18
On servit le festin, le soir, dans la grande salle, où trois longues tables avaient été disposées en demi cercle. Tobin et Korin se trouvaient naturellement à celle de la famille Solari. Issu d’un premier lit, le fils aîné du duc était pour le moment retenu ailleurs par le service du roi. Etaient en revanche présents les enfants de Savia - deux garçonnets et une adorable petite fille appelée Rose qui passa l’essentiel du repas sur les genoux du prince royal. Aux Compagnons s’étaient adjoints comme convives des amis et des lieutenants du lord protecteur, ainsi qu’un certain nombre de riches marchands d’Atyion. Même abstraction faite du boucan de vaisselle et de plats, tout ce beau monde faisait un vacarme qu’étaient fort loin d’atténuer les processions sempiternelles de bardes et de ménestrels.
Tobin avait beau occuper la place d’honneur au centre de la table surmontée d’un dais, ça vous crevait les yeux que le rôle d’hôte était tenu par Solari. C’étaient ses hommes qui servaient à table, c’était lui qui commandait les plats, les vins, lui qui faisait se succéder les jongleurs et les baladins. Il chouchouta toute la soirée Korin et Tobin, choisissant à leur intention les meilleurs morceaux de chaque service et leur vantant les vertus de chaque vin, tous crus issus de cette fine fleur du genre qu’étaient les vignobles fameux d’Atyion.
Les plats succédaient aux plats, chacun d’entre eux suffisant en soi pour constituer un banquet. Debout près de l’entrée de service, dame Lytia les inspectait tous minutieusement avant de permettre qu’on les emporte à la table haute. Le premier se composait à lui seul de bœuf à la moutarde et de perdrix, de pluviers, de bécasses et de bécassines rôtis. Suivit celui de poisson, qui comportait des anguilles en gelée, du grondin au sirop, de la friture de vairons, du brochet fumé en croûte, et des moules à l’étuvée farcies de fromage et de chapelure. Pour le dessert se distinguaient trois sortes de gâteaux et de savoureuses tourtes aussi croquantes qu’onctueuses et merveilleusement décorées.
Et cependant vous tenaient compagnie des dizaines de chats du château, qui sautaient sans façons sur les tables en quête de miettes et empêtraient les pieds des serviteurs. Tobin tenta bien de repérer çà ou là son nouvel ami, mais Queue-tigrée demeura constamment invisible.
« Les coqs d’ici couvrent d’opprobre ceux des cuisines royales, duchesse ! s’exclama Korin en se pourléchant allègrement les doigts.
— Tout le mérite en revient à Lady Lytia, répliqua t-elle. Elle supervise les menus, régente les cuisiniers et veille même à l’achat des diverses denrées. Je ne sais comment nous ferions si nous ne l’avions pas.
— D’ailleurs, tenez, la voici qui nous apporte en personne le clou de cette soirée ! » s’écria Solari.
Au même instant, Lytia introduisait en effet deux serviteurs portant une pâtisserie géante sur un brancard. À son commandement, ils la déposèrent devant Tobin. La croûte dorée en était finement décorée du rouvre d’Atyion flanqué de deux cygnes réalisés en pâte et dont un glaçage multicolore mettait en valeur les détails exquis.
« Dans l’espoir de vous divertir, le premier soir de votre séjour parmi nous, mon prince », dit-elle en lui tendant un long coutelas enrubanné de bleu.
« Ce serait trop dommage d’abîmer un pareil chef-d’œuvre ! se récria-t-il. Agréez tous mes compliments, Dame !
— Coupez-le ! coupez-le ! » s’impatienta la petite Rose en gigotant sur les genoux de Korin et en claquant des mains.
On ne peut plus perplexe quant à ce que pouvait bien contenir la pâtisserie, Tobin plongea la lame au centre de la croûte, et le monument s’effondra en mille morceaux, libérant toute une volée de minuscules oiseaux vert et bleu qui prirent leur essor tout autour de la table. Les chats bondirent parmi les couverts pour leur donner la chasse, à la grande joie de tous les invités.
« Votre admirable tante est une véritable artiste ! » lança Solari par-dessus les têtes à Tharin, qui accueillit l’éloge en opinant simplement du chef.
Sur un signe de Lytia parut un second brancard chargé d’une pâtisserie identique mais qui se révéla cette fois fourrée d’un flan de prunes à l’eau-de-vie.
« Tous produits de vos domaines et de vos celliers, mon prince », annonça-t-elle fièrement avant de lui servir la première portion.
Un gros chaton noir et blanc s’étant juché sur ses genoux pour flairer son assiette, Tobin en caressa la fourrure soyeuse. « Que de chats ! Jamais je n’en avais tant vu…
— Il y en a toujours eu à Atyion. » Lytia régala l’indiscret d’un peu de flan tendu sur le bout de son doigt. « Leur passion pour la lune les fait bénéficier de la faveur d’Illior.
