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Ki se trouvant encore trop faible pour se lever sans que la tête lui tourne, le lendemain, c’est dans sa chambre de malade que Cuistote servit les gâteaux au miel concoctés après coup pour la fête de Tobin. La pièce était tellement bondée de monde que chacun dut en déguster sa part~debout. Nari offrit au petit prince de nouvelles chaussettes et un nouveau tricot de sa façon, et Koni, le fléchier du fort, six belles flèches neuves. Laris avait taillé des sifflets de chasse en os pour lui et pour Ki, et Arkoniel lui fit timidement présent d’une bourse spéciale pour le transport des copeaux à feu.
« J’ai grand-peur que mon cadeau pour toi ne soit encore à Ero, confessa Tharin.
— Le mien pareil », bafouilla Ki, la bouche pleine.
Son crâne en était encore à se raccommoder, mais son appétit était tout à fait guéri.
Pour la première fois depuis bien longtemps, les choses commençaient à faire l’effet d’être à nouveau sûres et normales. À regarder tous les autres, autour, rire et bavarder, Tobin sentit se gonfler son cœur. N’eût été la présence d’Iya, il aurait pu s’agir là de n’importe lequel des goûters jamais donnés à la maison pour célébrer sa fête.
Dès le jour suivant, Ki se sentit assez en forme pour devenir des plus remuants, mais quant à le laisser sortir de la chambre, Nari ne voulut pas en entendre parler. Et tout ce qu’il gagna à geindre et à bouder, c’est qu’elle le déposséda de toutes ses frusques en les emportant, rien qu’au cas où…
À peine eut-elle tourné les talons qu’il dévala du lit et se drapa dans une couverture.
« Eh bien là, au moins, me voilà debout », maugréa t-il. Au bout d’un moment, il recommença à se sentir patraque, mais refusa d’admettre que Nari avait eu raison. Refoulant ses nausées, il voulut à toute force jouer au bakshi. Quelques lancers suffirent toutefois pour qu’il se mette à tout voir en double, et il accepta l’aide de Tobin pour regrimper se fourrer dans les draps.
« Ne lui dis pas, hein ? » l’adjura-t-il en fermant les yeux. Tous ses efforts pour que les deux Tobin qui se penchaient sur lui les sourcils froncés se rejoignent et n’en fassent qu’un lui flanquaient une affreuse migraine.
« Je ne dirai rien, mais tu ferais peut-être mieux, toi, de l’écouter. » Ki l’entendit s’installer dans le fauteuil à son chevet. « Tu es toujours aussi pâlot.
— Je péterai le feu demain », protesta Ki, trop désireux que ce soit vrai.
Le temps se refroidit. De petits flocons pointus pleuvaient par bourrasques d’un ciel voilé, et, chaque matin, l’herbe sèche de la prairie scintillait sous une épaisse couche de givre.
Ki engloutissait tout, bouillons, flans, pommes au four que lui faisait monter Cuistote, et il ne fut pas long à réclamer de la viande. Il grommelait plus que jamais contre sa réclusion tout en faisant fi de son état, mais celui-ci n’échappait nullement à Tobin. Loin d’être encore aussi costaud qu’avant, il avait de brusques coups de pompe, et ses yeux continuaient de temps à autre à le tourmenter.
Ils en eurent par-dessus la tête de leurs parties de pions et d’osselets bien avant que Ki n’ait suffisamment recouvré- de forces pour s’adonner de nouveau à des joutes d’escrime ou même simplement pour descendre au rez-de-chaussée. Afin de le faire tenir tranquille vaille que vaille, Tobin lui construisit un nid de couettes et de polochons près de la ville miniature, et ils se firent un nouveau jeu de parcourir telle ou telle rue d’Ero en rivalisant d’imagination sur l’affaire qui pouvait bien attirer les autres Compagnons dans ces parages-là.
