4
Nyrin s’amusait prodigieusement à regarder Orun fulminer de rage et crever d’inquiétude à propos de l’absence du prince Tobin. Il l’avait flairé dès le début, le lord chancelier du Trésor n’avait manigancé pour se faire attribuer la garde de Tobin que dans l’espoir de cimenter par le biais du gamin son raccordement sur la famille royale. Si celui-ci avait été une fille, nul doute qu’il serait allé jusqu’à solliciter des fiançailles. Il était puissant, chose indéniable, et l’onctueuse loyauté dont il avait fait preuve envers la défunte mère du roi lui avait valu tout à la fois son opulence et sa position prestigieuse ; Erius n’aurait pas forcément dédaigné une pareille alliance.
Seulement, voilà, tel n’était pas le cas, on avait affaire à ce garçonnet malingre et capricieux, seul et unique héritier des plus riches domaines de tout le royaume, et c’était Orun qui tenait les cordons de la bourse. Nyrin était certes assez sûr de sa propre emprise sur le roi, mais le fait qu’un fruit si pulpeux soit tombé dans le giron de l’homme le plus haïssable d’Ero ne laissait pas que de l’agacer. Aussi guettait-il son heure et entretenait-il des mouchards dans la maison d’Orun pour ne pas rater son moindre faux pas. Si son penchant pour les jouvenceaux n’était un secret pour personne, le bougre s’était en revanche sagement borné à le satisfaire avec des domestiques et des prostitués qui ne risquaient pas de se hasarder à jaser. Mais n’allait-il pas s’oublier avec Tobin ? Ça, ce serait vraiment un sacré coup de veine, se disait le magicien, qui avait même envisagé de seconder benoîtement les choses.
Du vent, d’ailleurs, que tout cela. Qu’il en prît seulement fantaisie à Erius - et Nyrin se flattait d’exercer quelque influence sur ses fantaisies… -, c’est à n’importe quel moment et en toute impunité qu’il pourrait saisir les possessions du petit prince, châteaux, domaines et trésors. Tobin n’était encore qu’un gosse à peu près dépourvu d’amis au sein de la noblesse et, vu son état d’orphelin, fort peu susceptible de susciter une quelconque féauté.
Si c’était la fille d’Ariani qui avait survécu, plutôt que son fretin de frère, les choses auraient été bien différentes. Alors que plus s’aggravaient les sécheresses et les épidémies, plus les paysans se tournaient vers Illior, il n’avait pas été terriblement sorcier de faire voir au roi que n’importe quel rejeton féminin du sang constituait une menace pour sa propre lignée. Si les illiorains venaient à prendre le dessus, n’importe laquelle de ces prétendantes serait en mesure de faire valoir sa qualité de « fille de Thelâtimos » et de lever une armée contre lui. La solution qui s’imposait, l’usage et le temps l’avaient bien consacrée, non ?
Il n’empêchait que Nyrin avait commis une gaffe presque fatale lorsqu’il s’était, non sans détours et circonlocutions, permis d’insinuer que la pire menace pesant sur le trône d’Erius était incarnée par sa propre sœur, Ariani. Il s’en était fallu d’un rien que le roi n’ordonne alors l’exécution du magicien ; et c’était en cette occasion-là que le magicien avait retourné pour la première fois son art contre le roi.
Une fois réparée l’anicroche, Nyrin s’était réjoui de constater que l’indulgence du souverain ne s’étendait manifestement pas jusqu’à la progéniture de sa sœur. Ils avaient l’un et l’autre pris pour un excellent présage la mise au monde par celle-ci d’une fille mort-née. Et en s’enfonçant par la suite dans la folie, la princesse s’était en quelque sorte elle-même chargée d’accomplir le reste de la besogne à la place du magicien. L’accession au trône d’une nouvelle reine démente n’avait franchement pas de quoi séduire les plus fanatiques même des illiorains. Personne n’était dès lors disposé à soutenir la cause d’Ariani, pas plus d’ailleurs que celle de son maudit possédé de fils.