— Ma vieille nourrice m’a dit que c’est en raison de cela qu’ils dorment tout le jour et pouvaient voir leurs proies dans les ténèbres, intervint Korin en plaçant le chaton dans le giron de Rose. Je suis navré que Père ne puisse en souffrir seulement la vue… »
Le chaton venait tout juste de retourner d’un saut sur les genoux de Tobin quand Queue-tigrée émergea de dessous la table en grondant. Un bond le jucha sur le bras du fauteuil, un revers de patte éjecta le chaton dont il vint occuper tout de go la place.
« Vous devez être singulièrement chéri par l’Illuminateur pour que cette brute-là vous fasse des avances, observa Solari sans dissimuler l’aversion que lui inspirait le matou. Je ne puis m’en approcher si peu que ce soit. » Il tendit la main pour lui grattouiller le crâne, mais Queue-tigrée coucha ses oreilles en arrière en crachant si fort qu’il le fit précipitamment renoncer. « Vous voyez ? » Il secoua la tête, pendant que le chat se mettait à lécher le menton de Tobin en ronronnant outrageusement. « Mmmouais, singulièrement chéri, à la vérité ! »
Tout en caressant l’échine du chat, Tobin se rappela une fois de plus l’avertissement de Frère.
À la pâtisserie succédèrent fromage et fruits secs, mais il était si rassasié que c’est tout juste s’il réussit encore à grignoter quelques dragées. Une nouvelle troupe de ménestrels avait fait son entrée avec les friandises, et certains des convives commençaient à lancer les dés parmi les coupes. Au demeurant, personne ne faisait mine de vouloir aller se coucher.
Complètement sonné quant à lui par les trop nombreux mélanges de vins qui lui faisaient tourner la tête, Tobin invoqua la fatigue pour prendre congé dès qu’il put le faire sans impolitesse.
« Bonne nuit, cousinet de mon cœur ! » lui cria Korin en se dressant tant bien que mal pour lui donner une accolade titubante. Comme par hasard, il était beaucoup plus ivre que Tobin.
En voyant que tout le monde se levait aussi pour lui souhaiter une bonne nuit, celui-ci présuma que la fête allait se prolonger fort tard, mais cela se ferait sans lui, voilà tout. Tharin et Ki sortirent avec lui. Quant à Queue-tigrée, il joua les éclaireurs en trottinant devant, sa queue zébrée dressée comme une hampe d’étendard.
Le gamin trouva la compagnie du capitaine encore plus à son gré que d’ordinaire, car un guide n’était pas de trop dans ce labyrinthe inouï de corridors et d’escaliers. En atteignant un carrefour inconnu, Tharin s’immobilisa. « Si tu n’es pas trop crevé, Tobin, il y a encore quelqu’un d’autre que j’aimerais te faire connaître.
— Un autre parent ?
— En quelque sorte. Hakoné a commencé à servir ta famille du temps de ton arrière-grand-père. Il n’a pas un instant cessé de désirer te rencontrer depuis le jour où il a appris ta naissance. Ça compterait énormément pour lui, de te voir.
— Très bien. »
Se détournant de leur direction initiale, ils délaissèrent la tour principale, descendirent un escalier puis traversèrent les jardins vers l’un des accès aux cuisines. L’arôme du pain en train de cuire entêtait le couloir au bout duquel ils franchirent une porte ouverte qui révéla une armée de boulangers qui s’activaient à travailler la pâte sur des planches à pâtisserie. Tobin aperçut au bout de la pièce une grande bringue à cheveux gris qui, tout en touillant le contenu d’un énorme chaudron, se trouvait en pleine discussion avec l’une de ses compagnes.
« Ma cousine Grannia et la cuisinière en chef, lui dit Tharin. Inutile de nous arrêter ; elles débattent comme un couple de généraux du menu de la bataille qui doit se livrer demain en faveur du roi. »
Après avoir dépassé d’autres cuisines, ils grimpèrent une volée de marches étroites. Les domestiques qu’ils n’arrêtaient pas de croiser saluaient le capitaine d’un ton chaleureux et Tobin avec une déférence énamourée.
« On dirait presque qu’ils te connaissent déjà, n’est ce pas ? » fit Ki.
Vers le milieu d’un corridor des plus ordinaires où la jonchée crissait sous leurs pas, Tharin s’arrêta pour pousser une porte sans même y frapper. Au-delà somnolait au fond d’un fauteuil flanqué d’un brasero le vieillard le plus chenu qu’eût jamais vu Tobin. Quelques bouchons de cheveux flancs frisottaient autour de son crâne luisant, et une maigre barbe jaunâtre s’effilochait jusqu’au creux de sa poitrine. Une chatte jaune tout aussi vétuste reposait dans son giron. Queue-tigrée la rejoignit d’un bond puis, sur un échange amical de frotte-museaux, se pelotonna contre elle pour se laisser toiletter les oreilles.