Ki souleva le toit de la boîte censée représenter le Palais Vieux puis préleva dedans la petite tablette d’or que maintenait un cadre auprès du trône en bois massif. L’inclinant de manière à capter la lumière, il loucha sur la minuscule inscription qu’elle comportait. « Mes yeux doivent aller mieux. J’arrive à la déchiffrer. "Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et défend, Skala ne court aucun risque de jamais se voir asservir." C’est la première fois, tu sais, que je l’examine vraiment depuis qu’Arkoniel nous a appris à lire. » Son front se plissa si fort que ses sourcils noirs ne formaient plus qu’un trait. « Il ne t’est jamais arrivé de penser qu’elle pourrait te valoir des ennuis si ton oncle en apprenait l’existence ? Celle de la véritable salle du trône a disparu, si tu te rappelles… Mon père affirmait qu’Erius l’avait envoyée à la fonte tandis qu’il en faisait détruire toutes les copies de pierre qui se dressaient à chaque carrefour.
— Tu as raison. » En fait, Tobin n’avait jamais réfléchi jusque-là au risque qu’elle pouvait lui faire courir ; et cette perspective prenait à présent une tournure beaucoup plus sinistre qu’elle ne l’aurait fait un mois auparavant. Il jeta un coup d’œil circulaire assez embarrassé. Où la planquer pour la préserver ? Toute périlleuse qu’elle pouvait être, elle n’en demeurait pas moins un présent de Père…
Puis pas rien qu’un présent, mais un message, en plus. L’idée lui traversa l’esprit pour la première fois que la cité joujou n’avait pas été simplement conçue pour l’amuser quand il était petit ; Père s’en était servi pour l’instruire, pour le préparer au jour où…
« Quelque chose qui ne va pas, Tob ? »
Tobin reploya ses doigts sur la tablette et se mit debout. « Non non… , j’étais en train de penser à mon père, c’est tout. » Il jeta un nouveau regard circulaire et, subitement, eut une inspiration. « Voilà, je sais où la mettre. »
Ki le suivit, tandis qu’il se précipitait vers sa propre chambre et relevait à la volée le couvercle du coffre à vêtements. Il n’avait pas touché la poupée depuis qu’il l’avait cachée là, mais il l’y récupéra tout de go puis, scrutant la couture qu’elle avait au flanc, découvrit des points suffisamment espacés pour que la minuscule tablette puisse se faufiler entre eux. Après l’y avoir poussée bien à fond, il s’assura qu’elle aille se perdre au beau milieu du rembourrage en secouant vivement la poupée. Cela fait, il renfouit celle-ci dans le coffre et fit un grand sourire à Ki. « Et voilà. Planquer ce machin, je commence à avoir l’habitude, à la fin ! »
Le crépitement de sabots sur la route gelée de Bierfût fracassa le silence hivernal l’après-midi du lendemain. Ki laissa choir les bakshis qu’il était sur le point de lancer et se rua vers la fenêtre avec Tobin.
« Encore un émissaire de Lord Orun », lâcha Tobin en se renfrognant à la vue du cavalier en livrée jaune qui s’approchait du pont. Sefus et Kadmen l’attendaient de pied ferme devant la poterne extérieure.
Ki se détourna pour le dévisager. « Encore un ? Que voulait donc celui d’avant ? Tobin ? »
Tobin se mit à éplucher une plaque de lichen sur l’entablement de pierre. « Il me sommait de rentrer à Ero, mais Tharin a répondu que j’étais trop malade pour monter à cheval.
— Rien d’autre ?
— Si, confessa Tobin. Orun annonçait son intention d’expédier une nouvelle lettre au roi. - À mon sujet. »
Tobin acquiesça d’un hochement maussade.
Ki ne dit mot et se contenta de regarder de nouveau dehors, mais il ne fallait pas être grand clerc pour deviner son inquiétude.
Tharin monta leur annoncer les nouvelles. « Toujours la même rengaine. Ton gardien est impatient de te récupérer.
— Et de se débarrasser de moi, ajouta Ki.
— J’en ai bien peur. »
Ki baissa la tête. « C’est ma faute, n’est-ce pas, Tharin ? Je lui ai fourni un prétexte. J’aurais dû venir vous trouver dès que je me suis aperçu de la disparition de Tobin. Je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris d’écouter… » Il frictionna d’un air absent la bosse qui se décolorait sur son front puis décocha un coup d’œil chagriné à Tobin. « La seule idée qui me soit venue à l’esprit a été de te rattraper. Et maintenant, voilà le résultat !
