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En rejoignant les Compagnons, le matin suivant, les deux gamins se retrouvèrent en dépit d’eux le centre d’insatiables curiosités. Korin et les autres se seraient volontiers fait raconter trois fois de suite et de bout en bout durant la course du matin toute cette maudite histoire si maître Porion n’avait finalement brandi la menace de les envoyer décrotter les écuries s’ils ne fichaient pas la paix à Tobin.

Au fur et à mesure que s’écoulait la journée, toutefois, ses menaces elles-mêmes se révélèrent insuffisantes pour interrompre les chuchotements et les mines écarquillées des questionneurs. Tandis que l’on stationnait en soufflant sur ses doigts frigorifiés tout autour des lices de tir à l’arc, chacun brûlait de savoir à quoi ressemblait la gueule d’Orun au moment de sa mort. Quel genre de glouglous il faisait. S’il pissait le sang. Après avoir fourni tout ce qu’il pouvait de détails, Tobin fut fort aise d’entendre finalement Ki promettre d’assommer le prochain qui s’aviserait de lui casser les pieds.

La nouvelle ayant fait le tour du Palatin comme une traînée de poudre, Tobin se vit durant les quelques jours suivants la cible de tous les regards. Sur son passage, les domestiques aussi bien que les courtisans se mettaient à chuinter sous main. Aussi se claquemura-t-il le plus possible avec Ki dans ses appartements, quitte à filer parfois se réfugier carrément chez lui.

Comme il arrive cependant de la plupart des commérages, on eut bientôt épuisé cette friande affaire, et moins de huit jours plus tard, la voracité des curieux s’était déjà jetée sur des scandales frais. Si bien que lorsqu’un soir, au cours du dîner, Caliel le défia de disputer une partie de bakshi contre lui, Tobin laissa Ki remplir ses tâches avec les autres officiers de bouche et partit chercher dans sa chambre les pions de pierre.

Il atteignait presque sa porte quand Lady Una surgit tout à coup des ténèbres d’une pièce vacante en face, dans le corridor. Juste surpris d’abord, il fut littéralement suffoqué lorsque la jeune fille d’ordinaire si réservée lui saisit la main pour l’entraîner chez lui. Baldus et Molay s’étant absentés pour aller dîner aux cuisines, il se retrouva là seul avec elle.

Elle referma soigneusement la porte puis le dévisagea, muette, un bon moment. Ses yeux bruns brillaient d’un étrange éclat.

« Qu’y a-t-il ? finit-il par s’enquérir, on ne peut plus perplexe.

— Est-ce vrai ? questionna-t-elle.

— Vrai… , vrai quoi ?

— La rumeur circule qu’avant de mourir, Lord Orun a prétendu te contraindre à choisir un autre écuyer, et que… eh bien… » Elle piqua un fard époustouflant mais sans cesser de le fixer droit dans les yeux. « Il y a des gens pour prétendre que c’est moi que tu as nommée ! »

Tobin ne put s’empêcher de ciller. Il n’avait prononcé son nom que pour faire enrager Orun mais l’avait complètement oublié depuis. Bisir avait dû surprendre ce détail de leur entretien puis le colporter…

Il se serait volontiers englouti dans le sol quand, lui serrant de nouveau la main, elle la plaqua contre son corsage. « Est-ce vrai, prince Tobin ? Avez-vous vraiment avancé ma candidature pour entrer dans les Compagnons  ? »

Il répondit tant bien que mal par un simulacre de hochement, et elle lui étreignit la main plus fort encore, tout en le fixant ardemment. « Et vous parliez sérieusement ?

— Eh bien… » Il hésita, il répugnait à lui mentir. « Je crois que tu ferais un écuyer distingué », réussit il à proférer, se résignant à une demi-vérité. Il souhaitait la voir libérer sa main. « S’il était possible aux filles d’être écuyers, tu serais un bon écuyer.

— C’est trop injuste ! se récria-t-elle, l’œil flamboyant d’une passion qu’il ne lui avait jamais vue. À Skala, les femmes ont toujours été des guerriers ! Ki m’a conté des tas de choses à propos de sa sœur, Ahra. Elle est bien le guerrier authentique qu’il m’a décrit, n’est-ce pas ?

— Oh, ça oui ! » Il ne l’avait rencontrée qu’une seule fois, mais elle lui avait enseigné deux ou trois trucs de première bourre pour le combat au corps à corps. Il était tout prêt à miser sur elle contre la plupart des hommes, en duel.