Le vieil homme se réveilla et, louchant vers ses genoux avec des yeux chassieux, tripota la tête de Queue-tigrée d’une main crochue aux jointures violacées. « Ah, c’est donc toi, hein ? » Sa voix grinçait comme des gonds rouillés. « Venu rendre visite à ta vieille mère, mais sans même lui apporter de cadeau, bougre d’étourdi ? Que te dit de ça, Ariani ? »
Suffoqué, Tobin mit un bon moment à comprendre que ces mots s’adressaient à la chatte. Tout en maintenant désormais son matou de fils avec une patte équipée de sept doigts, ladite Ariani lui débarbouillait la figure. Et lui se laissait faire, aussi docile que comblé.
« Il n’est pas venu seul, Hakoné », dit Tharin en forçant le ton.
Après avoir traversé la pièce et enfermé la main du vieillard dans la sienne, il fit signe à Tobin et à Ki de se rapprocher.
« Enfin de retour, Theodus ! » s’exclama le vieux.
Apercevant alors les deux gamins, il s’illumina d’un sourire attendri et tout édenté. « Ah, et voilà mes petits chéris ! Dis-moi donc, Rhius, tu me rapportes combien de grouses, aujourd’hui ? Oh, ce sont des lapins ? Et toi, Tharin, tu as eu de la chance ? »
Tharin se pencha davantage. « C’est moi, Tharin, vous vous rappelez, Hakoné ? »
Le vieux lui décocha un regard torve puis secoua la tête. « Bien sûr, mon gars. Pardonne-moi. Tu m’as pris en train de rêvasser. Mais alors, lui, ça doit être… » Il s’étrangla, tâtonna pour attraper la canne placée près de son fauteuil. « Mon prince ! s’écria-t-il en s’efforçant de se redresser, ce qui fit décamper les chats.
— De grâce, ne vous levez pas », dit Tobin.
Des larmes inondèrent les joues creuses d’Hakoné qui se laissa retomber dans son fauteuil. « Veuillez excuser la faiblesse d’un vieux débris de mon espèce, mais je suis tellement, tellement heureux, mon prince ! Je commençais à craindre de ne plus vivre assez longtemps pour vous voir enfin ! » Il tendit des mains tremblantes et y cueillit le visage de Tobin. « Hélas, que ne puis-je vous voir plus distinctement ! Bienvenue chez vous, mon garçon. Bienvenue chez vous ! »
Une boule se forma dans la gorge de Tobin, à la pensée que le vieillard l’avait pris pour Père. Il s’empara des deux mains d’Hakoné. « Grand merci, mon bon ami. Et merci encore d’avoir si longtemps servi ma famille. Je… j’espère que vous avez toutes vos aises, ici ?
— C’est trop aimable à vous de vous en inquiéter, mon prince. Il doit y avoir un tabouret par là. Tharin, un siège pour le prince ! Et rapproche-moi la lampe. »
Une fois Tobin installé près de lui, Hakoné l’examina plus minutieusement. « Oui, ça va mieux. Rien qu’à vous regarder ! Les yeux de votre chère mère et les traits du duc. Tu ne trouves pas, Tharin ? Fait l’effet d’avoir à nouveau devant nous notre cher Rhius.
— Tout à fait », confirma Tharin, non sans un clin d’œil au petit. Ils savaient pertinemment tous deux qu’il n’avait guère l’heur de ressembler à ses parents, mais Tobin se sentait déjà beaucoup de sympathie pour le vieil homme, et il était enchanté de le rendre heureux.
« Et ce garçon-là doit être l’écuyer dont tu m’avais parlé ? reprit Hakoné. Kirothius, c’est bien ça ? Approche, petit, que je te voie un peu. »
Ki se mit à genoux près du fauteuil, et Hakoné lui tâta les épaules, les bras, les mains. « Un brave et solide gaillard, hé ! fit-il d’un ton charmé de connaisseur. Des mains dures comme du fer. Vous avez des mains de guerriers, tous les deux. Tharin a beau ne me faire que des éloges de vous, je gage que vous devez faire des tas de bêtises, exactement comme le faisaient Rhius et ce chenapan-là ! »
Tobin et Ki échangèrent un petit sourire en coin. « Tharin était un chenapan ?
— Eux deux ! pouffa Hakoné. N’arrêtaient pas de se bagarrer avec les mioches du village et de nous piller les vergers. Te rappelles, Tharin, la fois où Rhius a descendu la meilleure brebis laitière de ta mère ? Lumière divine ! un jour sur deux qu’il me fallait vous courir après avec la cravache, l’impression que j’en ai gardée… »
Tharin marmonna quelque chose, et Tobin se délecta de constater qu’il rougissait.
Sur un nouveau gloussement rouillé, l’ancien intendant tapota la main de Tobin. « Même qu’ils m’ont farci de sucre les greniers à sel, une fois, juste avant un banquet donné en l’honneur de la reine en personne, figurez-vous ça ! Évidemment qu’un coup pareil, l’instigateur, c’était le petit Rhius, mais sur qui retomba le blâme, et qui écopa du fouet, si ce n’est notre bon Tharin ? » Ce souvenir lui arracha un nouvel accès d’hilarité, mais qui eut tôt fait de se changer en quintes de toux.