— Je ne lui permettrai pas de te congédier. Que disait au juste cette lettre-ci ? »
Tharin lui tendit le parchemin plié, et il eut tôt fait de le parcourir. « Il exige que je me mette en route dès aujourd’hui ! Ki n’est pas encore en état de monter à cheval. »
Le capitaine lui adressa un sourire dénué d’humour. « ça, je doute que Lord Orun s’en soucie outre mesure. Mais ne t’en fais pas. En bas, Nari est en train de s’évertuer à faire entendre au messager que ta fièvre est encore beaucoup trop forte pour que tu puisses voyager. Tu ferais mieux de rester confiné dans ta chambre jusqu’à ce qu’il redémarre. M’étonnerait fort qu’Orun se soit fait scrupule de nous dépêcher un mouchard…
— Moi de même, intervint Iya, passant la tête par la porte. Mais avant d’aller te cacher, si tu voulais bien monter un moment ? J’ai quelque chose à te montrer. Sans témoins », précisa-t-elle, en voyant que Ki s’apprêtait à le suivre.
Tobin lança à son ami un regard d’excuses au moment de sortir sur les talons de la magicienne. « Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il dès qu’ils furent tous deux dans le corridor.
— Il y a des choses dont nous devons nous entretenir tant qu’il en est encore temps. » Elle marqua une pause. « Emporte la poupée, s’il te plaît. »
Après qu’il eut obtempéré, ils poursuivirent jusqu’au second étage. Arkoniel les accueillit dans le cabinet d’études mais, à la stupeur de Tobin, il n’y était pas seul. Juste derrière lui se trouvait Lhel, installée à la longue table. Malgré les mines très sérieuses qu’ils affichaient tous, la voir là, elle, lui fit grand plaisir, tout de même.
« Tu avoir appelé Frère ? demanda-t-elle tout à trac, et il devina qu’elle connaissait déjà la réponse.
— Non, avoua-t-il.
— Appeler maintenant. »
Après une seconde d’hésitation, il bredouilla nerveusement les paroles fatidiques à toute vitesse.
Frère apparut dans l’angle le plus éloigné de la porte. Il était maigre et dépenaillé, mais le froid puissant que dégageait sa seule présence se percevait nettement jusqu’à l’autre bout de l’immense pièce.
« Eh bien, qu’en pensez-vous ? » demanda Iya.
La sorcière darda sur le fantôme un regard aigu puis haussa les épaules. « Déjà dire vous liaison plus forte, maintenant. Aussi il plus fort, également.
— J’aimerais bien savoir si Ki est encore capable de le voir…, fit Arkoniel dans un murmure.
— Je ne le laisserai pas rôder autour de Ki. » Emporté par la colère, Tobin s’en prit directement au fantôme. « Je ne t’appellerai plus du tout, jamais, à moins que tu me promettes de ne plus jamais lui faire de mal ! Je me fiche de ce que dit Lhel ! » Il secoua la poupée du côté de Frère. « Promets, sinon… , libre à toi de rester en exil à crever de faim ! »
Sur ce, il discerna tout au fond des prunelles noires du fantôme un éclair haineux, mais dirigé non pas contre lui mais contre les magiciens.
« Nul ne l’a vu dans la chambre de Tobin pendant sa maladie, disait cependant Iya, aussi posément que si l’explosion de fureur lui avait complètement échappé. - Ceux avoir l’œil voir lui plus, maintenant, répliqua Lhel. Et il faire autres voir quand il avoir envie. »
Tobin reporta son regard sur Frère et ne fut frappé que par une chose : la lumière de la lampe jouait sur lui de la même façon que sur eux tous ; ce qui n’était pas du tout le cas, auparavant. « Il a l’air plus… plus réel, comme qui dirait.
