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« Traîtres ou non, ça me débecte, ces salades, maugréa Ki pendant qu’ils achevaient de s’habiller le lendemain soir. C’est moche, de tuer des prêtres. Mon père disait toujours que ça venait de là, toutes ces famines et toutes ces épidémies qu’il y a eu depuis que le roi… » Il se mordit la langue et loucha prestement vers Tobin pour s’assurer qu’il ne l’avait pas offensé ; c’était son oncle, après tout, le roi. Un détail qu’il n’arrêtait pas d’oublier.

Mais Tobin fixait le vide avec cet air absent qu’il lui arrivait encore d’avoir depuis sa maladie. Ki ne fut même pas certain qu’il l’ait seulement entendu.

Tout en tirant sur son nouveau surcot, Tobin laissa échapper un soupir soucieux. « Je ne sais que penser, Ki. Nous avons prêté le serment de combattre tous ceux qui trahissent Skala… , et je tiendrai le mien ! Mais la façon qu’a eue le roi de regarder Hylus  ? » Il secoua la tête. « J’ai grandi avec la folie de ma mère. Je sais à quoi ça ressemble, et je te jure que c’est ce que j’ai vu dans les yeux d’Erius quand il agonisait ce malheureux vieillard. Et personne d’autre n’a dit quoi que ce soit contre ces exécutions ! Ils se sont tous comportés comme s’il s’agissait d’une bagatelle. Même Korin.

— S’il est fou, qui oserait dire quoi que ce soit ? Il reste le roi, fit observer Ki. Et Nyrin, dis-moi ? Je lui ai trouvé l’air diablement content, moi… »

Un coup discret fut frappé à la porte, et Nikidès et Ruan se faufilèrent à l’intérieur. Le premier était au bord des larmes, s’aperçurent-ils, effarés.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? » questionna Tobin en le poussant vers un fauteuil.

Nikidès se révéla trop bouleversé pour répondre. « Vous n’avez donc pas entendu les bruits qui courent ? demanda Ruan.

— Non, fit Ki. Et alors ? »

Nikidès recouvra tout à coup la voix. « Grand-Père a été arrêté. Comme traître ! Pour avoir posé une question ! s’étrangla-t-il, tremblant de colère. Le seul forfait qu’ait commis Grand-Père a été de poser une question. Vous l’avez entendu. Le roi sait aussi bien que n’importe qui qu’il n’y a jamais eu d’exécution dans l’enceinte de la ville, sauf… Enfin, vous savez.

— Sauf sous le règne de la reine Agnalain, termina Ruan à sa place. Je vous prie de me pardonner, prince Tobin, mais votre grand-mère a fait des choses pas bien jolies.

— Inutile avec moi de t’en excuser. Elle était démente, tout comme ma mère.

— Ne dis pas ça, Tob », l’adjura Ki. Le souvenir d’Ariani hantait beaucoup trop son fils, ces jours-ci. « Elle n’a jamais rien fait de semblable aux crimes d’Agnalain la Folle. » Ou d’Erias, ajouta-t-il par devers lui.

« Ça ne peut pas être vrai, dit-il à Nikidès. Le chancelier Hylus est le plus sage et le plus loyal des hommes de Skala, et nul ne l’ignore. Tu sais ce que ça vaut, les bruits…

— Mais si c’était quand même vrai ? » Le garçon refoula ses larmes. « Si on l’exécute avec les autres, tout à l’heure ? Et… » Il leva des yeux implorants vers Tobin. « Comment pourrais-je, moi, rester là, peinard, à regarder ?

— Viens. Korin saura, lui, de quoi il retourne, je parie. »

Ils allèrent frapper à côté, et c’est Tanil qui leur ouvrit. « Déjà l’heure de partir ? » Il portait son armure la plus tape-à-l’œil, mais n’avait pas encore lacé ses bottes.

« Non, nous faut dire un mot à Korin », répondit Tobin.

Debout devant son long miroir, Korin avait sa cuirasse à demi bouclée-, L’amulette-cheval de Sakor que Tobin avait réalisée pour lui se balançait contre le cuir doré pendant que Tanil reprenait le combat contre les agrafes récalcitrantes. Deux valets de chambre s’affairaient cependant, l’un à déployer des manteaux de cérémonie, l’autre à astiquer le heaume repoussé d’or du prince.

Devant tout cela, Ki eut un brusque accès de culpabilité. Tobin continuait à s’habiller tout seul, n’acceptant d’aide que pour les attaches hors de son atteinte. Et, tout en admirant très fort tant de simplicité, Ki ne pouvait parfois s’empêcher de se demander si son cher ami ne devrait pas s’efforcer de vivre un tout petit peu plus en prince du sang.