« C’est une injustice tellement criante ! » Relâchant enfin la main de Tobin, elle se croisa les bras, fronça les sourcils. « Si je n’étais pas de si noble naissance, je pourrais m’engager, comme elle l’a fait. Ma grand-mère était général, tu sais ? Elle est morte en brave pour la défense de la reine. Et je vais te confier un secret, tiens… , fit-elle en se penchant à nouveau de manière alarmante pour le lui souffler à l’oreille. Il lui arrive de me rendre visite, en rêve, montée sur un énorme destrier blanc. Et puis je possède aussi son épée. C’est Mère qui me l’a donnée. Mais Père se refuse à me laisser m’exercer avec un maître d’armes digne de ce nom. Il ne veut même pas entendre parler d’escrime au fleuret. N’empêche qu’un jour, s’il m’était seulement possible d’apprendre… » Elle s’arrêta pile, puis lui adressa un petit sourire gêné. « Je suis confuse. Je me conduis comme une idiote, hein ?

— Pas du tout ! Je t’ai vue tirer, aux lices. Tu es aussi adroite à l’arc que n’importe lequel d’entre nous. Et tu montes comme un vrai soldat. Même maître Porion en est convenu.

— Vraiment ? » Elle s’illumina littéralement. « L’ennui, c’est que tout cela ne sert à rien si l’on ne sait pas manier l’épée. J’en suis réduite à me gorger de traités théoriques et, pour la pratique, à picorer de-ci de-là ce que je peux attraper en vous regardant vous entraîner, vous autres, les garçons. Il y a des fois, j’en crèverais de jalousie… Quelle calamité ç’a été pour moi, de naître une fille, alors que j’étais faite pour être un garçon ! »

La réflexion frappa Tobin d’une façon dont il ne comprit pas toute la portée, et c’est à l’étourdie qu’il répondit: « Je pourrais t’apprendre…

— Tu ferais ça  ? Tu ne le dis pas juste par gentillesse, ou pour me taquiner, comme le font les autres ? »

À peine la proposition lui avait-elle échappé qu’il aurait tout donné pour la retirer, mais il n’en eut pas le courage, rien qu’à voir la manière qu’elle avait de le considérer. « Non, je t’apprendrai. Ki aussi. Pourvu simplement que personne n’en sache rien. »

Sans préavis, Una s’inclina vers lui et l’embrassa carrément sur la bouche, mais d’un baiser si vif et si maladroit que Tobin en eut l’intérieur de la lèvre meurtri par ses dents. Il n’eut pas le temps de s’en remettre qu’elle avait déjà pris la fuite, le plantant là, stupide et rougissant, près de la porte ouverte.

« Par les couilles à Bilairy ! maugréa-t-il, le goût du sang sur les papilles. Qu’ai-je donc fait pour me valoir ça  ? »

Comme par un fait exprès, il se trouva d’aventure qu’Al ben et Quirion passaient au même instant par là.

Naturellement ! songea Tobin. Quirion collait comme une merde de chien aux semelles de son aîné. « T’as un problème ? fit Alben d’une voix traînante.

Elle t’a mordu ? »

Rageusement, Tobin les écarta d’un mouvement d’épaules et, sans plus se souvenir des pions de bakshi qu’il était venu prendre, s’éloigna dans le corridor.

« T’as un problème  ? lui décocha Quirion dans le dos. C’est être embrassé par les filles que t’aimes pas ? »

En virevoltant pour lui lancer une réplique de son cru, Tobin s’emmêla les pieds et se rattrapa tant bien que mal à l’une des tapisseries qui ornaient les murs. La tringle qui la supportait cassa net, et tout le foutu machin poussiéreux s’effondra sur sa propre chute comme une tente mal arrimée. Les deux autres se mirent à hurler de rire.

« Sang, mon sang. Chair, ma… », murmura Tobin avant de se plaquer une main sur la bouche. Tandis que les éclats de rire des autres salopards s’estompaient peu à peu vers le fond du couloir, lui demeura prostré sur place, horrifié de ce qu’il avait bien failli faire. Tout en s’étreignant à deux bras dans le noir qui puait le moisi, il farfouilla pour la centième fois dans ses souvenirs. Est-ce que, d’une manière ou d’une autre, il n’avait pas, en définitive, appelé Frère à la rescousse contre Orun  ?