« Du calme, Hakoné », le pressa Tharin en se dépêchant d’aller prendre sur le buffet une coupe de vin qu’il lui porta aux lèvres.
Le vieillard aspira bruyamment une gorgée dont une bonne partie lui dégoulina le long de la barbe. Après avoir laissé s’apaiser quelque peu sa respiration sifflante, il exhala un gros soupir. « Mais c’est fini, maintenant, tout ça, bel et bien fini, n’est-ce pas ? Tu es un homme mûr, et Rhius est mort. Tant et tant de morts… » Sa voix s’éteignit dans un souffle, et ses paupières se fermèrent. Tobin croyait qu’il s’était endormi quand, au bout d’un moment, il se redressa et lança d’un ton sec: « Le duc n’a plus de vin, Tharin ! Descends vite aux caves m’en… » Il s’arrêta pile et les dévisagea tour à tour. « Non, je battais à nouveau la campagne, hein ? C’est à toi qu’incombe la tâche, à présent, Kirothius. Allez, sers ton prince, mon gars. »
Ki se mit vivement debout pour obtempérer, mais Tobin le retint d’un geste. « Permettez-moi de décliner votre offre, mon bon ami. Nous sortons tout juste de table, et nous avons déjà bu plus que de raison. »
Hakoné se rencogna dans son fauteuil, et la vieille chatte en profita pour récupérer sa place dans son giron. Queue-tigrée s’enroula, lui, aux pieds de Tobin.
« J’ai été fâché de trouver votre chaîne suspendue au cou d’un étranger, fit Tharin en ressaisissant la main d’Hakoné. Je me figurais que Lytia serait la personne toute désignée pour vous succéder. »
Un reniflement lui répondit. « L’ouvrage de Lord Orun, ça. Le roi nous avait déjà expédié une demi douzaine de nouveaux domestiques après la mort de la princesse… , puisse Astellus lui aplanir les voies. » Il se baisa le bout des doigts avec déférence avant de les appuyer sur son cœur. « Et puis, dès celle de Rhius, Orun a dépêché un homme à lui. Oh, le changement s’imposait désormais, bien sûr - je suis aussi aveugle que la chèvre de Bilairy, et mes jambes ne me portent plus -, mais celui-là… , le sale type que c’était, avec son strabisme et sa gueule de déterré ! Ça n’a fait de peine à personne, quand Solari te l’a débarqué… Tu n’en as pas moins raison, le poste aurait dû revenir à ta chère tante, alors. Parce que ça faisait déjà plusieurs années que toutes les fonctions d’intendant, c’était elle, ici, qui les remplissait, il ne lui manquait que le titre.
— Je vais dire à Solari de la nommer, intervint Tobin.
— J’ai bien peur que tu ne sois pas encore en mesure de le faire, objecta Tharin. Sur de pareils sujets, c’est au lord protecteur qu’il appartient de décider, tant que tu n’es pas majeur.
— Dans ce cas, je ne suis pas le seigneur et maître d’Atyion, si ? Pas réellement. »
La main d’Hakoné trouva la sienne et la serra. « Vous l’êtes, mon garçon, et personne d’autre. J’ai entendu les gens acclamer votre entrée, tout à l’heure. C’est le cœur de votre peuple que vous avez vu s’exprimer là-dehors. Il soupirait après vous tout autant que moi-même. Solari est un chic type, et il entretient bien vivant le souvenir de votre père dans les troupes.
Laissez-le patiemment veiller à votre sécurité, pendant que vous-même servez le prince royal. »
Au même instant s’entendit au-dehors un tumulte étouffé. Ki ouvrit la porte, et il découvrit un groupe de cuisinières et de filles de cuisine qui se pressaient dans le couloir.
« S’il vous plaît, Sieur, nous désirions simplement voir le prince », dit en leur nom à toutes une femme âgée. Dans son dos, les autres acquiescèrent d’un hochement de tête plein d’espoir tout en se démanchant le col pour essayer d’entr’apercevoir Tobin.
« Du large, vous ! leur lança Hakoné de sa voix la plus râpeuse. Il se fait trop tard pour déranger Son Altesse !
— Ne les renvoyez pas, s’il vous plaît, protesta Tobin. Elles ne me dérangent nullement. »
Ki libéra le seuil, et elles entrèrent en multipliant les courbettes, une main sur le cœur. Plusieurs de leurs doyennes avaient les yeux humides. Celle qui avait parlé s’agenouilla pour serrer les mains de Tobin.
« Prince Tobin… , enfin ! Bienvenue chez vous. » Bouleversé une fois de plus, il se pencha et l’embrassa sur la joue. « Merci, ma bonne. Je suis trop content de me trouver là. »
Elle se toucha la joue puis prit ses compagnes à témoin. « Hein, vous voyez ? Je vous l’avais bien dit que bon sang ne pouvait mentir ! Rien de tout le reste n’a d’importance.