— Sera plus dur séparer vous deux, quand venu moment, mais falloir être ainsi. »
Pendant un moment, la curiosité surmonta la rancune du petit prince. « Viens par ici », dit-il au fantôme. Mais il eut beau la tendre pour le toucher, sa main ne rencontra rien d’autre que le vide agrémenté, comme à l’ordinaire, d’un froid plus vif. Frère lui adressa un large sourire qui lui donnait plutôt l’air d’un fauve dénudant ses crocs.
« Va-t’en ! » commanda Tobin, et il éprouva un soulagement inexprimable en voyant que le fielleux esprit lui obéissait. « Je peux partir, maintenant ?
— Encore un instant, ne te déplaise, dit Arkoniel.
Tu te rappelles que je t’ai promis de t’apprendre à préserver tes pensées ? L’heure a sonné de te donner cette leçon.
— Mais il ne s’agit pas de magie, n’est-ce pas ?
C’est du moins ce que vous avez dit, si vous vous souvenez…
— Pourquoi la magie te fait-elle si peur, Tobin ? s’enquit Iya. C’est elle qui t’a protégé tant d’années durant… Et elle permet de réaliser des choses merveilleuses ! Tu l’as bien constaté, d’ailleurs, de tes propres yeux. Il me suffit d’un geste de la main pour allumer du feu dans des lieux dépourvus de bois, pour faire surgir de la nourriture en plein désert. À quoi tient l’aversion que cela t’inspire ? »
Au fait que la magie signifiait tout à la fois des tas de surprises et d’appréhensions, de chagrins, de dangers, songea-t-il. Mais il ne pouvait le leur révéler ; il ne voulait pas qu’ils sachent jusqu’où s’étendait l’emprise qu’ils avaient sur lui. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules.
« Beaucoup de magies, keesa », dit Lhel d’une voix douce, et il entrevit vaciller puis s’évanouir les secrets symboles qui lui bariolaient les joues. « Tu sage pour respecter. Des magies bonnes, des maléfiques. Mais nous pas faire maléfices avec toi, keesa. Nous sauvegarder toi.
— Et, en l’occurrence, il n’est pas question de magie véritable mais simplement d’une protection contre elle, assura Arkoniel. Tout ce que tu as à faire, c’est d’imaginer quelque chose aussi nettement que possible, de te le représenter en esprit. T’est-il possible de te figurer la mer pour moi ? »
Tobin pensa au port d’Ero, à l’aube, avec les grands navires de commerce errant sur leur ancre et les petits bateaux de pêche qui leur ballottaient autour comme des nuées d’insectes aquatiques.
Il sentit une espèce de touche fraîche lui frôler le front de manière très fugitive, et pourtant personne n’avait bougé.
Iya se mit à glousser. « Idéal, c’était !
— Déjà dire vous », fit Lhel.
Tobin s’écarquilla. « C’est tout ?
— Ce n’est qu’un début, mais parfaitement probant, répondit Arkoniel. Il va te falloir toutefois t’y exercer le plus souvent possible et ne jamais manquer de le pratiquer chaque fois que Nyrin ou n’importe lequel de ses Busards viendrait à s’aviser de ton existence. Tout le truc consiste en fait à paraître n’avoir qu’une idée en tête.
— La physionomie d’Arkoniel se crispait, dans le temps, comme s’il souffrait d’une crampe, dit la magicienne en posant sur son acolyte un regard aussi attendri que celui dont Nari, parfois, enveloppait son petit chouchou. Mais tu ne peux pas te permettre de penser toujours à la même chose. Le plus sûr est de te concentrer sur ce que tu viens juste de faire. Par exemple, si tu es allé chasser au faucon, pense longes et marques d’ailes ou bien tintement de clochettes. »
Tobin essaya derechef, mais en pensant à sa dernière partie de bakshi avec Ki.
« Bravo de nouveau ! s’écria le jeune magicien. Souviens-toi seulement, toutefois, que ta meilleure défense contre le Nyrin et contre sa clique est de ne jamais leur fournir un quelconque motif d’aller fouiner dans ton crâne. »
Les excuses de Tobin furent remportées à Ero le lendemain. C’est de la fenêtre de Ki que les deux gamins lorgnèrent en lui tirant la langue la retraite du cavalier.