Après qu’on lui eut exposé les alarmes de Nikidès, Korin haussa simplement les épaules. « Première nouvelle pour moi, Nik. Tu n’as d’ailleurs pas à t’inquiéter de Père. Tu sais combien il peut être fantasque, notamment quand il est fatigué. C’est cette maudite chaleur ! » Il retourna à son miroir pour regarder Tanil lui draper les épaules dans son manteau grenat et or. « Mais Hylus ferait mieux d’éviter de l’asticoter ! »

N’importe quel fils aurait défendu son père, Ki en savait quelque chose pour l’avoir fait lui-même plus souvent qu’à son tour. Mais il n’empêchait qu’il venait de percevoir dans la voix de Korin un ton

«Je croyais que c’était le rôle du lord Chancelier de conseiller le roi », dit tranquillement Tobin.

Korin se retourna pour l’ébouriffer. « Encore un conseiller doit-il faire preuve du respect séant, cousinet. »

Tobin ouvrait déjà la bouche pour lui répliquer quelque chose, quand Ki se débrouilla pour croiser son regard et lui fit non d’un signe de tête presque imperceptible. Un coup d’œil fébrile de Nikidès lui révéla qu’il avait fait ce qu’il fallait faire et aussi à quel point la vie à la cour s’était modifiée depuis le retour d’Erius.

 

Les Compagnons se rassemblèrent au mess pour se soumettre à l’inspection de Maître Porion avant de partir pour le Palais Neuf. Pendant que les autres tournicotaient impatiemment, Tobin resta auprès de Nikidès.

Ki se tenait avec eux, mais sans lâcher Korin de l’œil. Le Prince était d’excellente humeur et continuait à jacasser aussi gaiement avec ses contemporains que si l’on était sur le point de se rendre à quelque belle festivité. Certains, n’est-ce pas avaient déjà assisté à des pendaisons mais, ce soir, c’étaient des magiciens qu’on allait brûler vif !

« Paraît qu’ils virent au noir, et se ratatinent comme une araignée dans le feu dit Alben, qui s’en pourléchait manifestement.

— Paraît qu’ils explosent en fumées de toutes les couleurs, renchérit Orneüs.

— On va tous leur montrer de quel bois se chauffent les traîtres, à Ero déclara Zusthra en brandissant son épée. Assez moche déjà d’avoir des ennemis de l’autre côté de la mer sans qu’il faille en plus se tracasser de vipères logées chez soi.

Cette déclaration remporta un succès triomphal.

« Il n’est pas de traître plus dangereux que l’engeance des magiciens, avec leurs sortilèges et leurs manières indépendantes, trancha Orneüs, que Ki soupçonné de recracher tout cru quelque propos tenu devant lui par son bon papa.

— Les pires, après eux, ce sont ces fripouilles de prêtres, comme le salaud qui a agressé Korin, intervint Urmanis à son tour. Et ces satanés illiorains qui prétendent encore que seule une femme peut gouverner Skala, hein ? C’est comme s’ils chiaient sur toutes les victoires que leur a offertes le roi Erius !

— Mon père affirme que tous les illiorains y croient encore, secrètement, reprit Alben. Bandes d’ingrats ! Le roi Erius a sauvé ce pays. »

Lynx se taisait, remarqua Ki. Cela n’avait rien d’extraordinaire, en soi, mais comme il avait un jour mentionné qu’un de ces oncles était magicien, peut-être était-il plus anxieux qu’il ne le montrait. Peut-être avait-il peur, comme Nikidès, de découvrir ce soir, une figure familière dans le groupe des condamnés.

« Magiciens, Prêtres…, tous des lunatiques, pontifia Zusthra. C’est à Sakor que nous devons la vigueur de nos bras. »

Porion entra juste alors, la gueule orageuse. Il sauta sur une table et poussa un rugissement pour réclamer l’attention de tous. impérieux qu’elle prenait de plus en plus souvent depuis quelque temps et qui le mit très mal à l’aise. Non moins que la mine accablée du pauvre Nikidès.

C’était la première fois que Ki voyait le maître d’armes armé pour ainsi dire de pied en cap. Tout huilée et polie qu’elle était, sa cuirasse arborait les cicatrices de maintes batailles, tout comme le faisaient le grand fourreau qui lui battait le flanc et le heaume d’acier coincé sous son bras.

« En rangs ! beugla-t-il en lançant à la ronde un regard noir. Écoutez-moi, maintenant, les gars, et écoutez-moi bien. Comme ce n’est pas à une partie de plaisir que nous sommes conviés ce soir, je ne veux plus vous entendre tenir des propos pareils. Les domestiques peuvent vous entendre de l’autre bout du corridor. »

Il déposa son heaume et se croisa les bras. « Traîtres ou pas, les hommes et les femmes qui vont mourir ce soir sont des Skaliens, et certains d’entre eux auront dans la foule des partisans - parents, amis et autres de cet acabit. Ainsi que vous le savez, c’est la première fois depuis une éternité qu’une exécution a lieu dans les murs de la ville et non à Traîtremont. Il ne m’appartient pas de juger si cette décision est sage ou légitime, mais ce que je peux vous affirmer, c’est qu’elle ne rencontre pas l’agrément de certaines factions, ici même, à Ero. Aussi, fermez bien vos gueules, ouvrez bien vos yeux, tenez-vous bien prêts à dégainer. C’est ce soir, Compagnons, que débutent vraiment vos fonctions. En quoi consistent-elles ?

