5
L’arrivée d’un vent chaud qui soufflait du sud mit fin à l’exil de Tobin dans les premiers jours de Cinrin. Les pluies du milieu de l’hiver firent fondre les congères comme des pains de sucre. Les fortins de neige s’écroulèrent, et les bonshommes de neige de leur garnison s’affalèrent, éparpillés comme autant de cadavres grêlés de petite vérole, abattus par le fléau du redoux.
Deux jours plus tard survint une estafette royale qui apportait, avec une lettre de Korin, de nouvelles sommations virulentes de Lord Oron.
« Cette fois, ça y est. » À la suite de Tobin, Ki en fit la lecture à haute voix pour Tharin et les autres groupés tout autour du feu.
Si le teint de Bisir s’était coloré durant son séjour involontaire et si son caractère était devenu plus expansif, voilà qu’il avait à nouveau son pauvre petit air de lièvre apeuré. « Et de moi, est-ce qu’il ne dit rien ?
— Ne t’inquiète pas des réactions d’Orun, le rassura Tobin. Ce n’est pas ta faute si la neige t’a bloqué ici. Il ne peut quand même pas te faire grief des intempéries. »
Bisir secoua la tête. « N’empêche qu’il le fera.
— Nous nous mettrons en route demain dès le point du jour, intervint Tharin, que cette perspective enchantait, manifestement, autant que le valet de chambre. Nari, veille à faire emballer d’ici là toutes leurs affaires.
— Évidemment ! » jappa-t-elle d’un air offensé, mais Tobin la surprit à s’essuyer les yeux avec un pan de son tablier tandis qu’elle grimpait au premier étage.
Cuistote s’était fendue d’un excellent dîner d’adieux, ce soir-là, mais personne n’avait très faim.
« Vous venez toujours avec moi, n’est-ce pas, Iya ? demanda Tobin en faisant faire à un morceau d’agneau le tour complet de son écuelle.
— Vous ne pourriez pas servir à Tobin de magicien de cour, le cas échéant ? suggéra Ki.
— Je doute que le roi goûterait fort cela, répliqua t-elle. Mais je viendrai quand même faire un petit séjour là-bas, juste histoire de voir dans quel sens le vent souffle. »
Tobin avait le cœur lourd, le lendemain matin, pendant que Ki et lui s’habillaient à la lueur d’une chandelle. Il ne se sentit aucun appétit pour déjeuner, une boule obstruait sa gorge, et une autre lui pesait comme une pierre au creux de l’estomac. Loin de jaser comme d’habitude, Ki réduisit même ses adieux à quelques mots hâtifs quand sonna l’heure du départ. Bisir affichait une mine carrément lugubre.
Le lever du jour s’annonça pluvieux et froid lorsqu’ils traversèrent Bierfût. Tournées en fondrières et bourbiers gluants, les routes imposaient de n’aller qu’au pas. La pluie se mit à les fustiger par rafales aussitôt qu’ils amorcèrent, parmi les collines boisées, la descente vers le plateau découvert qui ondulait au loin. En ce dernier mois de l’année, le crépuscule survenait tôt. Ils passèrent la nuit dans une auberge en bord de route et ne parvinrent en vue de la côte que le lendemain vers midi. Le ciel était d’un gris de fer, la mer et la rivière se détachaient en noir sur le brun hivernal des champs. Même Ero, perchée sur sa haute colline, présentait l’aspect d’une ville en cendres.
