20
Minuit était passé depuis longtemps quand Erius et ses gens se retirèrent de la salle du festin, reconduits par le duc Solari et les Compagnons. Tobin se tint aussi près de Tharin et aussi loin de Nyrin que faire se pouvait pendant que tout ce beau monde regagnait tapageusement les étages.
Il ne pouvait s’empêcher de décocher des regards furtifs au roi, dans l’espoir de faire cadrer tant de jovialité rieuse avec les sombres histoires dont on l’avait bercé depuis sa naissance. Mais tant valait mesurer sa taille d’après l’ombre que le soir lui allongeait derrière les talons ; elles ne coïncidaient pas, voilà tout. Dérouté, il abandonna la partie. Les fluctuations de son cœur le faisaient aspirer à trouver un second père, mais le souvenir de sa mère le hantait encore avec trop de vivacité pour qu’il renonce à toute défiance.
Une chose dont il était certain, toutefois, tant à cause des mises en garde répétées de Lhel et d’Iya que de ce qu’il avait pu constater céans de ses propres yeux, c’est que les fils de son existence se trouvaient, pour le meilleur ou pour le pire, entre ces larges pattes de guerrier. Après lui avoir imposé Orun, le roi venait de confier à Solari la charge d’Atyion. En dépit de l’apparente liberté dont il jouissait au sein des Compagnons, sa vie était aussi complètement réglée par d’autres à Ero que jadis au fort, à ce détail près qu’elle l’était désormais par des gens en la loyauté desquels il n’osait trop croire. Pour l’heure, il était plus prudent de faire semblant d’aimer l’homme qu’il lui fallait appeler Oncle. Et qui, pour l’heure, avait l’air de lui rendre honnêtement son affection.
La chambre d’Erius se trouvait voisine de celle qu’avaient occupée les parents de Tobin. Une fois devant sa porte, il s’arrêta pour échanger une poignée de main avec Tharin puis cueillit une nouvelle fois le menton du petit prince et plongea ses yeux dans les siens. « Lumière divine ! il me semble presque revoir ta mère. Si bleus ! Du bleu du ciel, un soir d’été. » Il soupira. « Demande-moi une faveur, enfant. En mémoire de ma sœur.
— Une faveur, Oncle ? Je… je ne sais. Vous m’avez déjà mieux que comblé par votre générosité.
— Bêtises. Tu dois bien désirer quelque chose. » Tout l’auditoire le dévisageait. Tharin fit un imperceptible signe de tête comme pour crier gare. Mêlé aux autres écuyers, Ki s’épanouit d’un air vaguement pompette en lui adressant un petit haussement d’épaules.
Peut-être est-ce dans sa légère ébriété personnelle que Tobin puisa sa hardiesse, peut-être dans le fait qu’il vit au même instant Mago ricaner sous cape ? « Je n’ai besoin de rien pour moi-même, Oncle, mais il y a quelque chose en effet qui me ferait plaisir. » Sans oser regarder Ki, il se jeta à l’eau. « Puis-je vous prier de me faire la grâce d’anoblir le père de mon écuyer ?
— Cette faveur ne serait que justice, intervint Korin d’une voix avinée. Ki vaut n’importe lequel d’entre nous. Ce n’est pas sa faute s’il n’est qu’un chevalier de… de rien. »
Erius dressa un sourcil puis gloussa. « Est-ce là tout ?
— Oui, répondit Tobin d’un ton plus ferme.
Comme je ne suis pas encore en âge de l’accorder moi-même, je prie humblement Votre Majesté de le faire en mon nom. Je désire que sieur Larenth soit fait duc de… » Il farfouilla dans sa mémoire pour y pêcher le nom des terres qu’il possédait sans les avoir jamais vues. « De Cima. »
À peine eut-il lâché ces mots qu’il comprit qu’il venait en quelque manière de commettre un sérieux faux pas. Tharin blêmit, tandis que Lord Nyrin étranglait un vague hoquet. Nombre des personnes présentes étaient bouche bée.