Ki finissant par jouir d’une assez bonne santé pour pouvoir se soustraire aux interdictions de Nari, ils passèrent la journée à baguenauder dans les environs du fort et à faire des visites aux casernements. Ki voulut en rendre une à Arkoniel, mais ce fut en vain qu’ils cognèrent à sa porte.
Tandis qu’ils rebroussaient chemin, il lança un dernier regard par-dessus son épaule. La vue de cette porte obstinément close le déprimait bizarrement. « Où pourrait-il bien être, à ton avis ?
— Quelque part dans le coin, fit Tobin avec un haussement d’épaules. Qu’est-ce qui ne va pas ? Je l’ai vu pas plus tard qu’hier.
— Et moi, je ne l’ai pas vu depuis le goûter de ta fête, lui rappela Ki. Je commence à croire qu’il m’évite. »
Tobin lui administra une légère bourrade à l’épaule. « Tiens donc ! Et pourquoi ferait-il une chose pareille ? »
Ki n’en revint pas de voir à quelle allure le désertait sa vigueur à peine recouvrée. Vers le milieu de l’après-midi, il se sentait à nouveau tout flasque, et il voyait double par accès. Cela l’effraya, bien qu’Iya lui eût affirmé qu’il s’agissait de crises qui passeraient. Ruminer l’idée que peut-être elle se trompait le mettait dans tous ses états. Quels services pourrait bien rendre à qui que ce soit un écuyer aveugle ?
Comme à l’accoutumée, Tobin n’eut que faire de confidences pour deviner les tourments de Ki et, à sa demande, le dîner leur fut servi plus tôt et au premier étage.
C’est aussi dans sa chambre à lui qu’ils couchèrent, cette nuit-là. Ki poussa un gros soupir d’extase en se laissant aller contre les traversins moelleux. Même si ce bonheur ne devait plus durer que quelques nuits encore, il était délicieux de retrouver les choses à leur place et telles qu’à leur habitude. Cela faisait bien des jours qu’il n’avait pas plus songé à Ero qu’aux ennemis qui l’attendaient là-bas parmi les Compagnons.
Les pensées de Tobin suivaient un cours similaire tandis qu’il regardait danser au plafond les ombres animées par la flamme de la veilleuse. Une part de son être avait la nostalgie de Korin et des autres, ainsi que de l’existence trépidante qu’on menait au palais. Toutefois, ses regrets étaient empoisonnés par les missives furibondes d’Orun. Et il en venait à déplorer une fois de plus que les choses ne soient plus ce qu’elles avaient accoutumé d’être.
« Ce que ça peut me démanger, cette maudite saleté ! » grommela Ki en se grattant le front. Il se tourna vers Tobin pour lui permettre de l’examiner. « De quoi ça a l’air ? »
Tobin rebroussa doucement la tignasse sombre et soyeuse pour se rendre mieux compte. Juste en dessous de la racine des cheveux, les croûtes de la chair encore tuméfiée couraient sur une longueur de deux pouces, à l’aplomb de l’œil droit. L’enflure des ecchymoses était en train de virer du violet sombre à un vilain vert marbré. « Tu as dû te cogner contre une sacrée pierre ou je ne sais quoi d’autre quand tu es tombé. Est-ce que ça te fait toujours mal ? »
Ki lui éclata de rire au nez. « Hé, dis, tu ne vas pas te mettre à me pouponner, toi aussi ! Ce qui me fait le plus mal, c’est qu’on m’ait forcé à rester claquemuré si longtemps. Ce n’est pas mon vieux qui aurait jamais toléré ça, je peux te jurer ! » Il retomba du coup dans son ancien charabia de bouseux. « ’moins que tu t’as pété ta quille ou que tu t’as tes tripes à l’air, foutrement que tu peux sortir dehors et te les farcir, tes boulots !
— Est-ce que ta famille te manque encore ? »
Ki se joignit les mains sur la poitrine. « Quèqu’zuns, m’a l’air… Ahra, puis deux de mes frangins.
— Quand nous aurons arrangé les choses, à Ero, nous pourrions aller leur rendre visite, proposa Tobin. J’aimerais bien voir d’où tu viens. »
Ki détourna les yeux. « Non, tu n’aimerais pas. - Pourquoi ça ?