Ils forcèrent leurs montures à prendre le galop pour parcourir les quelques derniers milles, et l’âpre senteur de la mer leur sauta au visage en signe d’accueil. Grâce à elle et à la griserie de foncer à bride abattue, talonné par ses propres hommes, Tobin se sentit un peu moins déprimé. Si bien qu’au moment d’aborder le large tablier de pierre du pont Mendigot, l’idée d’affronter son gardien ne l’impressionnait plus. Même le spectacle des bouges qui grouillaient depuis l’autre berge jusqu’aux remparts de la cité ne réussit pas à l’abattre. Il vida sa bourse en jetant aux mendiants qui bordaient la voie tout ce qu’elle contenait de pièces de cuivre et d’argent. Avant d’enfiler le grand passage voûté qui perçait le mur, lui et ses guerriers se firent un devoir d’honorer les divinités patronnes de la capitale et saluèrent à cet effet l’emblème flamme-et-croissant sculpté sur le linteau de la porte sud en portant la main à leur cœur puis à la garde de leur épée. Tharin annonça l’arrivée du prince, et les piquiers du guet s’inclinèrent sur son passage. Iya s’écarta un instant du cortège afin d’exhiber son insigne d’argent, et l’un des pandores nota quelque chose sur une tablette de cire à pointer. Indignés par ces vexations de basse police, les guerriers pincèrent les lèvres en un pli teigneux, pendant que la magicienne regagnait sa place aux côtés de Tobin. Quant à lui, on avait eu beau le mettre au courant des insignes que les Busards imposaient à leurs confrères indépendants, il avait même eu beau voir celui que portait Iya, leur véritable signification ne commençait à lui apparaître que maintenant.
Après toutes ces semaines dans les montagnes, il trouvait les rues étroites d’autant plus noires et crasseuses. On parcourait encore un quartier pauvre, et les visages à l’affût qu’il apercevait aux fenêtres comme au coin des portes étaient aussi blêmes et tirés que ceux de fantômes.
« Ero la puante », ronchonna-t-il en tordant le nez. Iya lui décocha un coup d’œil bizarre de sous sa capuche, mais ne pipa mot.
« Gagerais que notre absence a été suffisamment longue pour nous en tirer l’arôme du pif », ironisa Ki.
Relançant leurs chevaux au galop, ils remontèrent à grand fracas les rues abruptes et sinueuses aboutissant devant l’enceinte Palatine. Elles devenaient imperceptiblement plus propres aux abords du sommet, et les dessus de porte de certaines arboraient déjà çà et là les guirlandes tressées de branchages à la verdure persistante et d’épis de blé que l’on y suspendait à l’occasion de la Fête de Sakor.
Le capitaine de la Garde palatine accueillit Tharin aux portes. « Le prince Korin m’a chargé d’un message à l’intention du prince Tobin, messire, dit-il en s’inclinant bien bas. Il prie son cousin de venir le rejoindre à la salle des festins dès son arrivée.
— Et Lord Orun, est-ce qu’il vous en a lui aussi laissé un pour moi ? s’enquit Tobin.
— Non, mon prince.
— Toujours ça de pris », marmonna Ki.
À contrecœur, Tobin se tourna vers Bisir. « M’est avis que tu ferais mieux d’aller annoncer les nouvelles à ton maître. »
Le jouvenceau s’inclina en selle et, sans un mot, s’exécuta en prenant les devants.
Les branches des ormes séculaires dénudées par l’hiver formaient comme un tunnel d’entrelacs au dessus de leurs têtes quand eux-mêmes repartirent au petit trot.
Tobin marqua une pause auprès de la nécropole royale afin de saluer les restes de ses parents qui reposaient tout au fond des cryptes. Au travers des piliers de bois noircis par le temps qui supportaient le toit de tuiles plates se discernaient le feu qui brûlait sur l’autel et ses reflets mouvants, derrière, sur les traits des reines en effigie.
« Tu souhaites entrer ? » demanda Tharin. Tobin secoua la tête et redémarra.
Les jardins du Palais Neuf offraient toute la palette des gris et des noirs. Des lumières clignotaient aux fenêtres un peu partout, telles des nuées de lucioles hivernales, au sein du dédale de belles demeures qui couronnaient les hauteurs d’Ero.
Une fois au Palais Vieux, Iya poursuivit sa route avec Laris et les autres vers l’ancienne villa d’Ariani où elle comptait établir ses quartiers. Tharin demeura pour sa part avec les garçons, qu’il escorta dans l’aile réservée aux Compagnons. Ne sachant trop quel accueil on lui réserverait, Tobin se félicita de la présence du capitaine et de celle de Ki tandis que ses pas le menaient dans les enfilades de corridors aux couleurs fanées.