Le sourire du roi s’effaça aussi sec. « Cima ? » Il relâcha Tobin et recula d’un pas. « Le singulier lopin que voilà pour faire un cadeau. C’est ton écuyer qui te l’a demandé ? »
Devant le regard noir qu’il décochait à Ki, un frisson de terreur secoua Tobin. « Pas du tout, Oncle ! C’est simplement le premier nom de lieu qui m’ait traversé l’esprit. N’im… n’importe quel domaine ferait l’affaire, pourvu qu’il soit assorti d’un titre. »
Mais les yeux d’Erius allaient toujours de lui-même à Ki, et une expression déplaisante s’y était glissée. Tout en comprenant qu’il venait de faire une énorme gaffe, Tobin ne parvenait toujours pas à voir en quoi elle consistait.
À sa stupéfaction, ce fut Nyrin qui se porta à sa rescousse. « Le prince a la noblesse d’âme de sa mère, Sire, et son seul crime est un excès de générosité. Il ne connaît pas encore ses terres, aussi ne pouvait-il savoir ce qu’il offrait là. » Quelque chose dans sa façon de fixer le roi sur ces entrefaites mit Tobin encore plus mal à l’aise, en dépit du fait que le magicien tentait apparemment de le tirer de ce mauvais pas.
« Peut-être pas, articula lentement le roi.
— Je crois bien que le prince Tobin possède au nord de Colath un domaine qui conviendrait parfaitement, suggéra Nyrin. Il est doté d’une forteresse. À Rilmar. »
La physionomie du roi s’éclaira de façon notable. « Rilmar ? Oui, excellente idée. Sieur Larenth sera maréchal des Routes. Qu’en penses-tu, écuyer Kirothius ? Ton père acceptera-t-il ? »
Il arrivait rarement à Ki de rester sans voix, mais là, tout ce qu’il réussit à faire fut un hochement saccadé pendant qu’il s’affaissait sur un genou. Erius dégaina son épée et la lui posa sur l’épaule droite. « En lieu et place de ton père et de tous ses descendants, jures-tu féauté au trône de Skala et au prince Tobin en sa qualité de votre suzerain ?
— Oui, mon roi », chuchota Ki.
Erius lui présenta la pointe, et il la baisa.
« Dans ce cas, lève-toi, Kirothius, fils de Larenth, maréchal de Rilmar, et donne à ton bienfaiteur en présence de ces témoins le baiser de féauté. »
Tout le monde applaudit, mais Tobin sentit trembler les doigts de Ki lorsqu’il lui saisit la main pour la baiser. Les siens ne tremblaient pas moins.
Après avoir souhaité bonne nuit au roi, les deux gamins regagnèrent leur chambre, escortés de Tharin. Ce dernier expédia leur page quérir de l’eau chaude puis se laissa choir dans un fauteuil et, sans prononcer un mot, se prit la tête entre les mains. Ki se débarrassa vivement de ses bottes et s’assit en tailleur sur le lit. Tobin s’installa sur le tapis devant l’âtre et, tout en tisonnant les braises, attendit.
« Eh bien, voilà qui était imprévu ! fit à la longue le capitaine lorsqu’il se fut enfin ressaisi. Mais à propos, quand il t’a pris fantaisie de donner Cima… , tu avais la moindre idée de ce que tu faisais là ?
— Non. Comme je l’ai dit, j’ai tout bonnement nommé le premier endroit qui me soit venu à l’esprit. Il ne s’agit que d’un domaine assez modeste, non ? »
Tharin secoua la tête. « Peut-être en ce qui concerne la superficie, mais qui tient Cirna tient la clef de Skala, ce abstraction faite du pourcentage que son protecteur prélève sur les revenus collectés en ton nom. Et, actuellement, celui-ci n’est autre que Lord Nyrin.
— Nyrin ? s’écria Ki. Que vient fiche Barbe de Goupil dans un pareil poste ? Il n’a rien d’un guerrier !
— Ne te gausse jamais de lui, Ki, pas même en privé. Et quelle que soit la raison de sa nomination, c’est une affaire entre le roi et lui. » Il se massa la barbe d’un air pensif avant de reprendre: « Et aussi, je présume, entre lui et toi, Tobin. Cima t’appartient, après tout.
— Est-ce que cela fait de lui mon homme lige ? » Cette seule idée le faisait frémir.
« Non. Pas plus que ne l’est Solari. Tous deux sont des créatures d’Erius. Mais rassure-toi. Tu ne les verras guère ni l’un ni l’autre, et tu te trouves sous la protection du roi. En ce qui te concerne, il a son mot à dire avant quiconque d’autre.