— Tu n’aimerais pas, c’est tout. » Il lui décocha un bref sourire. « Par les couilles à Bilairy ! j’ai aucune envie, moi, de retourner là-bas. Alors, pourquoi que t’aurais envie, toi ? »
Tobin n’insista pas ; au fond, libre à Ki d’avoir ses secrets à lui, et puis, d’ailleurs, c’était de l’histoire tellement ancienne, tous ces trucs-là… Sous couleur d’un examen cette fois moins superficiel de la blessure, il replongea ses doigts dans les cheveux de Ki pour les relever. « Dans tous les cas, ça risque de te laisser une drôle de cicatrice.
— Mais pas une dont je puisse me glorifier, toujours… , grommela Ki. Tu penses que les filles goberaient le bobard, si je racontais qu’en route nous sommes tombés sur des razzieurs de Plenimar, ou bien sur des brigands, peut-être ? Te parie qu’Una et Marilli me croiraient. »
Tobin émit un gloussement, mais non sans éprouver au même moment une pointe familière de jalousie. Il s’était suffisamment repu d’anecdotes sur le sang chaud de la tribu La-Chesnaie-Mont pour savoir à quoi s’en tenir sur l’intérêt que portait déjà Ki à toute croupe enjuponnée.
Lui, l’extrême réserve dont il faisait preuve dans ce domaine lui avait valu son lot de taquineries au sein des Compagnons. À l’occasion, même Ki n’avait pu s’empêcher de l’en plaisanter, sans male intention, loin de là. Mais cette réserve, c’était à sa jeunesse et à sa timidité naturelle que tout le monde (lui-même inclus) l’avait toujours imputée.
Toujours. Jusqu’à maintenant.
Maintenant, les doigts encore mêlés aux cheveux de Ki, sensibles à leur chaleur, voici qu’il commençait à se douter de ce que pouvait signifier l’irritation qui lui nouait le ventre. Il retira sa main et se rallongea bien à plat sur le dos tout en remontant les couvertures jusqu’à son menton.
Je n’aime pas les filles de cette façon parce que je… Il se mit un bras en travers du visage pour dissimuler la rougeur qui montait enflammer ses joues puis, recourant au subterfuge d’Arkoniel, se força de penser au poil d’hiver tout bourru de Gosi, au froid de la pluie qui lui dégoulinait le long du cou, à la morsure des serres de son faucon sur son poing… , à n’importe quoi sauf à l’ardeur coupable qui se répandait en lui. À n’importe quoi d’autre qu’à la douceur et à la densité des boucles de son ami dont ses doigts ne conservaient que trop le souvenir.
Je suis un garçon ! Ki ne consentirait jamais à… Ki se taisait depuis un bon moment, et lorsque Tobin osa retirer son bras, ce fut pour s’apercevoir qu’il fixait les poutres, les sourcils froncés. Finalement, il exhala un long soupir.
« Et Orun, dis ? S’il y arrive, ce coup-ci, à obtenir mon renvoi de ton oncle ?
— Je te l’ai déjà expliqué, je ne lui permettrai pas de le faire.
— Oh, ça, je sais. » Un sourire à dents de lapin éclaboussa la pénombre pendant qu’il empoignait la main de Tobin, mais l’inquiétude persistait à le tenailler. « Je vais te dire une chose, Tob… Quoi qu’il advienne, je resterai toujours à tes côtés, même si c’est comme simple soldat de ta garde. » Il était désormais terriblement grave. « Advienne que pourra, c’est égal, Tobin, je demeure ton homme.
— Je le sais, s’étrangla Tobin, écartelé entre la gratitude et le sentiment de culpabilité. Et moi le tien.
Endors-toi, maintenant, vite, avant que Nari ne survienne et ne t’expédie coucher dans la chambre à côté. »
Orun riposta dès le lendemain par un nouvel émissaire et, sans réfléchir, Tobin descendit aux nouvelles. Tharin se trouvait avec l’individu dans la grande salle et leva des yeux ahuris quand il entendit dévaler l’escalier. Mais la distraction du gosse était telle qu’il ne s’avisa pas sur le moment de ce qu’impliquait la stupeur du capitaine.