L’affaire n’en était pas pour autant classée, néanmoins. Une fille, n’importe quelle fille, susceptible de faire valoir sa qualité, même éloignée, de « fille de Thelâtimos » risquerait toujours de s’aviser que la prophétie d’Afra continuait de hanter les mémoires, si nombreux que soient les prêtres et les magiciens réduits en fumée par ordre de Sa Majesté. C’était au demeurant là-dessus que tablait Nyrin…
Lorsqu’il avait commencé à se rendre à Ilear une fois par mois, personne n’y avait prêté d’attention. Il est vrai qu’il s’habillait pour ce faire en riche négociant, et qu’il s’adjoignait un charme propre à embrouiller le cerveau des gens qui l’auraient d’aventure reconnu malgré son déguisement. Grâce à quoi cela faisait des années qu’il allait et venait à sa guise. Puis qui, de toute manière, aurait eu le front d’espionner le chef des Busards ?
Tout en poussant son cheval par les rues du bourg en cet après-midi brumeux d’hiver, il se délectait comme à l’accoutumée de son anonymat. C’était un jour de foire à la volaille, et les façades de la place du marché répercutaient en un vacarme assourdissant les cocoricos, les caquets, cacardages et coin-coin des oiseaux captifs dans leurs cages. Nyrin se sourit à lui-même pendant que, bien tenue en main, sa monture fendait la foule. Qui, là-dedans, se doutait que le cavalier que visaient les murmures, les sourires ou les quolibets pouvait d’un mot, d’un seul, terminer ses jours ?
Délaissant tout ce tintamarre, il gravit la colline en direction du quartier cossu puis de la belle maison de pierre qu’il y possédait. Un jeune page accourut ouvrir, et Vena, la vieille nourrice à demi aveugle, vint à ses devants dans la grande salle.
« Elle n’a pas quitté sa fenêtre, à se faire un mouron du diable depuis tôt matin, Maître, rouspéta-t-elle en le débarrassant de son manteau.
— C’est lui ? cria de l’étage une fille.
— Oui, Nalia, ma chérie, c’est moi ! » répondit Nyrin.
Elle descendit en trombe les escaliers et l’embrassa sur les deux joues. « Vous avez toute une journée de retard, vous savez ! »
Il lui retourna ses baisers puis la maintint à bout de bras pour l’admirer. D’un an plus âgée que le prince Korin dont elle était parente, elle en avait bien les yeux et les cheveux noirs, mais aucun des attraits physiques. C’était un laideron de fille, et un laideron qu’achevait d’enlaidir, en plus d’un menton rentré, la marque de naissance irrégulière et rose qui lui faisait depuis la joue gauche jusqu’à l’épaule comme des éclaboussures de vin. Cette disgrâce la rendait timide au point de fuir toute espèce de société, mais elle l’avait bien arrangé, lui, car cela devenait dès lors un jeu d’enfant que de tenir cachée la pauvrette au fin fond de ce trou perdu à l’écart du monde.
Sa mère, une cousine au second degré d’Erius du côté maternel, avait eu beau être plus moche encore, ça ne l’avait quand même pas empêchée de réussir à se dégotter un mari et à mettre bas une paire de filles. Une bonne fortune que Nyrin s’était adjugée. Les meurtres, il les avait perpétrés lui-même en frappant l’homme d’un arrêt cardiaque au moment même où celui-ci lui ouvrait la porte et en tuant la femme à même son lit d’accouchée. Cela s’était passé à l’époque où débutaient tout juste les massacres ordonnés par Erius et où le magicien se chargeait encore personnellement de telles besognes.
Passée comme par miracle au travers du destin funeste qui s’était comme à plaisir acharné sur sa mère et sur sa sœur Nalia, la première des jumelles était une adorable petite chose qui promettait de devenir, en grandissant, une véritable beauté. Mais c’était difficile à cacher, la beauté. Du difficile à tenir en main.