~ Et c’est tant mieux, dit Ki. Aux yeux de Korin, le soleil ne se lève et se couche que sur Tobin, et maintenant, le roi lui aussi l’aime bien, n’est-ce pas ? »
Tharin se leva puis ébouriffa les cheveux du petit prince. « M’a tout l’air.
— Mais j’ai commis une bourde, hein ? Je l’ai bien vu, à la tête que faisait le roi.
— Tu aurais eu quelques années de plus… » Tharin secoua la tête comme pour chasser quelque noire pensée. « Non, il s’est aperçu que tes propos partaient d’un cœur ingénu. Inutile de s’inquiéter. Au pieu, maintenant, vous deux. La journée a été longue.
— Tu pourrais coucher ici, cette nuit », proposa Tobin une fois de plus. La réaction du roi sous-entendait des tas de choses que Tharin préférait manifestement taire et qui continuaient à le tracasser.
« J’ai promis à Lytia que j’irais la voir cette nuit, répondit-il. Mais en revenant, je passerai jeter un œil sur vous. Dormez bien. »
Une fois la porte dûment refermée sur lui, Tharin s’affaissa contre le mur, non sans espérer que les sentinelles apostées au bout du corridor imputeraient sa soudaine faiblesse aux abus de vin. Il avait trop bien reconnu ce que trahissait le regard d’Erius… , la suspicion. Si Tobin avait eu seize ans au lieu de douze, sa requête aurait signé son arrêt de mort et celui de Ki. Mais il n’était qu’un gosse, et un gosse candide, au surplus. Erius possédait encore assez de bon sens pour s’en rendre compte.
Cela n’empêcha pas Tharin de s’éterniser en bavardages insipides avec les sentinelles, tout en surveillant la porte du roi et celle de Nyrin.
« Rien ne t’obligeait à faire ça, tu sais. Gâcher une faveur royale à mon…profit », dit Ki après le départ du capitaine. Tobin se trouvait encore sur le tapis, les genoux dans ses bras comme il le faisait quand il était préoccupé. « Allez… , au lit, le feu est éteint. »
Mais Tobin demeura dans son coin. « Ça va mettre ton père en rogne ?
— Certainement pas ! Mais qu’est-ce qui te fait croire un truc pareil, Tob ? Mon vieux est des tas de choses, mais tout sauf noble. Je te les vois déjà d’ici, tiens, lui et mes frères, se couvrir du brevet du roi pour voler des chevaux. »
Tobin se retourna, l’œil rond. « Tu as toujours nié qu’ils soient des voleurs de chevaux ! »
Ki haussa les épaules. « Faut croire qu’à force de vivre dans un entourage de gens corrects j’ai fini par savoir ce qu’étaient mes proches.
— Ils ne peuvent pas être aussi vils, Ki. Tu as autant d’honneur que n’importe lequel d’entre nous. En tout cas, plus personne ne pourra dorénavant te traiter de chevalier de merde. »
Sûr qu’ils vont s’en priver, certains… , songea Ki. « Je t’avais fait une promesse, le jour où nous quittions le fort, fit gravement Tobin.
— Je n’ai pas gardé le souvenir de la moindre promesse.
— Je ne l’avais proférée que par-devers moi. Te souviens de quelle manière l’odieux Orun se comportait vis-à-vis de Tharin et de toi ? J’ai promis à Sakor ce jour-là que je ferais de vous de si puissants seigneurs que Vieilles Tripes molles serait bien forcé de vous faire des courbettes et de se montrer poli. » Il se frappa le front. « Tharin ! J’aurais dû demander quelque chose pour lui aussi, mais j’étais tellement suffoqué que je n’arrivais plus à penser. Tu ne crois pas que mon abstention va l’avoir blessé ?
— Je crois plutôt qu’il doit en être bien content.
— Content ? Pourquoi ça ?
— Réfléchis une seconde, Tob. Tu as fait cadeau à mon père de la forteresse de Rilmar, et je dis : bon vent ; moi, ça ne change rien à mon sort. Mais si tu lordifiais Tharin de quelque domaine aussi considérable qu’il le mérite, il lui faudrait partir l’administrer. C’est-à-dire nous quitter… - te quitter, j’entends -, ce qui ne l’enchanterait que médiocrement.