La salle du mess était vide, mais rires et joyeux flonflons les guidèrent jusqu’à celle où Korin donnait ses festins. Les doubles portes en étaient ouvertes, et elles déversaient des flots de lumière et de musique à la rencontre des enfants prodigues. Des centaines de lampes éclairaient la pièce, et la chaleur qui y régnait paraissait presque suffocante après toute cette journée de chevauchée dans le froid.
Korin et tous ses nobles Compagnons étaient assis à la table haute, en compagnie d’une poignée de copains de haut vol et de donzelles favorites. Les écuyers s’échinaient à servir. Debout derrière le fauteuil de Korin, Garol tenait, prêt à verser, son pichet de vin, et Tanil, sur sa gauche, s’affairait à trancher. De tous les convives habituels de ce genre de réunion, il n’en manquait qu’un seul, apparemment, le maître d’armes Porion. On ne voyait trace de lui nulle part. Mais, malgré tout le goût qu’il avait pour ce bourru de vétéran, Tobin n’était pas franchement pressé d’essuyer les remontrances que lui vaudrait assurément sa longue absence à l’entraînement.
Des dizaines d’invités de tout âge occupaient deux longues tables au bas de l’estrade. Un coup d’œil circulaire permit à Tobin de repérer également le ramassis coutumier d’amuseurs. Pour l’heure, une troupe d’acrobates mycenois jonglaient en se lançant en l’air mutuellement.
L’arrivée des trois voyageurs avait échappé à Korin.
Aliya se trémoussait sur ses genoux, riant et rougissant de ce qu’il lui chuchotait à l’oreille tout en jouant avec l’une de ses tresses. Comme Tobin approchait de la table, il s’avisa, non sans un brin d’étonnement, que son cousin était déjà cramoisi de boisson, bien qu’il fût encore très tôt.
Près du bout de la table, ses amis Nikidès et Lutha bavardaient avec la brune Lady Una, mais d’un air plus grave que libidineux.
Lutha fut le premier à remarquer leur présence. Sa face étroite s’illumina puis, tout en décochant un coup de coude à Nikidès, il se mit à crier: « Visez-moi ça, prince Korin, voilà de retour enfin votre indomptable de cousin !
— Viens çà, cousinet ! s’exclama Korin en lui ouvrant largement les bras. Et toi aussi, Ki. Alors, comme ça, vous avez quand même fini par vous désembourber ? Vous nous avez manqué. Ta fête aussi, d’ailleurs.
— Eh bien, moi, ça m’avait permis de récupérer mon ancien poste pendant quelque temps ! » fit Caliel en éclatant de rire. Puis d’abandonner aussitôt la place d’honneur à la droite de Korin pour aller s’en frayer une autre à grands coups d’épaules auprès de la barbe rouge de Zusthra.
Ki partit assurer le service avec les autres écuyers.
Tharin se vit offrir un siège honorifique parmi les plus âgés des amis de Korin à la table de droite. Tobin chercha d’un œil inquiet son gardien ; chaque fois qu’il le pouvait, Orun venait se mêler de son propre chef à tout ce que faisait Korin ; mais non, il n’y était pas arrivé, ce coup-ci, constata-t-il avec soulagement.
On avait plutôt bien accueilli Ki, semblait-il aussi.
Peut-être Orun n’avait-il pas, en définitive, mis ses menaces à exécution. Au bas bout de la table, il aperçut pourtant leur persécuteur de toujours, ce sale crapaud de Moriel. Qui, justement, louchait sur son rival avec une franche aversion de tout son museau blafard et pointu. Et c’est avec ça, pas avec Ki, qu’il aurait dû partager ses appartements, si Orun était parvenu à ses fins… ?
Comme il regardait alentour pour voir si Ki s’était rendu compte de quelque chose, il se retrouva comme prisonnier d’une paire de prunelles sombres. Lady Una lui adressa un petit geste intimidé. Le cas qu’elle faisait ouvertement de lui l’avait toujours mis mal à l’aise. Mais à présent qu’il portait son nouveau secret planté comme une écharde en travers du cœur, force lui fut de se détourner vivement. Comment pourrait-il jamais la regarder en face de nouveau ?
« Hm, voilà quelqu’un qui est bien aise de ton retour ! observa Caliel, se méprenant du tout au tout sur sa rougeur subite.