— Veux-tu bien tenir ta langue, Mora ! jappa le vieil intendant.
— Ne vous tracassez pas, le reprit Tobin. Je suis au courant des bruits qui courent sur ma personne comme sur ma mère. Il en est même certains d’exacts, entre autres quant au démon… Mais je vous donne ma parole à tous que je tâcherai d’être digne de la mémoire de mon père et un bon maître d’Atyion.
— Il n’a strictement rien qui doive vous alarmer, folles que vous êtes ! les rembarra le vieux, plus bourru que jamais. C’est un nouveau Rhius qui nous est né là. Transmettez-moi ça à l’office. Et maintenant, filez, retour à vos tâches ! »
Elles se retirèrent incontinent, à l’exception de celle que Tharin lui avait désignée comme sa cousine.
« Qu’y a-t-il ? questionna Tobin.
— Eh bien, mon prince, je… » Sans achever sa phrase, elle se dandina, ses mains gercées entortillées dans le devant de son tablier. « M’est-il permis de m’en ouvrir, Hakoné ? »
Le vieillard consulta Tharin du regard. « Quel mal peut-il y avoir à le demander ?
— Vas-y, Grannia.
— Eh bien, mon prince, bredouilla-t-elle, c’est simplement que… , bref, à Atyion, nous sommes un bon nombre à avoir servi dans les rangs de l’armée, jadis. Vous savez, là-bas, Catilan, votre cuisinière, au fort de Bierfût ? Elle était mon sergent. Nous faisions partie des archers de votre grand-père.
— Elle m’en a parlé, en effet.
— Eh bien, le fait dont il s’agit, prince Tobin, est que votre père nous avait donné la permission de continuer à nous entraîner, pourvu que ce soit de façon discrète, et d’enseigner le métier des armes à celles des jeunes filles qui désireraient s’initier. Votre bon plaisir est-il que nous persistions à le faire ? »
Et voilà, il se retrouvait confronté au même mélange d’espoir et de frustration qu’il avait tant de fois vu Una manifester… « Je n’aurais garde de rien modifier à ce qui fut la volonté de Père, répondit-il.
— Soyez béni, mon prince ! S’il vous arrivait jamais d’avoir besoin de nous, il vous suffirait de nous le mander.
— Je m’en souviendrai », promit-il.
Grannia lui fit une dernière révérence des plus pataudes avant de s’enfuir, le visage enfoui dans son tablier.
« Bravo, Tobin, fit Tharin pendant qu’il le ramenait à ses appartements. D’ici l’aube, ta réputation se sera répandue dans toute la maison. Ton père peut se glorifier à tous égards de chacun de tes faits et gestes de la soirée. »
Sefus et Koni montaient la garde près de sa porte au bout du corridor.
« Tu restes avec nous ? demanda Tobin au capitaine en arrivant à destination. C’était ta chambre, après tout.
— Je te remercie, Tobin, mais c’est à présent la tienne et celle de Ki. Ma place est avec mes hommes. Bonne nuit. »
Une baignoire fumante attendait les garçons, et Tobin fut bien aise de s’y plonger pendant qu’un page aidait son écuyer à allumer les veilleuses.
Immergé dans l’eau bouillante jusqu’au menton, Tobin s’abîma dans la contemplation des vaguelettes qui clapotaient sur les parois de bois lisses. Una lui revint à l’esprit, ainsi que toutes les femmes dont on avait bafoué l’honneur de guerriers. Il revit en pensée, du coup, l’espoir et la tristesse qui se disputaient la physionomie de Grannia.
Le frisson qui le parcourut suffit à faire courir de nouvelles rides à la surface du cuvier. Si Lhel et Iya ne s’abusaient pas, s’il était réellement appelé à changer de sexe un jour ou l’autre, les généraux consentiraient-ils à suivre une femme ? Aujourd’hui, c’était le fils du duc Rhius qu’avaient acclamé ces soldats. N’allait-il pas tout perdre en révélant ce que la sorcière et les magiciens affirmaient être son véritable visage ?
Il examina son corps : la vigueur de ses bras et jambes, la fermeté de leurs muscles, son torse plat, son ventre dur et le vermisseau pâle et glabre qu’il avait entre les cuisses. Au cours de ses virées dans les bas-fonds du port avec Korin, il avait vu suffisamment de femmes nues pour savoir que tout cela n’avait rien à voir avec leur morphologie. S’il changeait… Non sans grelotter, il reploya ses mains sur ses organes génitaux, et leur émoi sensible sous ses doigts lui parut rassurant.
Peut-être qu’ils se trompent ! Peut-être que… Peut-être n’aurait-il jamais à changer. Il était prince, il était le fils d’Ariani et de Rhius. Ces titres-là suffisaient amplement pour les soldats qu’il avait rencontrés ici. Peut-être bien qu’Illior s’en contenterait, lui aussi ?