— Nous quitter, rectifia Tobin à son tour en venant le rejoindre sur le bord du lit. Je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle. Et il me manquerait aussi. Cependant… » Il retira ses bottes et se cala contre les traversins. Sa bouche avait ce pli têtu que Ki lui connaissait si bien. « Par les couilles à Bilairy, Ki ! Il mérite d’être quand même mieux que capitaine de ma garde ! Pourquoi donc Père ne lui a-t-il jamais donné de promotion ?
— Peut-être parce que Tharin l’aura prié lui-même de n’en rien faire, suggéra Ki, qui se repentit sur-le-champ de n’avoir pas fermé sa gueule.
— Pourquoi l’aurait-il fait ? »
Les deux pieds dans le plat, voilà ! songea Ki, trop tard hélas pour retirer sa gaffe.
« Pourquoi l’aurait-il fait ? » redemanda Tobin, qui lisait comme à livre ouvert dans la physionomie de son ami.
On ne pouvait d’ailleurs pas lui cacher grand-chose, ça, c’était certain. Aussi n’y avait-il que l’alternative de mentir ou d’expliquer les choses, et jamais il n’avait menti à Tobin. Tharin s’en fiche, en plus, qu’on soit au courant. Il l’a dit lui-même.
Ki s’adossa contre le pied du lit. Devoir aborder un sujet pareil le mettait au supplice, et il ne savait par où débuter. « Eh bien, voilà, c’est que… C’est que, quand ils étaient jeunes, ton père et Tharin… , quand ils faisaient partie des Compagnons, quoi… , eh bien, ils… euh… s’aimaient mutuellement, et…
— Mais bien sûr qu’ils s’aimaient, tiens ! Toi et moi…
— Non ! » Ki leva une main. « Non, Tobin, pas comme nous. C’est-à-dire, pas exactement comme nous. »
En comprenant enfin où Ki voulait en venir, Tobin ouvrit de grands yeux. « Comme Orneüs et Lynx, tu veux dire ?
— Tharin me l’a raconté lui-même. C’était du temps où ils étaient jeunes, et pas plus. Après, ton père a épousé ta mère et tout et tout. Quant à Tharin… , eh bien, j’ai l’impression que ses sentiments n’ont jamais changé. »
À présent, Tobin le dévisageait si fixement que Ki se demanda s’il n’allait pas se jeter sur lui comme lui-même se jetait sur les gens qui accusaient son père de vol de chevaux.
Mais Tobin n’était que songeur. « Ç’a dû être une dure épreuve pour Tharin. »
Ki se ressouvint de l’expression qu’avait le capitaine, au cours de la soirée pluvieuse où il s’était épanché sur ce chapitre-là. « À cet égard, tu as raison, mais ils n’en sont pas moins demeurés amis. Je pense qu’il n’aurait pas plus supporté d’être séparé de ton père que moi de toi si Orun m’avait renvoyé. » Tobin le dévisageait de nouveau, mais d’un air plutôt bizarre, cette fois. « Non pas que je… Enfin, tu sais. Pas comme ça », s’empressa-t-il de préciser.
Tobin détourna vivement les yeux. « Oh non ! Évidemment que non. »
Un silence s’abattit entre eux, si lourd et si long que Ki se sentit bien aise quand le page rentra en trombe avec le broc d’eau.
Encore fallut-il que Baldus ait fini de refaire du feu puis soit ressorti pour qu’il parvienne à regarder Tobin carrément en face. « Alors, ça t’a fait quel effet, de rencontrer ton oncle ?
— Étrange. Tu en penses quoi, toi ?
— Il ne correspond pas tout à fait à l’idée que je m’en faisais. Je veux dire que Korin en parle toujours avec enthousiasme, mais c’est son père, n’est-il pas vrai ? » Il ne continua qu’après un bref silence et, par simple prudence, à voix plus basse. « Mon paternel n’en avait jamais fait tant de compliments. Il le blâmait d’avoir exclu les femmes de l’armée. Puis il y a toutes ces histoires à propos des héritières au trône, et puis les Busards et des trucs pareils. Tu remarqueras qu’on n’a pas été les premiers à l’accueillir non plus ? Y a ce vieux renard - Nyrin, j’entends - qui le talonne comme son ombre:.. Comment s’y est-il pris pour nous devancer ?
— C’est un magicien. » Tobin avait de nouveau cet air lointain, circonspect qu’il prenait chaque fois que Barbe de Goupil lui rôdait autour.
