plaisir de reconnaître certaines figures, de-ci de-là ; autant d’hommes qui avaient servi sous les ordres de Père.

« Pas trop tôt que t’as amené le prince à la maison ! » cria un vieux de la vieille à Tharin, tout en retenant au bout de sa chaîne un énorme vautre qui bondissait en aboyant avec fureur. Tobin eut comme l’impression que c’était à lui qu’en voulait précisément le monstre.

« T’avais promis que je le ferais tôt ou tard ! » riposta le capitaine en beuglant. Ce qui déclencha un tintamarre encore plus assourdissant.

Solari et une dame blonde guettaient leur venue, campés en haut du large perron d’accès au château.

Le héraut emboucha sa trompette et y souffla un appel strident puis cria d’une voix aussi forte que solennelle: « Salut à vous, Korin, fils d’Erius et prince royal de Skala, et à vous, prince Tobin, fils de Rhius et d’Ariani, Rejeton d’Atyion ! Le duc Solari, seigneur d’Evermere et de Belport et lord protecteur d’Atyion, et sa gente épouse la duchesse Savia vous souhaitent la très bienvenue. »

Tobin sauta à bas de sa selle et laissa ce fameux protecteur-là descendre jusqu’à lui. Les boucles et la barbe noire de Solari se montraient désormais plus largement saupoudrées de gris, mais ses traits rougeauds conservaient un air juvénile, nota-t-il, pendant que l’autre mettait un genou en terre et lui présentait son épée, garde en avant.

« Mon seigneur, c’est un immense honneur pour moi que de vous accueillir dans la demeure de votre père, la vôtre à présent Sa Majesté le roi Erius m’a nommé lord protecteur d’Atyion jusqu’à votre majorité. Je vous conjure humblement de m’accorder votre bénédiction. »

Tobin saisit la poignée de l’arme en fixant durement le faux-jeton droit dans les yeux. Mais, en dépit de l’avertissement de Frère, il ne discerna là que bienveillance et que respect. Après tout, Frère pouvait s’être trompé… , s’il n’avait tout simplement menti, comme dans le cas de Ki, pour semer la zizanie  ?

Face au sourire tendu vers lui, l’hypothèse que Frère avait tort lui parut préférable. « Je vous accorde ma bénédiction, duc Solari. Ce m’est un plaisir que de vous revoir. »

Solari se releva. « Que Votre Altesse me permette de Lui présenter ma femme. »

Lady Savia fit un plongeon vertigineux puis l’embrassa sur les deux joues. « Bienvenue chez vous, mon prince. Il y a si longtemps que je brûlais de vous connaître !

— Je présume que je manquerais à ma dignité si je t’attrapais pour te jucher sur mes épaules comme autrefois ? reprit le mari, ses yeux noirs pétillant de malice.

— Je crains que oui ! s’esclaffa Tobin. Permettez moi de vous présenter à mon royal cousin. Et vous vous rappelez mon écuyer, sieur Kirothius. »

Le duc serra la main de Ki. « Vous avez tellement grandi, tous les deux, que j’ai peine à vous reconnaître. Hé, mais voici Tharin aussi ! Comment va, vieil ami  ? Ça fait trop longtemps.

— En effet, trop longtemps.

— J’ai eu l’impression de me conduire comme un intrus, à me balader dans ces salles sans vous et Rhius. Mais à présent que son fils se trouve enfin ici, les choses et le monde commencent à recouvrer un semblant d’aplomb.

— Vous êtes là depuis longtemps  ? demanda Tharin.

Nous n’avons rien su de votre nomination.

— C’est avant que nous n’appareillions de Mycena que le roi m’a investi de cette charge, et puis il m’a expédié en avant-coureur apprêter la maison pour la visite du prince Tobin et en prévision de sa propre arrivée.

— Et Lord Nyanis, il va bien ? » s’enquit Tobin.

De tous les généraux de Père, c’était celui qu’il aimait le mieux. Il ne l’avait pas revu non plus depuis la fatale journée de Bierfût.

« Pour autant que je sache, mon prince. J’en suis sans nouvelles, autrement. » Il leur fit gravir le perron. « J’ai passé cette dernière année tout entière aux côtés de Sa Majesté dans le camp royal. Nyanis doit pour sa part demeurer retranché avec le général Rynar au-dessus de Nanta jusqu’à ce que nous sachions à quoi nous en tenir sur la validité de la trêve. »

Comme on allait franchir l’arceau du porche, le panneau sculpté qui surmontait les portes attira l’œil de Tobin ; il représentait un poing gantelé brandissant l’épée de Sakor ceinte de guirlandes. Il toucha son cœur et sa garde en passant dessous, et Korin fit de même. Mais Tharin, que la vue de l’emblème avait déjà renfrogné, fut loin de se dérider quand un individu basané et trapu que sa longue tunique et sa chaîne d’argent révélaient être un intendant se fendit d’une profonde révérence à leur entrée.