— Hanap ! Échanson ! glapit Korin. Un toast de bienvenue pour mon cher cousin ! » Lynx apporta bien vite à Tobin un hanap d’or, et Garol, que menaçait tout sauf l’abus de sobriété, l’emplit à ras bords de vin.
Korin se pencha pour dévisager le fugitif. « M’as pas trop l’air amoché par ta maladie… T’étais figuré que tu avais attrapé la peste, à ce qu’il paraît ? »
Il était plus ivre que Tobin ne l’avait d’abord cru, et il empestait le vin. Mais le bon accueil qu’il lui faisait n’en était pas moins sincère, quoiqu’un rien bafouillé, et cela lui réchauffa le cœur.
« Je ne voulais pas que les oiseaux de mort viennent clouer les issues du palais, expliqua-t-il.
— À propos d’oiseaux, ton faucon s’est langui de toi ! lui lança de sa place Arengil, dont l’accent aurënfaïe conférait aux mots la grâce d’une mélodie. Je te l’ai maintenu bien en forme, mais ça n’empêche pas son maître de lui manquer. »
Tobin éleva son hanap en signe de bonne amitié. Non sans tanguer pas mal, Korin se mit debout et, armé d’une cuillère, fit sonner comme un gong un plat de carcasses d’oie. Les ménestrels firent silence, et les acrobates s’esquivèrent en douce. Une fois sûr d’être seul à capter l’attention de tous, Korin brandit sa coupe en direction de Tobin. « Versons des libations pour mon cousin, en l’honneur de sa fête ! » D’une main tout sauf assurée, il inonda la nappe maculée puis s’envoya le peu de contenu restant, tandis que l’assistance entière se contentait de répandre les quelques gouttes de rigueur. Se torchant alors la bouche à même sa manche, le prince proclama d’un ton emphatique: « Comme c’est douze ans qu’il a, mon cousin, c’est douze baisers qu’il aura de chacune des filles de cette table afin de hâter sa virilité. Plus un en prime, en raison du mois qui s’est écoulé depuis. À toi l’entame, Aliya. »
Il ne servait à rien de discuter, Korin aurait le dernier mot, de toute manière. Tobin s’efforça de faire bonne figure lorsque Aliya s’enroula tout autour de lui pour lui délivrer la douzaine requise un peu partout sur le museau. Libre à Korin de faire autant de cas d’elle, mais lui pour sa part l’avait toujours trouvée méchante et vipérine. Le dernier baiser, elle le lui colla vachement sur les lèvres avant de déguerpir en éclatant de rire. Cinq ou six autres filles se bousculèrent pour avoir leur tour, mais dans l’espoir sans doute de complaire au prince héritier plus qu’à son cousin. Mais lorsque ce fut à Una de s’exécuter, tout juste lui effleura-t-elle, et paupières verrouillées, la joue. Pardessus l’épaule de la jeune fille, Tobin aperçut Alben qui, sous sa tignasse noire, se délectait de le voir si embarrassé et s’en tordait les côtes de conserve avec Zusthra et Quirion.
Ce supplice achevé, Ki vint déposer devant lui un tranchoir de pain persillé et un rince-doigts. Il avait les lèvres crispées d’un air hargneux.
« Ce n’était qu’une plaisanterie », lui souffla Tobin, loin de se douter que ce n’était pas la séance de bécots qui l’avait mis dans cet état.
Sans se dérider pour autant, Ki emporta le plat de carcasses. Un instant plus tard parvint aux oreilles de Tobin un fracas de vaisselle accompagné d’un juron étouffé. Il se retourna et surprit Arius et Mago qui pouffaient tandis que son ami ramassait les détritus graisseux et les remettait dans le plat qu’il avait laissé tomber. Au regard que leur décocha celui-ci, il n’eut pas de mal à deviner que les deux salopards n’avaient pas perdu de temps pour renouveler leurs anciennes vilenies.
Il n’avait toujours pas digéré la façon dont Mago s’y était pris pour pousser Ki à la bagarre et, par là, lui faire administrer le fouet sur les marches du temple. Et il se soulevait déjà de son fauteuil quand l’écuyer de Korin, Tanil, survint à ses côtés pour lui servir dans le tranchoir plusieurs tranches d’agneau rôti.