Ce que voyant, Ki vint se placer à ses côtés. Sans le toucher, mais assez près pour bien lui faire pressentir qu’il n’était pas le seul à craindre le rouquin. « Il me semble que, si je rencontrais le roi dans une taverne sans savoir de qui il s’agit, je le prendrais pour un chic type, accorda-t-il, reprenant la question laissée sur le tapis.
— Moi aussi, depuis aujourd’hui. Néanmoins… » Il n’acheva pas, et Ki s’aperçut qu’il tremblait. Et lorsqu’il reprit la parole, ce fut en un chuchotement presque inaudible. « Ma mère avait tellement peur de lui ! »
Sa mère, il n’en parlait presque jamais.
« Frère l’exècre, lui aussi, souffla-t-il. Il n’empêche que maintenant… Je ne sais plus trop quels sentiments j’éprouve, sauf… Peut-être qu’il n’y a rien de vrai dans toutes ces histoires ? Mère était folle, et Frère ment… Je ne sais vraiment plus que croire !
— Il t’aime bien, Tob. J’en jurerais. Puis pourquoi ne t’aimerait-il pas ? » Il se rapprocha cette fois pour être épaule contre épaule. « Quant à ce qu’il en est au juste de ces histoires, je l’ignore… , mais je t’avoue que je suis drôlement content que tu n’aies pas été une fille, à ta naissance. »
L’air accablé que prit subitement son ami lui retourna les tripes. « Oh, zut, je suis désolé, Tob ! voilà qu’une fois de plus je laisse ma langue divaguer. » Il lui saisit la main. En dépit du feu, elle était froide comme glace. « Ce ne sont peut-être que des sornettes.
— Peu importe, va. Je sais ce que tu voulais dire. » Ils restèrent un moment comme ça, sans que leur mutisme exprime aucun désaccord fâcheux. La chambre se réchauffait, le lit était bien moelleux. Ki se détendit sur les oreillers, ferma les paupières et se mit à glousser. « J’en sais un qui va avoir des ennuis avec le roi, et vite fait. Tu as vu les regards qu’Erius lançait au sommelier, vers la fin de la soirée, quand Korin était tellement soûl ? »
Tobin émit un rire tristounet. « Imbibé qu’il était même, hein ? Moi pareil, je crains. Mais qui se doutait qu’Atyion produisait tant de crus divers, dis ? »
Ki se mit à bâiller. « Tu peux m’en croire, tiens, maintenant que le roi est de retour, maître Porion va nous serrer la vis, et c’en sera fini pour tout le monde, au mess, de boire comme des trous. » Nouveau bâillement. « Et ce n’est pas moi qui me plaindrai, toujours, de n’avoir plus à regarder Korin et les autres s’abrutir une soirée sur deux. »
À demi assoupi, Tobin grommela un acquiescement. Ki se sentit à la dérive. « La chambre tourne, Tob… - Mmmm. M’étonnerait pas que Korin n’ait pas été le seul à passer la mesure. Dors pas sur le dos, vieux. »
Ils pouffèrent de conserve.
« As dit que Frère exécrait le roi, lui aussi ? marmonna Ki, dont l’esprit battait la campagne avant de sombrer. ‘reusement qu’il s’est tenu à carreau pendant le banquet, hein ? »
Les bredouillements ensommeillés de Ki firent perdre à Tobin toute idée de dormir. Peut-être Frère avait-il en définitive la capacité de lire dans le cœur du roi, de déceler si sa bienveillance était réelle ou non ? Question superficielle, au demeurant. Tout menteur et démoniaque que pouvait être Frère, Tobin n’avait personne d’autre à qui se confier sans réserve. Pour navrante qu’elle fût, cette évidence-là le taraudait en permanence.
Aussitôt rassuré par le ronflement régulier de son compagnon, il souffla les veilleuses et alla retirer la poupée de son paquetage puis, gagnant à tâtons le coin de la cheminée, s’y agenouilla, étourdi par les battements de son cœur. N’était-il pas imprudent de convoquer Frère si peu que ce soit ? Il était entré dans une fureur noire, démolissant tout comme une tornade, le fameux jour où le roi s’était présenté au fort. Que ne risquait-il de faire, à présent qu’Erius se trouvait à deux pas de là ?