Il se glissa sous l’eau et s’y frotta énergiquement les cheveux. Il ne voulait à aucun prix penser à des trucs pareils, cette nuit, cette nuit moins encore qu’aucune autre. On avait eu beau l’appeler prince toute sa vie, jamais il n’avait eu le sentiment de l’être jusqu’à aujourd’hui. À Ero, toujours l’avait frappé le fossé qui le séparait des gens dont l’existence entière s’était déroulée à la cour. Moche, gauche et obscur comme il l’était, il n’aurait pas, n’eût été son titre, mérité que le regard du dernier des courtisans se pose à deux fois sur lui. À ses propres yeux, il n’était, comme Ki, qu’un chevalier de merde, et bien heureux de l’être, en plus.
Seulement, voilà qu’il avait joui de l’adulation populaire. Voilà que les guerriers de Père avaient martelé leurs boucliers en son honneur et scandé son nom. Un jour, quoi qu’il puisse advenir, il se retrouverait à leur tête. Son imagination le régalait déjà de batailles et du fracas des armes. Il se voyait conduisant la charge, flanqué de Tharin et de Ki.
« Prince de Skala, Rejeton d’Atyion », se murmura t-il tout haut.
Les éclats de rire de Ki le ramenèrent brusquement sur terre. « Votre auguste Altesse compte-t-Elle occuper la baignoire jusqu’à ce que son humble écuyer n’ait que de l’eau froide, ou bien me sera-t-il permis de L’y relayer ? »
Tobin lui adressa un grand sourire. « Je suis prince, Ki. Prince pour de vrai ! »
Tout en achevant de lui décrotter l’une de ses bottes avec un chiffon, Ki émit un reniflement. « Qui donc a prétendu que tu ne l’étais pas ?
— M’est avis que je n’y croyais pas. Jusqu’à au jourd’hui.
— Eh bien, tu n’as jamais été rien d’autre pour moi, Tob. Comme d’ailleurs pour n’importe qui, sauf peut-être Orun, et vise un peu où ça l’a mené, non ? Cela spécifié, maintenant… » Il lui fit une révérence bouffonne. « Plongerai-je sous l’eau votre royale tête ou vous gratterai-je le dos ? Nous autres, piètre engeance, aimons bien ne pas attendre l’aube pour aller pioncer. »
En s’esclaffant, Tobin eut tôt fait de manier l’éponge et de céder la place tant que le bain était encore chaud.
C’est tout juste si Ki lui bredouilla trois mots de plus que: « Bonne nuit », avant de sombrer dans un profond sommeil. Tout éreinté qu’il était, Tobin, lui, ne parvint pas à s’endormir. Les yeux fixés sur les chevaux d’Atyion qui se poursuivaient dans les pâturages verdoyants de la tapisserie, il tenta de se représenter quelqu’une de ses ancêtres, son arrière-grand mère peut-être, en train d’en tisser les motifs sur un somptueux métier. Père aussi les avait contemplés du fond de ce même lit, Tharin assoupi près de lui…
Avant d’emménager dans la chambre aux cygnes avec sa jeune épouse, au bout, songea-t-il. Ses parents y avaient couché côte à côte, y avaient fait l’amour. « Et ses propres parents avant lui, et ceux de son propre père, et… », chuchota-t-il tout haut. L’envie le tenailla subitement de connaître la figure de ses aïeux, de retrouver ses traits quelconques à lui dans tel ou tel des leurs, de s’assurer, tout compte fait, qu’il était véritablement du même sang qu’eux. Il devait bien y avoir des portraits quelque part dans la maison. Il questionnerait là-dessus Tharin et Lytia dès le lendemain. Eux sauraient.
Le sommeil persistant à le fuir, ses pensées se reportèrent à la chambre aux cygnes, juste au bout du corridor. Et brusquement lui vint une autre envie, celle d’ouvrir les boîtes qu’il avait vues là, les armoires, et de chercher… - chercher quoi ?
Délaissant sa couche, il s’aventura jusqu’au porte-vêtements et fouilla dans sa bourse pour y prélever la clef que Lytia lui avait remise puis se mit à la considérer au creux de sa paume. Ce qu’elle semblait lourde… !
Après tout…
Se faufilant près du page assoupi, il entrebâilla la porte et pointa son museau dehors. De par-delà le coin lui parvenait la rumeur du timbre grave et réconfortant de Tharin, mais il n’y avait personne en vue. Il s’empara d’une veilleuse et se risqua sur la pointe des pieds dans le corridor.
Mais je n’ai pas besoin d’adopter l’allure furtive d’un rôdeur dans ma propre maison ! se morigéna-t-il. Ce qui ne l’empêcha pas de trotter comme une ombre jusqu’à la porte de ses parents et de retenir son souffle jusqu’à ce qu’il l’ait reverrouillée derrière lui.