« Où est donc Hakoné  ? demanda-t-il à Solari.

— Hélas pour ce pauvre vieux, sa santé de plus en plus précaire a fini par l’empêcher de remplir ses fonctions, répondit celui-ci. Orun l’avait remplacé par un bigleux de son cru, mais je m’en suis débarrassé dare-dare, et j’ai pris la liberté de confier le poste à Eponis, en qui j’ai toute confiance et qui appartient à ma propre maisonnée.

— Comme celle de faire flotter vos propres couleurs sur la forteresse, observa crûment Tharin. À son arrivée, le prince Tobin a cru un moment qu’il s’était trompé de demeure.

— La faute en est à moi, Votre Altesse, gargouilla Eponis en se fendant d’une nouvelle révérence à Tobin. Je vais y faire remédier sur-le-champ.

— Merci », fit Tobin.

Les Solari leur firent traverser une pièce de réception où l’encens brûlait à vous entêter devant un oratoire domestique aussi vaste qu’une boutique. Un chat noir était assis devant, qui, la queue lovée autour de ses pattes, darda sur eux des prunelles semblables à deux pièces d’or. Une vieille lice à museau gris reposait amicalement à ses côtés, mais l’approche de Tobin la fit aussitôt se dresser sur ses membres raides et s’esquiver, l’échine basse, tandis que le chat se contenta de lui décocher un clin d’œil placide avant de se remettre à la toilette de son museau.

Par-delà s’ouvrit une galerie à colonnes qui aboutissait dans la grande salle. En découvrant les splendeurs de celle-ci, Tobin eut le souffle coupé.

En dépit des flots de lumière éclatante que le plein midi déversait par les baies percées tout en haut des murs, les croisées d’ogives se perdaient dans l’ombre. Les alignements de piliers qui portaient la voûte laissaient entrevoir des chambres latérales. Le sol était marqueté de briques de couleurs serties en motifs zigzagants, et d’immenses tapisseries revêtaient les parois. De quelque côté qu’il portât ses regards, l’or et l’argent semblaient se complaire à l’éblouir : vaisselle plate exhibée sur de grands dressoirs, boucliers et autres trophées de guerre accrochés aux piliers, statues… , cependant que des vases et des coupes aux formes gracieuses s’alignaient sur les étagères d’une bonne douzaine de longs buffets. Une escouade de domestiques en livrée bleue campait au milieu de la pièce. Sous une table dressée à proximité se prélassait une chatte blanche, tétée par une portée de chatons jaunes et blancs. Tout au bout de la salle batifolaient en se roulant par jeu deux autres chats, l’un noir et blanc, l’autre zébré de jaune. Installé parmi l’argenterie d’une crédence voisine, un énorme matou noir flammé de blanc sur la poitrine se léchait une patte arrière. Jamais Tobin n’avait vu pareille profusion de chats dans un intérieur. Atyion devait être infesté de souris, pour avoir besoin d’en héberger autant…

En entendant Tharin pouffer dans sa barbe auprès de lui, Tobin se rendit compte qu’il se montrait pantois comme le dernier des manants. Il n’était d’ailleurs pas le seul.

« Flamme divine ! » s’étrangla Lutha, sans parvenir à proférer un mot de plus. Même Alben et ses petits copains en demeuraient babas.

« J’ai assigné des serviteurs à chacun des Compagnons, puisque aucun d’entre vous n’est familier des aîtres, annonça Eponis. Il est facile de s’égarer, si l’on ne connaît pas tous les tours et détours.

— Tu parles ! s’exclama Lutha, ce qui suscita l’hilarité générale.

— Sieur Tharin peut me servir de guide, à moi, déclara Tobin, qui tenait à l’avoir en permanence à portée de main.

— Vos désirs sont des ordres, mon prince.

— Des nouvelles de mon père ? demanda Korin.