— À préserver le prince Korin, répondit Caliel.

— Exact. C’est à cet effet que vous vous êtes tous entraînés, et vous pourriez bien être appelés ce soir à prouver la valeur de votre serment. Nous devons marcher devant le roi jusqu’au marché puis au retour, flanqués par la garde de Sa Majesté. Au premier indice de perturbation, nous resserrons les rangs autour de Korin pour le ramener coûte que coûte ici. Les gens du roi pourront bien nous seconder dans cette tâche, l’honneur et le devoir n’en sont pas moins nôtres.

— Et Père ? demanda Korin. Je ne vais quand même pas me laisser remporter comme une malle, s’il se trouve en danger !

— Il bénéficiera d’une solide protection. Vos obligations personnelles, mon prince, consistent à rester en vie pour gouverner après lui. Abstenez-vous donc de jouer les héros, ce soir, vous m’avez compris ? » Il le fixa droit dans les yeux jusqu’à ce qu’il en obtienne un signe d’acquiescement puis gratifia le reste de l’auditoire d’un regard sombre. « Et vous, terminé aussi de vous comporter comme une volée de fillettes à un pique-nique ! La gravité s’impose, en l’occurrence. » Il s’interrompit, massa sa barbe grisonnante. « Puis gare à votre peau, si vous me demandez. On va faire couler le sang, ce soir, dans la capitale. Du sang de prêtres. Quels que soient leurs crimes, il y a du malheur dans l’air, aussi, restez sur le qui-vive et tenez-vous prêts à réagir à chaque pouce du trajet jusqu’à ce que nous soyons de retour indemnes. »

Il sauta à bas de la table et, s’armant d’un bout de craie, se mit à tracer sur le sol un plan de bataille. « Mon souci majeur est la place du marché. C’est là que la foule sera le plus dense et le plus difficile à endiguer. Nous serons ici, nous, devant la plate-forme centrale. Tes gentilshommes et toi, Korin, vous vous tiendrez à la droite du roi. Vous autres, écuyers, vous serez en selle chacun derrière son maître, et je veux vous voir tenir la foule à l’œil pendant qu’eux regarderont se dérouler les exécutions. Si le pire se produit, vous ne quittez pas Korin, et c’est l’épée au clair que nous nous frayons passage à toute force jusqu’à la porte du Palatin. Tout le monde a pigé  ?

— Oui, maître Porion ! » répondirent-ils d’une seule voix.

Il marqua une nouvelle pause et les scruta tous tour à tour. « Bon. Et les lois de la guerre s’appliquent. Que l’un de vous se laisse gagner par la panique et abandonne le prince, je le tue moi-même, quel qu’il soit.

— Oui, maître Porion ! » s’enflamma Ki avec les autres, tout en sachant qu’il ne s’agissait pas d’une menace en l’air.

Comme ils défilaient vers la sortie, il pressa furtivement le poignet de Tobin. « Prêt ? »

Tobin lui jeta un coup d’œil parfaitement calme. « Bien sûr. Et toi  ? »

Ki hocha la tête avec un grand sourire. Il n’avait pas peur, lui non plus, mais il se jurait à part lui que, s’il éclatait des troubles, ce n’est pas de Korin qu’il se soucierait en priorité.

 

Une pleine lune jaune surmontait la ville et barbouillait d’un sillage d’or mouvant toute la rade en contrebas. L’air était aussi mortellement calme que si l’agglomération tout entière retenait son souffle. Nulle brise de mer n’entrecoupait la pestilence estivale des rues. C’était à peine si vacillait la torche de Ki pendant qu’on descendait au-petit pas. Les hauts bâtiments de pierre qui bordaient la grand-rue répercutaient le clic-clac des sabots et le martèlement lugubre des tambours.

Tobin chevauchant naturellement aux côtés de Korin et de Porion, Ki se trouvait rejeté juste derrière eux avec Caliel, Mylirin et Tanil. Tous les écuyers charriaient une torche. La Garde royale couvrait les flancs et fermait également la marche. Les tuniques rouges qui l’encadraient n’étaient pas pour déplaire à Ki. Il ressentait ce soir tout le poids des responsabilités qu’avaient jusqu’alors plus ou moins masquées les tourbillons de l’entraînement, des banquets et des combats fictifs.

Un regard en arrière lui permit d’entr’apercevoir le roi pardessus les têtes des autres Compagnons. À la clarté des torches, le front couronné d’Erius semblait environné de flammes, et son épée brandie rutilait de même.

« On le prendrait pour Sakor en personne, non ? » chuchota Mylirin d’un ton admiratif en suivant l’exemple de Ki.