À force de promener la lueur de sa veilleuse, il finit par en découvrir une autre qu’il alluma, avant de se mettre à faire le tour de la chambre à pas comptés, touchant au passage des objets que ses parents avaient touchés eux-mêmes: un montant du lit, un coffre, une coupe, les poignées d’une penderie. Maintenant qu’il s’y trouvait enfin seul, l’atmosphère de la pièce n’avait plus rien à voir avec celle de n’importe quelle autre. Il était dans leur chambre. Il essaya de se figurer l’air qu’elle aurait eu s’ils avaient eu le bonheur d’y vivre tous ensemble. Si tout ne s’était pas détraqué de manière si abominable.
L’une des boîtes de la coiffeuse se révéla contenir une brosse à cheveux de dame. À sa garniture s’enchevêtraient encore de longs fils sombres. Il en libéra quelques-uns qu’il s’enroula autour du doigt, tout en jouant à se faire accroire pendant un moment que ses parents se trouvaient là-bas, dans la grande salle, à rire, hanap au poing, avec leurs invités. Ils allaient arriver très bientôt, et ils le trouveraient là, qui les attendait pour leur souhaiter une bonne nuit…
Mais son subterfuge échoua ; il ne parvenait pas à imaginer l’effet que cela ferait. Glissant la main dans le col de sa chemise, il y dégrafa la chaîne et enfila la bague de Mère à son doigt pour mieux interroger les deux profils finement ciselés dans la précieuse pierre violette - cette pierre pour le choix et la taille de laquelle Père n’avait pas renâclé à faire le long voyage d’Aurënen, tant il aimait passionnément sa future épouse.
Mais quelle que fut la manière dont il s’y prît pour modifier son point de vue, le couple altier, serein qu’il scrutait de toute son âme était inconnu de lui. Pour avoir partagé cette chambre et partagé ce lit, partagé la même existence, ces étrangers-là n’avaient jamais rien partagé avec lui.
Sa curiosité ne s’en exacerbait pas moins, nourrie par son inconsolable solitude de toujours. Sans retirer la bague de son doigt, il ouvrit une nouvelle boîte où brillaient des parures abandonnées par Mère : un collier de perles d’ambre ciselé, une chaîne d’or aux maillons en forme de dragons, des boucles d’oreilles en émail serti de pierres lisses bleues comme un ciel d’été. La délicatesse de leur travail émerveilla Tobin ; pourquoi les avoir abandonnés ? Après les avoir remis à leur place, il souleva le couvercle d’un gros coffret d’ivoire. À l’intérieur se trouvaient toute une série de broches pour manteau en argent massif et un canif à manche de corne. Les objets d’un homme. Ceux de son père.
Il fit ensuite le tour des armoires. La première ne contenait, suspendues à des patères, que quelques tuniques démodées. Il en décrocha une et se l’appliqua sous le nez, dans l’espoir d’y percevoir l’odeur de Père. En la déployant à bras tendus, il se ressouvint de l’armure que Père lui avait remise avec la promesse de l’emmener se battre aussitôt qu’il serait assez vieux pour qu’elle lui aille. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas essayé de l’endosser.
Il enfila la tunique par-dessus sa chemise de nuit.
Mais il avait eu beau grandir passablement depuis un an, l’ourlet lui en tombait largement au-dessous des genoux, et les manches dépassaient d’un bon pan le bout de ses doigts.
« Je suis encore trop petit », maugréa-t-il en la replaçant sur sa patère avant de passer à l’armoire suivante. Il en ouvrit tout grand les portes et réprima un cri d’épouvante lorsque lui sauta au visage le parfum de Mère. Il n’émanait pas de son spectre, pourtant ; il provenait tout simplement de bouquets de fleurs aux tons passés qui, suspendus à des crochets, servaient à préserver les robes pliées là de toute odeur de renfermé.
Tobin s’agenouilla pour admirer les coloris féeriques de celles-ci. Mère avait toujours eu une prédilection marquée pour les tonalités somptueuses …, et combien l’étaient ces pourpres sombres, ces outremers, ces ors, ces jaunes safran, ces verts-là ! Vous auriez dit les teintes automnales d’une forêt de brocarts, de linons, de soieries, de velours. Il toucha les tissus d’une main d’abord hésitante, puis avec une espèce de voracité, lorsqu’il découvrit sous ses doigts des rehauts de broderie, des garnitures de fourrure, des perles bigarrées.
Une ardeur coupable s’empara de lui, et il se releva pour extraire des piles une robe émeraude à soutaches de renard neigeux. Il se pétrifia pour tendre l’oreille, à l’affût de pas dans le corridor, et puis il emporta sa proie vers le long miroir qui jouxtait le lit.
Il la brandit devant lui et s’aperçut alors que Mère avait dû être de la même taille que lui, car l’ourlet lui frôlait juste les orteils. Il la secoua vigoureusement pour la défroisser puis la remonta derechef jusque sous son menton ; désormais largement déployée, la jupe s’évasait autour de sa taille en longs plis gracieux.
Quelle impression cela ferait-il, si… ?