— Il devrait nous arriver demain, Votre Altesse, répondit Solari. Tout est prêt pour le recevoir. » Il se tourna vers Tobin et sourit. « Les domestiques vont vous mener à vos appartements, si vous souhaitez prendre un peu de repos. Mais peut-être vous plairait il de faire d’abord un petit tour de votre château  ? » Votre château. Tobin ne put s’empêcher de rayonner. « Oh, ça oui ! »

 

Ils passèrent l’après-midi en explorations, sous la conduite du protecteur et de Tharin. Les principaux quartiers d’habitation occupaient la première des tours et l’aile qui, bordée par les jardins, la reliait à la seconde. Laquelle servait de forteresse, de grenier, d’armurerie et de trésor. Tobin fut abasourdi d’apprendre qu’elle était susceptible de loger une armée de plusieurs milliers d’hommes en période de siège.

Parallèle à la précédente, une autre aile fermait le rectangle intérieur et abritait la domesticité, les cuisines, les lieux dévolus au brassage de la bière, au blanchissage et aux activités diverses de la maisonnée. Une vaste salle recelait des nuées de tisserands dont les métiers cliquetaient sans trêve ; dans la pièce contiguë, des dizaines de femmes et de jeunes filles assises côte à côte chantaient en filant sur leurs rouets la laine et le lin destinés à ceux-ci.

Dans l’espace délimité par l’ensemble des bâtiments s’étendaient d’immenses jardins peuplés de bosquets d’où émergeait l’élégante architecture d’un petit temple consacré à Illior et Sakor. Les étages supérieurs de la tour seigneuriale ouvraient directement dessus par des galeries en arcades.

Tobin et sa cohorte avaient les pieds fourbus et les yeux vannés quand Solari les abandonna dans leurs appartements respectifs pour aller veiller aux préparatifs du festin du soir.

Situées à l’étage supérieur de l’aile royale, les chambres des Compagnons donnaient sur une galerie haute d’où l’on dominait les jardins. Tobin et Korin avaient chacun la sienne, les autres se trouvant répartis entre deux vastes dortoirs d’hôtes.

Une fois seul avec Tharin et Ki, Tobin, le cœur battant plus fort, jeta un coup d’œil circulaire sur celle qui lui était échue. Elle avait manifestement appartenu à quelque adolescent de sa parenté. Les tentures du lit étaient décorées de coursiers galopants, et les murs tapissés d’armes et de boucliers. Sur un coffre se trouvaient soigneusement disposés des jouets: un vaisseau miniature, un cheval sur roues, une épée de bois.

« Ils sont absolument identiques à ceux que Père m’avait offerts ! » Du coup, son cœur manqua s’arrêter. « C’étaient les siens, ceux-ci, n’est-ce pas ? Nous sommes dans la chambre de Père, hein  ?

— Oui. Nous y avons couché tous les deux jusqu’à… » Tharin s’interrompit pour se racler vigoureusement la gorge. « Elle aurait été la tienne. Aurait dû l’être. »

C’est juste sur ces entrefaites qu’une femme s’encadra sur le seuil. Sa tenue était celle d’une dame de la cour, et ses cheveux d’or pâli lui faisaient comme une couronne de nattes. Une chaîne d’or à laquelle était suspendu un copieux trousseau de clefs lui ceignait la taille. Elle était escortée d’un matou jaune tout couturé de balafres belliqueuses qui vint d’un pas nonchalant flairer les bottes de Tobin.

Malgré ses traits ridés qui trahissaient son âge, elle se tenait aussi droite qu’un guerrier, et la joie illuminait ses prunelles pâles quand, mettant avec une grâce exquise un genou en terre devant Tobin, elle lui baisa la main. « Bienvenue chez vous, mon prince. » Le chat se dressa sur ses pattes arrière et taquina leurs mains de sa tête à demi pelée.

« Je vous remercie, Dame », répondit Tobin, non sans se demander qui elle pouvait bien être. Son visage lui disait vaguement quelque chose, encore qu’il fût certain de la voir pour la première fois de sa vie. Mais Tharin étant là-dessus venu se planter auprès d’elle, il s’aperçut qu’ils avaient les mêmes yeux clairs, la même couleur de cheveux, le même nez droit et fort.

« Permettez-moi de vous présenter ma tante Lytia, dit le capitaine en réprimant du mieux qu’il pouvait l’envie de rire évidente que lui donnait la mine ahurie du petit. Il doit encore me rôder également dans le coin une petite pincée de cousins, m’est avis. »

Lytia opina du chef. « Grannia, qui règne sur les garde-manger, et Oril, qui est désormais Grand Écuyer. J’ai été pour ma part dame d’honneur de votre grand-mère, mon prince, ainsi que de votre mère, à l’époque où elle habitait ici. Après quoi votre père m’a confié la garde des clefs. J’ose espérer que vous voudrez bien accepter mes services  ?

— Bien entendu ! répliqua Tobin sans cesser de les dévisager tous deux tour à tour.