« Je vais leur faire leur affaire », murmura-t-il.
À son corps défendant, Tobin se laissa retomber dans son fauteuil. Comme d’habitude, Korin ne s’était aperçu de rien. « Qu’est-ce qui te ferait plaisir comme cadeau, cousinet ? s’enquit-il. Exprime un désir, quel qu’il soit. Un corselet d’or ciselé, peut-être, pour remplacer cette vieille carapace de tortue cabossée que tu te payes ? Ou bien un faucon pèlerin ? Ou encore un nouveau cheval aurënfaïe de toute beauté ? J’y suis… une épée ! Il y a un nouveau forgeron, rue Frappe Devant, tu n’as jamais vu le pareil… »
Tout en mastiquant posément, Tobin réfléchit à la proposition. Il n’avait aucune envie de changer de cheval ou d’épée - ceux qu’il possédait étant des présents de Père -, et sa vieille armure lui allait comme un gant…, encore que peut-être elle commençait à être un peu juste. Mais à vrai dire, on lui avait offert tellement de cadeaux depuis son arrivée à la cour qu’il ne voyait strictement rien à demander, somme toute, à l’exception d’une chose. Seulement, il n’osait pas, ici, mettre sur le tapis la question du bannissement éventuel de Ki. Il n’était d’ailleurs même pas certain que la régler soit au pouvoir de son cousin, et il n’allait assurément pas courir le risque, en plus, d’embarrasser Ki au vu et au su de toute l’assemblée.
« Je n’en ai pas la moindre idée », confessa-t-il finalement.
Sa déclaration fut accueillie par des huées bienveillantes et des tas de sifflets, mais tout ce boucan ne l’empêcha pas d’entendre la sœur d’Urmanis, Lilyan, susurrer à Aliya cette rosserie: « Faut toujours qu’il joue son petit seigneur tout simple de la cambrousse, hein ?
— Peut-être le prince aimerait-il mieux un autre genre de présent, suggéra Tharin. Un voyage, par exemple ? »
Korin s’épanouit aussitôt. « Un voyage ? Mais voilà un cadeau dont nous pourrions tous profiter ! Où te plairait-il d’aller, Tobin ? À Afra, peut-être, ou jusqu’à Erind ? Tu ne saurais déguster nulle part meilleure friture d’anguilles, et les putains de là-bas passent pour les plus friandes de toute Skala. »
Caliel lui jeta un bras autour du cou dans l’espoir d’arrêter ces propos d’ivrogne. « Il est quand même un peu jeunot pour ça, tu ne penses pas ? »
Et là-dessus d’adresser un clin d’œil complice à Tobin pardessus l’épaule de Korin. Lui et Tanil étaient les seuls capables de manœuvrer le prince royal lorsqu’il se trouvait dans un état d’ivresse aussi avancé.
Toujours aussi perplexe, Tobin questionna Tharin d’un coup d’œil. Avec un sourire, le capitaine leva une main vers sa poitrine, un peu comme s’il désignait quelque chose.
Tobin comprit instantanément. Touchant la saillie que formait le sceau de Père sous sa tunique, il déclara : « J’aimerais bien aller voir mon apanage d’Atyion.
— C’est tout ? Pas plus loin que ça ? » Korin s’écarquilla, bouffi de désappointement.
« Je n’y ai jamais mis les pieds, lui rappela Tobin. - Eh bien alors, va pour Atyion ! J’en profiterai toujours pour monter un nouveau cheval, et il n’y a pas de meilleurs haras de ce côté-ci de l’Osiat. »
Toute l’assistance poussa de nouvelles acclamations. Réconforté par son petit triomphe, Tobin s’accorda une bonne lampée de vin. Lord Orun l’avait invariablement régalé de prétextes pour l’empêcher d’y aller. À cet égard au moins, Korin avait le dernier mot.
« Tiens tiens. Regardez-moi qui ça qu’est de retour, railla Mago, pendant que Ki prêtait la main au collectage des restes destinés au panier des pauvres de Ruan.