Celui-ci acquiesça d’un simple hochement, l’œil attiré par un éclair blanc et argent qui venait de fuser aux côtés du roi. À cette place-là, Lord Nyrin faisait figure de général.

À l’extérieur du Palatin se pressait en silence moins de monde qu’on ne s’y était attendu. En traversant un quartier peuplé pour l’essentiel de gentilshommes et de riches marchands aurënfaïes, cependant, Ki examina nerveusement les alentours. Il n’était pas bien tard, mais à peine se discernait-il une lumière de-ci de-là.

Un héraut précédait la tête du cortège en clamant : « La justice du roi va s’accomplir. Longue vie à Sa Majesté Erius ! »

Un petit nombre de badauds lui fit écho, mais d’autres s’évanouirent dans la gueule noire des portes en regardant, muets, passer le défilé. Levant les yeux, Ki discerna des têtes aux fenêtres et s’arma de courage en prévision de choux, voire de bien pire.

« Assassin de prêtres ! » hurla du fond des ténèbres une voix isolée. Ki surprit plusieurs gardes à scruter les parages, en quête du dissident, et un sentiment d’irréalité s’abattit sur lui. Ces rues qu’il avait si paisiblement sillonnées tant de fois lui faisaient tout à coup l’effet d’être un territoire ennemi.

Korin et Tobin se tenaient en selle comme au garde-à-vous, aussi raides que deux tisonniers, mais la tête du second pivotait sans trêve, à l’affût de la moindre menace. Ki aurait bien voulu voir les traits de son ami, lire dans ses prunelles bleues ce qu’il pensait de tout cela, car la conscience du gouffre qui les séparait venait subitement de prendre une acuité formidable, inconnue jusque-là… Ce n’était pas la disparité de fortune qui le creusait, ce gouffre, c’étaient les disparités de sang, d’histoire et de position.

La foule se fit plus dense aux abords du marché de l’est. Beaucoup de gens brandissaient des torches pour éclairer le chemin du roi, ce qui permit à Ki d’examiner leurs physionomies: certains avaient l’air triste, d’autres souriaient en agitant la main ; il en vit pleurer çà et là.

Il se crispa, balayant désormais la presse, anxieux d’y repérer le luisant d’une lame ou bien la courbure d’un arc. Un frisson de soulagement mêlé de terreur le secoua lorsque enfin se dessina, droit devant eux, l’entrée lointaine de la place. Déjà se percevait la rumeur d’une foule énorme.

C’était la plus vaste place d’Ero. Sise à mi-chemin du port et du Palatin, elle était entourée sur trois côtés par de hautes façades, notamment celle d’un théâtre où les Compagnons avaient applaudi nombre de spectacles. À l’est, son pavage en pente venait buter contre un parapet de pierre bas d’où l’on surplombait un petit parc boisé et toute la rade, au-dessous.

Les lieux étaient presque méconnaissables, ce soir.

On en avait ôté toutes les échoppes, et les gens, épaule contre épaule, y faisaient la haie de part et d’autre du passage réservé au cortège et que les culs-gris de Nyrin maintenaient ouvert. Le temple des Quatre lui-même avait disparu. Ce qui, plus encore que la vue des escouades de gardes busards, procura à Ki la sensation bizarre d’un naufrage à pic au creux de son estomac.

Au milieu de la place se dressait, telle une île battue par la mer des visages, une large plate-forme drapée de bannières. Elle était gardée sur tous les côtés par des rangs de culs-gris armés de haches et d’épées. Huit magiciens vêtus de blanc y étaient plantés à attendre. Des torches fichées aux quatre angles illuminaient les rehauts d’argent de leurs robes et les deux grands cadres de bois devant lesquels ils se tenaient.

On dirait des cadres de lit mis debout, ou des montants de portes sans murs autour, songea Ki, pressentant déjà leur destination grâce aux histoires qui circulaient. Juste derrière eux se découpait la silhouette d’un instrument plus familier : le sinistre échafaud d’un gibet. Des échelles s’appuyaient déjà contre la poutre transversale, et il compta quinze cordes prêtes à servir.

Une flopée de ministres et de gentilshommes montés occupaient l’espace dégagé devant la plate-forme, et Ki eut la joie de voir Lord Hylus parmi eux. Nikidès lui aussi devait pousser un soupir de soulagement, malgré les dix ans que le vieillard paraissait avoir pris depuis la nuit dernière.

À l’approche du roi, le silence se fit dans la foule.

On n’entendait plus que le son des tambours et le bruit des sabots sur le pavement.

Korin et les Compagnons s’alignèrent à la droite du roi, conformément aux ordres. Après avoir pris place derrière Tobin et immobilisé Dragon, Ki posa la main sur la poignée de son épée.

Nyrin mit pied à terre et suivit le héraut sur la plate-forme. Les tambours cessèrent de rouler et, pendant un moment, Ki perçut distinctement la rumeur de la mer. Après avoir adressé une profonde révérence au roi, les magiciens busards formèrent un demi-cercle autour de leur patron.