Le visiteur se révéla être un messager des plus insolites. Il n’était rien moins que le propre valet de chambre d’Orun, Bisir. Un garçon doux et effacé, mignon comme l’étaient tous les jeunes gens de la maisonnée d’Orun. Ce qu’avaient toujours évoqué pour Tobin ses grands yeux sombres et veloutés, ses pattes fébriles, c’était un lièvre. Il était du reste l’un des rares de ladite maisonnée à se montrer toujours aimable envers lui et, chose plus importante, le seul et unique poli avec Ki.
« Une lettre à votre intention de la part de mon maître Lord Orun, prince Tobin, dit-il d’un air contrit tout en lui tendant le parchemin scellé. Et m’est-il permis de le dire, mon prince ? c’est un vrai plaisir que de vous voir une mine si florissante. Le dernier courrier du capitaine Tharin avait induit mon maître à croire que vos jours pouvaient être en péril. »
Tobin s’aperçut alors, trop tard, de la bourde qu’il avait commise. Il ne servirait à rien, désormais, de répliquer par une nouvelle lettre invoquant sa mauvaise santé. Mais il lui suffit d’ouvrir celle qu’il tenait pour constater que cela revenait au même, de toute façon, puisque Oron menaçait de dépêcher une voiture le ramener, si besoin était.
« Très bien, fit Ki, lorsque Tobin rentra en trombe dans leur chambre. Je me sens tout à fait capable de faire la route à cheval, je t’assure. »
Iya s’en montra quant à elle moins convaincue, et c’est assez déprimés qu’ils allèrent se coucher cette nuit-là. D’abord incapable de fermer l’œil, Tobin ébaucha tant bien que mal une supplique à l’adresse de Sakor et d’Illior, non sans se demander ensuite si les dieux entendaient jamais les prières que n’élevait pas vers eux la fumée d’une offrande.
À son réveil, le lendemain matin, le premier objet qu’il repéra fut quelque chose de blanc par terre. C’était de la neige. L’un des volets s’étant ouvert, une légère averse avait saupoudré la jonchée au bas de la fenêtre. Et il en affluait d’autre à l’intérieur, poussée par le vent. Il ne fit qu’un bond du lit jusqu’à la fenêtre et, se penchant dehors, éclata de rire en sentant les rafales de flocons lui picoter les joues.
La prairie s’en était allée, perdue quelque part derrière l’épais rideau de blancheur mouvante. C’est tout juste si se distinguait encore l’angle du toit des baraquements, tandis que le pont ne formait plus rien d’autre, au-delà, qu’une vague silhouette sombre.
Il cueillit une poignée de neige et en bombarda Ki pour le réveiller. Manifestement, les dieux s’étaient sentis en veine de générosité.
Le blizzard qui s’évertua trois jours durant amoncela la neige jusqu’à mi-hauteur des montants de porte, si bien que Bisir se retrouva comme tout un chacun pris au piège à l’intérieur du fort. Ce qui n’allait d’ailleurs pas sans compliquer quelque peu les choses. Pas pour Iya, qui s’était fait connaître, mais pour Arkoniel, qui se vit contraint à demeurer caché au second étage, de peur que Bisir n’ait la fantaisie d’aller se balader dans les coins du manoir où il était indésirable.
Le pauvre valet de chambre se montra d’abord aussi pataud que mal à son aise ; il se sentait à l’évidence déplacé dans cette rude maisonnée d’arrière-province. Il n’avait rien à faire là, personne à servir. Et comme les femmes ne tenaient pas à l’avoir dans la grande salle tout le temps dans leurs jambes, Koni et certains des plus jeunes gardes se chargèrent de sa personne et l’entraînèrent vers les casernements. Vu du haut de l’escalier, où se tenaient tapis Tobin et Ki, cela n’était pas loin de ressembler à une arrestation. Cerné de soudards aussi dépourvus de manières que d’expressions fleuries, Bisir avait tout l’air de quelqu’un qu’on emmène se faire pendre.