Follement confus d’un désir aussi inattendu, il s’empressa de rejeter la robe dans l’armoire. Mais, ce faisant, il provoqua la chute d’une grande cape de brocart crème jusqu’alors suspendue à une patère. Elle avait un haut col d’hermine et les épaules surpiquées de rayures bleues et argent.
Il s’était simplement proposé de la raccrocher, mais il advint qu’il se retrouva de nouveau face au miroir en train de s’y draper. Le lourd tissu l’enveloppa comme en une étreinte, et la doublure de satin sombre avait sur sa peau la fraîcheur de l’eau. Après avoir ajusté l’agrafe d’or du col, il laissa retomber ses bras le long de ses flancs.
La fourrure blanche lui caressa moelleusement la gorge quand il releva lentement les yeux vers son reflet. Il lui en coûta beaucoup d’y croiser son propre regard.
J’ai les mêmes cheveux qu’elle, songea-t-il en les secouant pour qu’ils cascadent sur ses épaules. Et j’ai bel et bien ses yeux, comme tout le monde ne cesse de le répéter. Je ne suis pas aussi beau qu’elle l’était, mais j’ai ses yeux.
La cape chuchota autour de ses chevilles lorsqu’il se rendit devant la coiffeuse et s’y empara d’une boucle d’oreille. Conscient qu’il devenait de plus en plus grotesque mais incapable de s’en tenir là, il l’emporta vers le miroir et l’approcha de son oreille. Était-ce à cause de la boucle, était-ce à cause de l’inclinaison de sa tête ? toujours est-il qu’il eut l’impression d’entr’apercevoir la fille que Lhel lui avait montrée. La pierre bleue était assortie à ses yeux, tout comme la broderie de la cape, et elle les faisait paraître encore plus bleus.
À la lumière indulgente de la petite lampe, elle paraissait presque jolie.
D’un doigt tremblant, il effleura le visage de sa vis-à-vis. Oui, c’était bien là l’inconnue qui lui avait rendu son regard, de la surface de la source. Il n’avait guère eu le temps de le faire alors, mais, maintenant, il la contemplait avec une surprise et une curiosité croissantes. Est-ce qu’un garçon la guignerait comme ses propres copains guignaient les filles qu’ils convoitaient ? L’idée que Ki le regarderait éventuellement de cette manière fit courir dans tout son être la sensation d’un frisson brûlant qui finit par se concentrer au creux de ses hanches comme les douleurs naguère causées par la marée lunaire, à ce détail près que celle-ci ne faisait pas mal. Au contraire même, puisqu’elle suscita sous sa chemise un début d’érection. Quitte à s’empourprer d’une pareille manifestation, il ne parvint pas à détourner son regard. Subitement envahi de nouveau par le sentiment par trop familier de sa solitude et de son défaut d’assurance, il eut recours à l’unique témoin dont il pût disposer.
Frère ne s’y réfléchissant pas, Tobin dut le prier de se placer à côté du miroir, de manière à pouvoir comparer leurs visages respectifs.
« Sœur », murmura le fantôme, comme s’il comprenait à demi-mot la peine inexprimable qui gonflait de plus en plus le cœur de Tobin.
Mais déjà s’était dissipée la fragile illusion. Campé près du spectre jumeau ne se voyait plus que le reflet d’un garçon affublé d’un manteau de femme.
« Sœur, répéta Frère.
— C’est cela que tu vois quand tu me regardes ? » lui souffla Tobin.
Frère n’eut pas le loisir de répondre que des éclats de voix se firent entendre dans le corridor. En dépit de la porte dûment verrouillée, Tobin se pétrifia comme un lièvre apeuré, l’oreille attentive aux saluts qu’échangeaient Laris et Koni. Il ne s’agissait là que d’une relève de garde, il le savait bien, mais il n’en avait pas moins l’impression d’être comme un voleur à deux doigts de se faire prendre en flagrant délit. Que se passerait-il si quiconque s’avisait qu’il avait quitté sa chambre en pleine nuit pour venir fureter ici ?
Que se passerait-il si Ki l’y trouvait travesti de la sorte ?
« Va-t’en, Frère ! » siffla-t-il avant de se défaire en toute hâte de la cape et de la boucle d’oreille. Une fois mouchées les deux lampes, il s’aventura à tâtons vers la porte et resta aux aguets jusqu’à ce que les voix soient allées s’éteindre à l’autre extrémité du corridor.
Il rebroussa chemin vers sa propre chambre sans croiser âme qui vive et, lorsqu’il réintégra le lit, Ki ne remua ni pied ni patte. Après avoir tiré les couvertures par-dessus sa tête, il ferma les yeux et s’efforça de ne pas plus penser à la façon dont virevoltaient les lourdes soieries autour de ses jambes nues qu’aux minutes extravagantes durant lesquelles un visage différent du sien lui avait retourné le regard de ses propres yeux.
Je suis un garçon, se dit-il silencieusement, tout en resserrant la fermeture de ses paupières, et un prince. Je suis un prince.