— Mais oui, regardez-moi qui ça qu’est là, abonda son ombre et son écho d’Arius en bousculant le bras de Ki. Notre chevalier de merde qu’est rentré au bercail. Me suis laissé dire que Lord Oron s’est foutu dans des colères folles contre toi, d’avoir laissé le prince filer comme ça.
— Puis y a maître Porion qu’est pas non plus très très content de toi… , jubila Mago. Te tenterait, des fois, te foutre à genoux de nouveau sur les marches du temple ? Combien de coups tu crois qu’il priera ton prince de te flanquer, cette fois-ci ? »
En guise de réponse, Ki décocha une ruade en biais qui expédia Mago s’aplatir par terre avec le plat d’agneau rôti qu’il avait sur les bras.
« Encore à t’empêtrer dans tes propres pieds, Mago ? gloussa Tanil au passage. Tu ferais mieux de nettoyer tout ça avant que Chylnir ne t’attrape. »
L’autre rassembla ses abattis pour se relever, sa belle tunique tapissée de gras. « Te crois très malin, mon mignon ? cracha-t-il à Ki, puis, s’adressant à Tanil : Si je suis tellement pataud, pourquoi que le sieur Kirothius ici présent finirait pas le boulot tout seul ? » Il se dirigea d’un air digne vers les cuisines avec le plat vide, et Arius lui trotta derrière, non sans foudroyer Ki d’un coup d’œil lourd de représailles.
« Pas la peine que tu t’attires des emmerdes à cause de moi », marmonna Ki tout en réparant les dégâts.
Ça le gênait affreusement, que Tanil ait entendu les vacheries des deux autres morveux.
Mais un fou rire contenu faisait étinceler les yeux de l’écuyer en chef. « Pas ta faute, hein, s’il ne sait pas contrôler ses pieds, si ? C’était ravissant, ce jeté-battu… Tu me l’apprendras ? »
Il était plus de minuit quand Tharin et Caliel reconduisirent les princes à leurs appartements. Korin était ivre mort et, après lui avoir vu faire plusieurs tentatives pour piquer du nez, Tharin finit par l’empoigner pour le mettre debout puis par le charrier jusqu’à sa porte.
« Bonne nuit, cousinet chéri. Bonne nuit, cousinet chéri, roucoula Korin, lorsque Tanil et Caliel le prirent en charge. Fais de beaux rêves, et bienvenue chez toi ! Caliel, je crois que je vais dégueuler… »
Ses amis s’empressèrent de le rentrer dare-dare, mais, d’après les bruits qui suivirent, pas encore assez promptement pour qu’il atteigne une cuvette.
Tharin secoua la tête d’un air écœuré.
« Il n’est pas toujours comme ça, lui dit Tobin, toujours prêt à prendre la défense de son cousin.
— Trop souvent pour mon goût, grommela Tharin. Et, j’en jurerais, pour celui de son père.
— Comme pour le mien », ronchonna Ki tout en soulevant le loquet de leur propre porte.
Le vantail buta contre quelque chose quand il le poussa. De l’autre côté s’entendit comme un grognement de surprise, et puis le page Baldus ouvrit tout grand la porte et sourit à Tobin d’un air aussi endormi qu’enchanté. « Bienvenue chez vous, mon prince ! Heureux de vous revoir, messire Tharin. »
Il avait laissé des bougies allumées, et la pièce embaumait des senteurs suaves et hospitalières de la cire d’abeille et des pins, par-delà le balcon.
Il se hâta de tirer les pesantes courtines or et noir du lit puis d’en rabattre les couvertures. « Je vais aller chercher une bassinoire, mon prince. Si vous saviez comme nous avons été contents, Molay et moi, d’apprendre que vous reveniez enfin ! Les bagages se trouvent dans la penderie, sieur Ki. Je vous ai comme toujours laissé le soin de les défaire. » Il étouffa un gigantesque bâillement. « Oh, j’oubliais, prince Tobin, vous avez une lettre de votre gardien. Molay a dû la laisser sur l’écritoire du bureau, si je ne me trompe. »
Vieilles Tripes molles n’a donc pas perdu une seconde, en fin de compte… , songea Tobin tout en s’emparant du parchemin plié. À en juger par la façon dont le regard du page papillonnait de toutes parts sauf en direction de Ki, la position précaire de l’écuyer n’était un secret pour personne.