« Soyez témoins, vous tous qui vous êtes assemblés ici, de la justice sacrée du roi ! s’égosilla le héraut. Par ordre de Sa Majesté Erius, héritier de Ghërilain, détenteur de l’Épée et protecteur de Skala, les ennemis de Skala que voici seront mis publiquement à mort en présence des Quatre. Ils sont convaincus de félonie contre le trône et tous les sujets loyaux. »

Des bravos clairsemés saluèrent cette proclamation, mais la plupart des gens se contentèrent de chuchoter entre eux. Un cri de colère s’éleva au loin, mais il fut promptement noyé dans un brouhaha de voix.

Le héraut déroula un parchemin plombé de sceaux et se mit à lire les noms des condamnés et les charges retenues contre eux. Le quatrième était le jeune prêtre lanceur du chou. Appelé Thelanor, il était inculpé de trahison, sédition et agression contre la personne du prince royal. Sa bouche était déjà barrée par le T des traîtres imprimé au fer rouge qui le réputait religieux hérétique. À l’extrémité opposée de la plate-forme, des gardes hissaient les captifs ligotés pour les remettre entre les mains tendues des bourreaux.

Les condamnés étaient accoutrés de longues tuniques sans manches en burat grossier de laine écrue. Il y avait des femmes parmi eux, mais le plus grand nombre étaient des hommes et des gamins. La plupart portaient la marque infamante au front, et tous étaient bâillonnés. Seuls deux d’entre eux, un couple de vieillards à cheveux gris, au visage maigre et ridé, l’avaient en travers des lèvres comme Thelanor. Ils gardèrent la tête haute quand on les poussa vers les échelles du gibet.

Quand Ki était allé avec sa famille à Colath voir pendre des voleurs et des brigands, la foule rugissait, altérée de sang, et les bombardait de tout ce qui lui tombait sous la main. Ses frères, ses sœurs et lui s’en étaient donné à cœur joie de leur lancer des pierres et des pommes pourries. Père avait récompensé chaque tir au but d’un liard de cuivre à dépenser ensuite à l’étal du marchand de bonbons.

De plus en plus mal à son aise, il jeta un regard alentour. Les gens qui balançaient des trucs étaient plutôt rares, et il ne vit pour ainsi dire pas de gosses, en dehors de ceux qui se tenaient au pied de l’échafaud. L’un d’eux ressemblait tellement à son frère Amin qu’il faillit presque l’appeler, horrifié, avant que ne soit proclamé le nom de l’inconnu.

Les tambours battirent un rappel allègre. Les soldats assurèrent solidement les échelles contre la poutre de l’échafaud puis, un à un, les condamnés furent contraints à grimper vers les nœuds coulants. Du sein des Compagnons montèrent des vivats quand on fit basculer dans le vide le premier homme.

Korin brandit son épée et hurla : « Mort aux ennemis de Skala ! Longue vie au roi ! »

Les autres s’empressèrent de faire pareil, le plus prompt de tous étant ce lécheur d’Orneüs. Certain de l’avoir surpris à s’assurer que Korin le regardait bien, Ki ne l’en méprisa que mieux.

Tobin avait tiré l’épée comme tout le groupe, mais il ne l’agitait pas, demeurait bouche close. Ki n’arriva pas non plus à manifester beaucoup d’enthousiasme.

Le deuxième homme se débattit, piailla, et il fallut finalement le décramponner de l’échelle. Ce spectacle affola certains de ses compagnons de misère et, pendant un moment, on crut devoir s’attendre à ce que les soldats aient à recourir à la force avec tous.

La foule s’échauffait, maintenant, et une brusque rafale de légumes pourris se mit à pleuvoir sur les condamnés comme sur leurs gardiens.

On pendit une femme ensuite, et puis ce fut au tour du jeune Thelanor. Il essaya bien de crier quelque chose, malgré son bâillon, mais le tumulte était tel que personne n’aurait pu l’entendre, de toute façon. Et c’est en homme qu’il marcha au supplice en escaladant vivement l’échelle sans seulement laisser aux gardes le temps de le houspiller.

Il ne leur en fallut pas moins recourir à la violence pour hisser quelques-uns des autres prisonniers, mais la plupart devaient avoir plus de cœur au ventre, à moins que la bravoure exemplaire du précédent ne leur eût fait honte. Malgré ses mains liées, l’un d’eux salua du mieux qu’il put à la manière d’un guerrier avant de se propulser dans le vide. Les huées de la populace en furent un instant suspendues, mais elles reprirent de plus belle quand son successeur s’agrippa comme un forcené aux barreaux en se compissant, tandis que les gardes lui rouaient le crâne de coups. Les gamins et les femmes opposèrent moins de résistance.

Enfin survint le tour du couple de vieux religieux.