— Soyez-en remercié, mon prince. » Elle abaissa les yeux vers le chat qui, tout en se lovant autour des chevilles de Tobin, ronronnait bruyamment. « Quant à ce grossier personnage, c’est master Queue-tigrée, ratier-chef d’Atyion !. Il reconnaît le maître de la maison, à ce que je vois. Il ne prodigue pas volontiers ses faveurs, sauf à moi-même et à Hakoné, mais il ne fait aucun doute qu’il s’est entiché de votre personne. » Tobin s’agenouilla pour caresser précautionneusement le dos rayé du chat, qu’il s’attendait à voir se rebiffer contre lui comme le faisaient tous les chiens. Au lieu de quoi Queue-tigrée lui fourra sous le menton son museau moustachu et exigea d’être pris dans ses bras en titillant le tissu de sa manche avec ses longues griffes acérées. Aussi vigoureux que pesant, il avait des doigts supplémentaires aux quatre pattes.

« Regardez-moi ça ! s’écria Tobin, au comble du ravissement, Sept doigts ! J’en plains le rat qui passe à sa portée… » Les chats qu’il avait pu voir jusqu’alors dans les granges et les écuries étaient de vrais sauvages et vous crachaient des tas de trucs. « Et puis voyez, ce doit être un valeureux guerrier, il n’a reçu de blessures que par-devant. J’accepte également vos services, master Queue-tigrée.

— Il est une autre pièce que le prince devrait absolument voir, Tharin, murmura Lytia. J’ai prié Lord Solari de nous laisser le soin de la lui montrer.

— De quelle pièce s’agit-il ? demanda Tobin.

— De la chambre de vos parents, mon prince. Elle a été maintenue dans l’état même où elle se trouvait lorsqu’ils l’ont quittée. Je me suis dit que vous aimeriez la voir. »

Le cœur de Tobin lui martela douloureusement les côtes. « Oui, je vous en saurais gré. Viens toi aussi, Ki », reprit-il en voyant que son ami demeurait en arrière.

Étreignant toujours le lourd matou contre sa poitrine, il longea le corridor sur les talons de Tharin et de Lytia jusque devant une large porte toute ciselée d’arbres fruitiers et d’oiseaux à longues queues flottantes. Dame Lytia prit une des clefs du trousseau puis fit jouer la serrure.

Le vantail pivota sur une pièce magnifiquement aménagée que baignaient les derniers feux de l’après- midi. Les courtines du lit, bleu sombre, étaient brodées de couples de cygnes blancs en vol, thème que reprenaient en écho les tapisseries recouvrant les murs. Une grande baie permettait d’accéder au balcon d’où l’on surplombait les jardins. Quelqu’un avait tout récemment fait brûler dans la chambre de la cire d’abeille mêlée d’encens. Tobin n’en perçut pas moins les relents sous-jacents de renfermé qu’exhalent les lieux inhabités depuis bien longtemps, mais ceux-ci ne rappelaient nullement les remugles de lèpre et de moisissure qu’il avait pu connaître au fort. Ici, rien n’évoquait non plus la désolation des pièces à demi démeublées de la maison d’Ero. On avait pris le plus grand soin des lieux où il se trouvait, autant de soin que si leurs occupants devaient revenir bientôt.

Des quantités de boîtes et de coffrets fantaisie formaient un charmant désordre sur une coiffeuse, et tout ce qu’il faut pour écrire attendait sur le secrétaire installé devant l’une des hautes fenêtres à meneaux. Des hanaps bariolés d’émaux s’alignaient sur une console à l’autre extrémité de la pièce et là-bas, près de la cheminée, des figurines d’ivoire sculpté patientaient sur leur échiquier rutilant.

Après qu’il l’eut déposé à terre, Queue-tigrée s’attacha à ses pas tandis qu’il faisait le tour de la chambre, touchant ici les tentures du lit, prélevant là une pièce du jeu, caressant ailleurs du bout du doigt les incrustations du couvercle d’un coffret à bijoux. L’envie le taraudait de découvrir ici quelque écho de Père, mais il était par trop conscient d’être au centre de tous les regards.

« Merci de m’avoir montré », dit-il enfin.

Lytia lui adressa un sourire compréhensif tout en lui glissant la clef dans la paume et reployant ses doigts dessus. « Tout ceci est à vous, maintenant. Venez ici autant qu’il vous plaira. On y tiendra les choses toujours prêtes à vous accueillir. »

Sur ce, rien qu’à la façon dont elle pressa doucement sa main, il devina qu’elle savait de quoi il était en quête, et qu’il ne l’avait pas trouvé.