« Va coucher aux cuisines, il y fait plus chaud, lui dit Tobin, préférant s’épargner la présence de tout public. Et puis avertis Molay que je n’ai pas besoin de lui d’ici demain. Je n’aspire qu’à me mettre au lit. »
Baldus s’inclina et sortit avec sa paillasse. Rassemblant vaille que vaille son courage, Tobin rompit le sceau et parcourut les quelques lignes du billet.
« Ça dit quoi ? demanda Ki tout bas.
— Simplement qu’il m’enverra chercher demain, et que je dois me rendre tout seul chez lui. »
Tharin s’offrit à son tour un bout de lecture. « Tout seul, hein ? M’a l’air nécessaire de vous rappeler, milord chancelier, à qui vous avez affaire… Je tiendrai une garde d’honneur à ta disposition. Fais-moi parvenir un mot quand tu auras besoin de nous. » Il tapa sur l’épaule de chacun des garçons. « Tirez pas ces gueules, ho ! À quoi ça vous avancera, de vous rendre malades d’inquiétude cette nuit ? Arrangez-vous tous deux pour roupiller un coup, puis, quoi que demain nous réserve, il sera toujours temps alors de nous en occuper. »
Tobin avait bien envie de suivre ces conseils, mais ni lui ni Ki ne trouvèrent grand-chose à se dire pendant qu’ils s’apprêtaient pour aller au lit. Une fois couchés, ils gardèrent longtemps le silence, l’oreille tendue vers les imperceptibles grésillements qu’émettaient les braises de l’âtre en se refroidissant.
À la fin, Ki poussa du pied le pied de Tobin et laissa s’exhaler leurs craintes communes. « Ça pourrait bien être la dernière nuit que je passe ici…
— Espérons que non », croassa Tobin, la gorge serrée.
Il eut l’impression qu’un temps fou s’écoulait avant que Ki ne s’assoupisse. Il attendit sans bouger d’en être tout à fait certain puis se faufila hors du lit, prit une chandelle et se rendit dans la penderie.
Leurs paquetages de voyage étaient empilés sur le sol. Il ouvrit le sien, y aventura la main jusqu’au fond et en retira la poupée. Il avait beau savoir qu’il n’était pas nécessaire de la tenir entre ses mains pour proférer la formule rituelle, il se défiait désormais plus que jamais de Frère et n’était pas d’humeur à prendre le moindre risque ici.
Ainsi seul dans le noir, il prit subitement conscience qu’il avait de nouveau peur du fantôme, plus peur que cela ne lui était arrivé depuis que Lhel lui avait donné la poupée. Et néanmoins, cela ne l’empêcha pas de chuchoter les mots fatidiques ; il arrivait à Frère de connaître l’avenir, et Tobin se sentait incapable de fermer l’œil tant qu’il n’aurait pas au moins posé la question.
Lorsque Frère apparut, brillant comme une flamme dans les ténèbres du minuscule cagibi, il avait toujours son aspect trop réel.
« Est-ce qu’Orun va congédier Ki, demain ? » demanda Tobin.
Aussi immobile et muet qu’une peinture, Frère se contenta de le dévisager.
« Dis-le-moi ! Tu m’as déjà dit des tas d’autres choses… » Des choses méchantes, blessantes, et des mensonges aussi. « Dis-le-moi !
— Je ne puis dire que ce que je puis voir, souffla Frère à la fin. Je ne le vois pas, lui. - Qui, lui ? Orun ou Ki ?
— Ils ne me sont rien.
— Alors, tu ne me sers à rien ! riposta vertement Tobin. Va-t’en. »
Frère obtempéra, et Tobin rejeta violemment la poupée dans son ancienne cachette, sur le haut poussiéreux de l’armoire.
Regagnant la chambre, il escalada le lit et s’y nicha tout près de Ki. La pluie clapotait sur le toit, et il l’écouta clapoter, dans l’attente vaine que le sommeil veuille bien s’emparer de lui.