Non sans avoir préalablement porté leurs poignets ligotés à leur cœur et leur front, c’est d’un air résolu qu’ils gravirent leur échelle. Même la lie de la foule en fut si impressionnée qu’aucun projectile ne vola contre eux. Tous deux firent la fatale culbute sans se débattre ni protester.

Un silence presque unanime régnant sur la place, à présent, Ki crut y percevoir des gémissements. Les vieillards avaient succombé très vite, leur frêle échine brisée comme un sarment sec. Mais les femmes et les gamins ne pesaient pas assez, et les guerriers avaient des encolures de taureaux ; la plupart se démenèrent dur et un temps fou avant que Bilairy ne se décide à les réclamer. Ki dut se forcer pour subir de bout en bout cet affreux spectacle, afin de ne pas couvrir Tobin d’opprobre en se détournant. Alors qu’il était d’usage que les bourreaux tirent d’un coup sec sur les jambes des suppliciés pour mettre un terme à leur martyre, aucun d’entre eux n’intervenait en leur faveur, ce soir.

Lorsque se fut enfin terminée la danse macabre, les tambours résonnèrent à nouveau sur un rythme encore plus âpre et rapide. Une grande charrette à hautes ridelles pénétra bruyamment dans la place, attelée d’une paire de bœufs noirs et cernée par un bataillon de culs-gris bouclier au poing et l’épée dressée. Six magiciens busards se tenaient à l’arrière du véhicule, main dans la main, face à son contenu.

Personne n’osa leur lancer quoi que ce soit, mais de vilains ronchonnements crurent et s’enflèrent jusqu’à exploser en cris de colère et d’indignation. Ki frissonna, la fureur soudaine de la foule lui faisait l’effet d’une vague de nausée. Il aurait d’ailleurs été fort en peine de dire si c’était aux Busards ou à leurs captifs invisibles que s’adressaient les huées.

 

N’ayant jamais assisté à aucune exécution jusque-là, Tobin avait déjà eu besoin ce soir de toute sa force de volonté pour ne pas s’enfuir en lançant Gosi au triple galop. Les quelques bouchées qu’il avait réussi à ingurgiter au dîner le barbouillaient et lui brûlaient l’arrière-gorge, il les ravalait convulsivement, tout en priant que Korin et Porion ne s’aperçoivent pas de sa faiblesse. Aucun des autres ne semblait dérangé par le spectacle ; Korin se comportait comme s’il n’avait jamais rien vu de si divertissant, et il avait même échangé à mi-voix avec certains de ses voisins des paris sur lequel des pendus l’emporterait en longévité.

Comme la charrette atteignait la plate-forme, une peur subite et irrationnelle submergea Tobin. Et si c’était Arkoniel qu’on en extrayait, ou Iya ? Crispant sa main sur les rênes au point d’en avoir mal aux doigts, il écarquilla les yeux sur les deux captifs nus qu’on traînait au supplice.

Ce n’est pas eux ! songea-t-il, soulagé jusqu’au vertige. C’étaient des hommes, mais aucun n’était aussi velu qu’Arkoniel. Il n’y avait du reste aucune raison de supposer qu’il s’agît de lui, s’avisa-t-il, mais l’hypothèse ne s’en était pas moins imposée pendant un instant comme une évidence criante.

Les deux condamnés avaient la poitrine barbouillée de motifs rouges tarabiscotés, et le visage emprisonné dans des masques de fer qui, dépourvus de traits et simplement percés de fentes obliques à l’endroit présumé des narines et des yeux, leur donnaient un aspect maléfique, inhumain. Des menottes en métal entravaient leurs poignets.

Les gardes les forcèrent à s’agenouiller, et Nyrin s’avança par-derrière, les mains levées au-dessus de leurs têtes. Il avait toujours frappé Tobin par sa pédanterie, mais là, à dominer de tout son haut ces malheureux, il semblait comme enfler et grandir.

« Voyez les ennemis de Skala ! » cria-t-il d’une voix qui portait jusqu’aux quatre coins de la place. Il attendit que se soit éteint le nouveau tumulte qu’avaient suscité ses paroles avant de reprendre: « Voyez ces soi-disant magiciens qui voudraient renverser le souverain légitime de Skala. Des sorciers ! Des jeteurs de sorts sur les récoltes et les troupeaux, des prêcheurs de sédition, des porteurs de tempête appelant la foudre et le feu sur les habitants innocents de leurs villages. Ils profanent le saint nom d’Illior avec leur magie perverse et menacent la sûreté même de notre pays ! »

L’épouvantable gravité de ces accusations fit frémir Tobin. Mais plus il regardait les magiciens condamnés, plus il était sensible à leur aspect banal et démuni. Eux, faire du mal à qui que ce soit ? Cela semblait inimaginable.