La ferme intention de Nyrin était d’abord de les liquider tous, mais au moment même où il soulevait la seconde enfant qui braillait à pleine gorge auprès de sa mère morte, brusquement l’avait frappé une vision… , la vision qui précisément lui dictait depuis chacun de ses gestes et agissements. Dès lors il avait sciemment cessé d’être le pur et simple chien courant d’Erius et avait endossé le rôle de maître des destinées à venir de Skala.
Quant à elle, il y eut d’autres magiciens pour l’entr’apercevoir dans leurs propres visions, de même que certains prêtres d’Illior. Exploitant les craintes qu’inspirait au roi le sort de Korin, Nyrin lui avait arraché de haute lutte le pouvoir et les moyens d’écraser tous ses rivaux avant qu’ils ne parviennent à y voir net et ne puissent révéler l’existence de sa douce et docile petite Nalia. Nul autre que lui ne devait produire cette reine future au moment opportun. Nul autre que lui ne devait la plier à ses quatre volontés lorsqu’elle accéderait au trône.
Il menait Erius par le bout du nez, mais il savait pertinemment que cela ne lui serait jamais possible avec ce jeune cabochard de Korin. Il coulait dans les veines du prince infiniment trop du sang de sa mère et pas une once de démence. Il régnerait longtemps, tandis que la peste et la male chance ne feraient que croître et embellir dans le pays jusqu’à ce que Skala s’écroule sous la poussée de ses ennemis comme une vulgaire poutre pourrie.
Agnalain la Folle et sa nichée n’avaient fait que souiller la couronne, de cela nul ne disconviendrait. Lui, sa Nalia pouvait d’autant mieux justifier de son ascendance que celle-ci remontait jusqu’à Thelâtimos des deux côtés. Nyrin en fournirait les preuves, le moment venu. C’était lui, et lui seul, qui replacerait l’Épée de Ghërilain dans une main de femme, le jour où l’Illuminateur en signifierait l’ordre. Entre-temps, elle avait poussé dans un paisible anonymat, ignorée de tous et s’ignorant même elle-même. Elle savait seulement qu’elle était orpheline, et que Nyrin lui tenait lieu gracieusement de bienfaiteur et de gardien. Toute autre compagnie masculine lui étant interdite, elle l’adorait, et il lui manquait affreusement quand ses affaires d’armateur - elle y croyait dur comme fer le retenaient dans la capitale.
« C’est trop cruel à vous de me faire attendre aussi longtemps », reprit-elle, toujours sur le ton de la réprimande, mais non sans que le rouge du plaisir, s’aperçu-t-il, envahisse sa joue intacte, pendant qu’elle l’entraînait par la main jusqu’à son fauteuil du salon. Après s’être installée, tout heureuse, sur ses genoux, elle l’embrassa de nouveau et s’amusa à lui tirailler la barbe.
Abstraction faite de la disgrâce de son visage, elle avait fini par devenir une jeune femme joliment tournée. Nyrin enlaça d’un bras sa taille fine puis, tout en l’embrassant, pelota d’une main amoureuse la généreuse rondeur de ses seins. La nuit, dans leur chambre à coucher, toutes lumières éteintes, elle était aussi belle qu’aucune des maîtresses qu’il avait jamais possédées, et la plus abjectement dévouée.
Qu’Orun le garde, pour l’instant, son petit bonhomme de prince en bois. Sans la puissance du duc Rhius pour l’appuyer - et Nyrin n’était pas sans avoir aussi quelque peu contribué à cette disparition-là -, le fils d’Ariani n’était rien d’autre qu’un usurpateur mâle potentiel de plus en tant que prétendant au trône, et un usurpateur maudit, par-dessus le marché ! Lui régler son compte ne serait pas bien difficile, le moment venu…