 

Son aventure avec Una, c’est au coin du feu, le lendemain, dans la chambre du capitaine, qu’il en fit part à Tharin et Ki, non sans garder par-devers lui le déplaisant épisode qui s’était ensuivi avec Alben. Mais il n’apprécia qu’à demi la crise d’hilarité que déchaîna finalement sa confidence.

« Mais quel nigaud tu fais, Tob ! s’étouffa Ki.

Enfin… , Una s’est coiffée de toi dès notre arrivée à Ero !

— De moi ?

— De toi, oui. Tu ne comptes quand même pas me faire avaler que tu n’as jamais remarqué qu’elle n’arrêtait pas de te dévorer des yeux  ?

— Même moi, je m’en suis douté ! dit Tharin, entre deux gloussements. Mais elle est une… rien qu’une fillette !

— Enfin quoi, tu désires bien les filles, non ? » s’esclaffa Ki, se faisant ingénument l’écho des insinuations vachardes de Quirion.

Tobin s’abîma dans la contemplation renfrognée de ses bottes. « Je n’éprouve aucun désir pour qui que ce soit.

— Fiche-lui la paix, Ki, repartit Tharin. Il est encore jeune et sans expérience de la gaudriole. J’étais tout à fait pareil, à son âge. Pour croiser ce fer-là, du moins ! » Sa physionomie redevint sérieuse. « Elle l’a bien dit elle-même ; le duc Sarvoi, son père, est tout sauf partisan des anciens usages, et il n’est pas homme à se laisser monter sur les pieds. Elle fera mieux de s’en tenir au tir à l’arc et à l’équitation. »

Tobin hocha la tête, encore que la désapprobation du père l’effarât infiniment moins que l’intérêt marqué de la fille. Il avait encore la lèvre tout endolorie par le baiser qu’elle lui avait dérobé.

« De toute façon, tu risques de réagir tout autrement dans un an ou deux, poursuivit Tharin. La puissance de sa famille fait d’elle un beau parti. Et c’est un joli brin de fille, aussi.

— Ah, pour ça, oui ! approuva chaudement Ki. Si je pouvais me figurer qu’elle daigne abaisser les yeux deux fois de suite sur un modeste écuyer, je ne serais vraiment pas fâché de me retrouver à ta place… »

En l’entendant s’échauffer tout à coup de la sorte et en lui voyant ce sourire mélancolique, Tobin sentit son ventre se serrer comme s’il avait avalé quelque chose d’amer.

Qu’est-ce que ça peut me fiche qu’il la désire ?

Mais il ne s’en fichait pas. « En tout cas, c’est par pure gentillesse que j’ai parlé comme je l’ai fait, grommela t-il. Elle a déjà dû oublier ma promesse.

— Pas son genre à elle, dit Ki. J’ai bien vu, moi, de quel œil elle nous regarde… »

Tharin hocha la tête. « Ce qu’elle t’a raconté de sa grand-mère est parfaitement vrai. Le général Elthia valait n’importe quel homme sur le champ de bataille, et elle se montrait également un stratège astucieux. Ton père en avait une très haute opinion. Ouais, tout bien réfléchi, je retrouve un rien de la vieille guerrière dans la jeune Una. Là qu’est l’ennui, avec les nouveaux usages. Le sang des héros coule dans les veines de beaucoup trop de filles, et on a beau les affubler de jupes et les séquestrer au foyer, les hauts faits de l’histoire n’en verdoient pas moins dans leur cœur.

— Pas étonnant qu’Una soit jalouse d’un simple soldat comme Ahra, fit Ki.

— En effet. À ceci près que je vois mal Erius tolérer beaucoup plus longtemps ce genre de situation. Et où iront-elles toutes, une fois limogées ?

— Vous voulez dire qu’il y en a des quantités ? Des femmes guerriers ? demanda Tobin.

— Oui. Rappelle-toi seulement la vieille Cuistote.

— ou plutôt le sergent Catilan, comme on l’appelait autrefois -, condamnée depuis tant d’années à travailler dans les cuisines de ton père. Erius en a forcé des flopées d’autres du même âge à prendre leur retraite. Elle était trop loyale pour discuter, mais cela blesse encore sa fierté. Des comme elle, il y en a des centaines et des centaines, éparpillées dans tout le pays. Voire davantage. »

Tout en fixant la flambée dans l’âtre, Tobin imagina une armée tout entière de ces femmes guerriers rebutées qui chevauchaient comme des fantômes à une distance inconnue. Et cette idée lui fit froid dans le dos.