Nyrin pressa ses deux mains sur son front et son cœur puis s’inclina bien bas devant le roi. « Quelle est la volonté de Votre Majesté ? »

Erius mit pied à terre et monta le rejoindre sur la plate-forme puis, faisant face à la foule, il dégaina l’Épée de Ghërilain et la planta entre ses pieds, les mains reployées autour de la poignée. « Nettoyez le pays, loyaux magiciens de Skala ! cri a-t-il d’une voix de stentor. Protégez mon peuple ! »

Aucun des soldats ne bougea de sa place, et ce furent les magiciens busards qui se chargèrent eux-mêmes de traîner leurs deux collègues vers les cadres qui les attendaient. Trois d’entre eux se campèrent un peu à l’écart et se mirent à psalmodier de manière entêtante pendant que les autres débarrassaient les prisonniers de leurs menottes et les ligotaient en un tournemain chacun sur son cadre, en position écartelée, avec une corde d’argent.

L’un paraissait malade ou drogué. Ses jambes ne le portaient pas, et il fallut le maintenir debout pendant qu’on l’attachait dans le dispositif. L’autre ne se montra pas si passif. Juste au moment où les Busards allaient lui nouer les poignets, il se dégagea brusquement par une pirouette et s’avança d’un pas chancelant, leva les mains vers sa figure, émit un mugissement étouffé, et son masque de fer vola en éclats dans un nuage d’étincelles et de fumée. Les robes des Busards les plus proches furent tout éclaboussées de sang. Horrifié jusqu’à la fascination, Tobin ne put détourner son regard. La face ensanglantée de l’homme était une abominable bouillie tordue par des douleurs atroces. Un grondement de défi découvrit des trognons de dents quand il tendit ses poings vers la foule et hurla : « Crétins ! Bétail aveugle ! »

Les Busards se précipitèrent sur lui, mais il se démena si farouchement qu’il réussit à se débarrasser d’eux. « Tu paieras, un jour ! clama-t-il en pointant l’index vers Erius. La Vraie Reine arrive. Elle est déjà parmi nous… »

Il se dégagea violemment de l’emprise d’un nouveau Busard et, tout à coup, son regard plongea droit sur Tobin.

Tobin eut l’impression qu’une étincelle de reconnaissance venait de fulgurer subitement dans ce regard fou. Puis la sensation bizarre d’un fourmillement de chatouilles l’envahit tandis qu’ils se fixaient tous deux, les yeux dans les yeux, durant ce qui lui parut être une éternité.

Il me voit ! Il voit mon vrai visage ! songea-t-il, hébété, quand quelque chose comme un éclair de joie parut dans les prunelles du magicien, le temps que ses bourreaux lui sautent à nouveau dessus, l’entraînent à reculons.

Aussitôt délivré de ce regard-là, celui de Tobin parcourut les alentours avec affolement. La foule lui permettrait-elle de s’enfuir si Nyrin le dénonçait ? Du coin de l’œil, il distingua le Busard et le roi plantés en marge de la bagarre, mais il n’osa pas les lorgner carrément. N’étaient-ils pas en train de le dévisager ? N’avaient-ils pas compris ? Lorsqu’il finit par s’y risquer, toutefois, vite vite, à la dérobée, tous deux n’affichaient d’intérêt que pour l’exécution.

Les magiciens busards entraînaient leur proie, malgré ses ruades à rebours, en se cramponnant à ses bras et en lui tirant sur les cheveux pour le forcer à relever la tête afin qu’un des leurs puisse le bâillonner.

« L’Illuminateur ne se laissera pas narguer ! » réussit-il encore à proférer pendant qu’ils lui inséraient de force entre les dents la boucle d’un fil d’argent, mais cela ne l’empêcha pas de continuer la lutte. Pétrifié, Tobin ne s’avisa d’aucun des mouvements du roi jusqu’à ce que l’Épée de Ghërilain vienne se plonger dans les entrailles du malheureux.

« Oh non ! » exhala-t-il, horrifié de voir l’honneur de cette arme insigne souillé d’un sang de prisonnier. L’homme eut un sursaut puis s’effondra face en avant quand Erius retira la lame.

Les magiciens le relevèrent, et Nyrin appliqua la main sur son front. Toujours vivant, l’autre lui expédia un crachat qui marqua d’une nouvelle tache écarlate ses robes blanches. Le Busard ignora l’insulte et, à mi-voix, se mit à psalmodier.

Les yeux de l’agonisant se révulsèrent dans leurs orbites, ses jambes cédèrent sous lui, et ce fut tout simple, après, de l’écarteler sur son cadre et de l’y attacher.

« Allez-y », commanda Erius, tout en essuyant calmement sa lame pour la nettoyer.