Tobin étreignit très fort la poupée, comme si cela pouvait suffire à dompter l’esprit. « Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os », chuchota-t-il, arc-bouté d’avance contre une nouvelle folie. Mais Frère se contenta d’apparaître et de se mettre à genoux devant lui comme s’il n’était rien d’autre que son reflet. Le seul indice de sa rage était le froid formidable qui se dégageait de lui.
« Le roi est ici », murmura Tobin, prêt à le congédier dès la moindre apparence de mouvement.
Oui.
« Tu n’es pas en colère contre lui ? »
Le froid devint intolérable quand Frère s’inclina vers lui ; leurs nez se touchaient presque et, s’il avait été vivant, Tobin n’aurait pas manqué de percevoir son souffle lorsqu’il cracha: « Tue-le. »
Comme si son jumeau venait d’en déchirer d’un coup la couture secrète, une atroce douleur lancina la poitrine du gamin qui s’affala sur les mains, toute sa volonté bandée pour éviter de s’évanouir. La douleur s’estompa petit à petit. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Frère avait disparu. Il prêta peureusement l’oreille, s’attendant à quelque tapage infernal dans les environs, mais le silence était total. Il rechuchota la formule fatidique, afin que le départ de Frère soit bel et bien certain, puis se dépêcha de regagner le lit.
« Il est venu ? » demanda Ki, tout bas mais d’un ton qui le révélait parfaitement éveillé.
Tobin se félicita d’avoir éteint toutes les lampes. « Tu n’as pas entendu ?
— Non, rien. J’ai cru, du coup, que tu t’étais peut-être ravisé.
— Il est venu », confessa Tobin, soulagé que Ki n’ait pas surpris l’injonction fatale. En se remuant, il heurta du pied le pied nu de Ki.
« Sacrebleu, mais tu es complètement gelé, Tob !
Fourre-toi sous les couvertures. »
Ils se dévêtirent en un tournemain puis tirèrent sur eux toutes les courtepointes disponibles, mais on aurait dit que Tobin n’arriverait jamais à se réchauffer. Il claquait des dents si fort que Ki l’entendit et se rapprocha pour lui tenir chaud.
« Par les couilles à Bilairy, quel glaçon tu fais ! » Il lui frictionna les bras puis tâta son front. « Tu es malade ?
— Non. » Avec de pareils claquements de dents, ce n’était pas facile de parler.
Un silence, puis: « Qu’a dit Frère ?
— Il… Il n’aime toujours pas le roi.
— Rien là de surprenant. » Il lui frictionna de nouveau les bras puis s’installa tout contre lui, repris par ses bâillements. « Eh bien, je maintiens… , c’est un sacré pot que tu ne sois pas une fille ! »
Tobin ferma violemment les yeux, et il bénit une fois de plus les ténèbres qui le protégeaient.
Cette nuit-là se manifestèrent à nouveau les douleurs de femme. Il lui arrivait bien d’avoir mal sous les hanches au moment de la pleine lune, mais là, il ressentait les mêmes élancements fulgurants qu’à l’époque où il avait fini par s’enfuir. Ne se souvenant plus du sachet de feuilles donné par Lhel, il se recroquevilla, lamentable, effaré, sans autre consolation que le contact bien chaud de Ki contre son dos.
Nyrin était sur le point de se laisser déshabiller par son valet de chambre quand il l’éprouva derechef, cet imperceptible et bizarre frémissement d’énergie. Qui se dissipa, comme à l’ordinaire, avant qu’il ne soit parvenu à l’identifier, mais qui ne s’était jamais jusqu’alors manifesté qu’à Ero. Après avoir renvoyé le serviteur et ragrafé sa robe, le magicien se lança en quête de ce sortilège si déconcertant.
Il eut comme l’impression d’en flairer le relent devant la porte du prince Tobin, mais le charme investigateur qu’il fit pénétrer dans la chambre ne lui révéla que le spectacle des deux garçons dormant à poings fermés, pelotonnés l’un contre l’autre comme des chiots.
Ou comme des amants.
La lippe retroussée par un âcre sourire, Nyrin enregistra cette précieuse information. Elle pourrait servir un de ces jours, on ne savait jamais… Le mioche était certes trop jeune pour se montrer bien dangereux, mais certains indices le prouvaient déjà trop susceptible d’obtenir la faveur royale. Ce sans compter le sale moment que lui avait fait passer ce petit crétin en prétendant lui reprendre Cima. Nyrin n’était pas près de l’oublier, cela. Oh que non.