Tout étant rentré dans l’ordre, les magiciens se disposèrent en cercle autour des cadres et se mirent à psalmodier d’une voix de plus en plus forte de nouvelles incantations, tant et si fort qu’à la fin fleurirent sur le corps même des suppliciés des flammes d’une blancheur et d’un éclat tels que Tobin n’en avait jamais vu. Il ne s’en élevait aucune fumée, pas plus que l’ombre de la puanteur que les champs crématoires soufflaient parfois dans la ville entière par-dessus les murs. Ils se débattirent quelques secondes qui suffirent à les consumer aussi totalement que peut l’être par une bougie l’aile d’un papillon de nuit. Quelques secondes, et il ne resta d’eux plus rien d’autre que des mains et des pieds calcinés, toujours pris dans leurs liens d’argent aux quatre coins des cadres de bois roussi.

Des taches noires consécutives à l’aveuglant éclat des brasiers virevoltaient sous les yeux de Tobin. Il s’efforça aussi vainement de les dissiper en battant des paupières que de détacher son regard du cadre de gauche, obsédé par la lueur de reconnaissance qu’il avait entrevue briller dans le magma de douleur qu’était devenue la figure du magicien. Là-dessus, le monde bascula tout autour de lui d’une façon incroyable. La place et la foule, les huées, les vestiges pathétiques recroquevillés sur les cadres, tout disparut, et il se retrouva contemplant une éblouissante cité d’or perchée au bord d’une haute falaise ourlée par les flots de la mer.

 

Seul Ki se tenait assez près pour entendre l’exclamation feutrée qu’exhala Tobin en basculant au ralenti par-dessus l’encolure de Gosi, et encore ne comprit-il pas le seul mot qui la composait, mot que Tobin allait lui-même oublier pour un bon bout de temps:

« Rhiminee ! »

 

Aucun des Busards, pas même Nyrin, ne s’avisa que parmi les cendres des suppliciés traînait un minuscule caillou noirci.

 

À vingt milles de là, sous cette même lune jaune, Iya, la tête appuyée sur une table de taverne, venait d’avoir le souffle aussi brutalement coupé par la vision des flammes incandescentes que la première fois à Ero. Les traits de ce condamné que la souffrance achevait de défigurer, elle les avait reconnus. Kiriar, c’était là Kiriar de Guémiel. Auquel elle avait remis l’un de ses graviers-gages le fameux soir du Trou de Ver.

La douleur avait eu beau s’estomper très vite, Iya n’en demeurait pas moins salement secouée. « Ô Illior, pas lui ! » se lamenta-t-elle. En le torturant, les Busards lui avaient-ils arraché le secret de la petite bande de magiciens cachée sous leurs pieds mêmes  ?

Elle reprit peu à peu conscience de l’atmosphère bruyante qui l’environnait.

« Vous vous êtes blessée. » C’était une drysienne qu’elle avait déjà remarquée vaquant dans les parages du temple à soigner les gosses du village. « Permettez-moi de vous panser, la mère. »

Iya baissa les yeux. La coupe de grès contenant le vin qu’elle avait commandé s’était fracassée dans sa main. Les éclats lui avaient entaillé la paume en travers de la cicatrice presque effacée qui commémorait son affrontement avec Frère le soir même où elle avait amené Ki au fort. Il en restait un bravement planté dans la chair tuméfiée juste au bas du pouce. Trop affaiblie pour répondre, elle laissa la dry sienne nettoyer et bander ses plaies.

Cela fait, la femme lui posa la main sur le crâne et fit ruisseler en elle une énergie fraîche et apaisante. Des senteurs vertes de pousses neuves et de feuilles tout juste écloses grisèrent Iya. Une vivifiante douceur d’eau de source envahit sa bouche asséchée.

« S’il vous plaît de dormir cette nuit sous mon toit, vous y serez la bienvenue, Maîtresse.

Soyez-en remerciée, Maîtresse. » Mieux valait en effet coucher au foyer de Dalna qu’ici même, où il n’y avait que trop de fainéants curieux en train de la guigner comme une vieille folle pour ne pas rater sa prochaine crise. Mieux aussi de se trouver en compagnie d’une guérisseuse, au cas où se reproduirait l’abominable épreuve. Qui savait combien Nyrin risquait encore de brûler de magiciens, ce soir ?

La drysienne lui fit descendre en la soutenant un chemin de terre qui menait jusqu’à une petite chaumière, à la lisière du village, puis l’installa sur un lit moelleux près du feu. Sans que ni l’une ni l’autre ait demandé ou donné de nom.

À peine allongée, Iya se réjouit de voir les grandes frises de symboles protecteurs sculptées aux poutres du plafond d’où pendaient aussi des sachets de charmes. À Skala, Sakor pouvait bien être en guerre avec l’Illuminateur, le Créateur n’en continuait pas moins de veiller sur toutes choses impartialement.

En dépit de quoi la paix ne lui fut guère accordée, cette nuit-là. Pour peu que le sommeil la prît, elle se mettait à rêver de la sibylle d’Afra. La petite levait vers elle de luisantes prunelles blanches et parlait avec la voix de l’Illuminateur.

Il faut que cela cesse.

Et, au cours de cette vision, Iya se voyait invariablement tomber face contre terre aux pieds de l’Oracle en pleurant.