On ne le revit qu’au petit déjeuner du lendemain. Tout ébouriffé, fripé, froissé qu’il était, contrairement à son habitude, il n’en riait pas moins à gorge déployée, lui si timide, avec ses nouveaux compères, chose que jamais jusque-là Tobin ne lui avait vu faire.
Finalement, la tempête eut beau se calmer, les routes se trouvaient si bien_bloquées par la neige qu’il ne fut plus question pour l’heure de voyage. Ainsi s’écoulèrent trois semaines en or qu’ils vécurent comme s’ils n’avaient jamais mis les pieds à Ero.
Les congères leur interdisaient de monter à cheval, mais ils passèrent des heures entières à tirer à l’arc, à livrer des batailles de boules de neige aux gardes, à élever des bataillons de bonshommes de neige et à pratiquer l’escrime à l’intérieur des baraquements. Grâce à Koni, Bisir se joignit à ces passe-temps, mais il se révéla n’avoir rien d’un guerrier.
Les rares fois où ils réussirent à saisir l’occasion de s’esquiver en catimini, Tobin et Ki parcoururent l’orée des bois en quête de Lhel, mais ce fut toujours en pure perte, soit parce que la sorcière se trouvait bloquée chez elle par la neige ou qu’elle refusait de se montrer.
Ki recouvra peu à peu toute sa vigueur, mais il lui arrivait encore de souffrir de troubles de la vision lorsqu’il s’exerçait au tir. Après avoir envisagé d’aller en parler à Tharin, il préféra finalement, une nuit, se présenter à la porte d’Iya dès que Tobin se fut endormi. Mais il avait si peur qu’une fois chez elle, il eut le plus grand mal à lui exposer l’objet de sa visite. La magicienne l’accueillit gentiment, le fit asseoir au coin de son feu et lui offrit du vin aux épices. Quand il eut fini par lâcher ce qui l’amenait, elle parut soulagée.
« Tes yeux, dis-tu ? Eh bien, tâchons de voir ce que je puis faire. » Elle s’inclina vers lui et lui appliqua une main sur le front. Elle resta sans rien dire quelques minutes, à se tenir dans cette position, les paupières à demi fermées, comme si elle était à l’écoute de ce qu’il avait dans le crâne. Il éprouva des picotements frisquets sur la peau qui le chatouillaient un brin mais qui ne manquaient pas non plus d’agrément.
« Vous ne m’aviez jamais dit que vous étiez guérisseuse.
— Oh, je sais une chose ou deux », murmura-t-elle. Quoi qu’elle fût en train de faire, elle eut bientôt l’air satisfait. « Je n’irais pas m’affoler pour si peu. Le choc que tu as reçu à la tête est encore en train de se réparer. Je suis persuadée que ça va te passer.
— Je l’espère bien. Quand nous rentrerons…
— Tu auras à prouver de nouveau tout ce que tu vaux, devina-t-elle avec sa perspicacité coutumière. Mais tes mérites sont déjà connus de tes amis et, quoi que tu fasses, tu ne modifieras pas l’opinion de tes ennemis.
— Mes amis… », souffla Ki, songeant à Arkoniel.
En dépit de ce que pouvaient dire Tobin et n’importe qui d’autre à cet égard, Arkoniel l’évitait bel et bien. Celui-ci n’avait rien fait de plus que risquer un œil par la porte quand il gisait encore au fond de son lit, et à peine s’étaient-ils vus tous les deux depuis. Ki en souffrait. Il avait toujours eu de la sympathie pour le magicien, même quand le jeune homme le forçait à apprendre à lire et à écrire. Il avait d’autant plus de peine à supporter la froideur, aussi soudaine qu’inexpliquée de leurs relations.
Il n’avait pas osé questionner Tharin sur ce point, de peur que la réponse ne soit trop cruelle. Mais voilà qu’il ne se sentait pas de taille à se taire un instant de plus. Iya connaissait Arkoniel mieux que quiconque d’autre. « Est-ce qu’Arkoniel m’en veut d’avoir laissé Tobin s’enfuir ? »
Iya haussa un sourcil en accent circonflexe. « T’en vouloir, à toi ? Pourquoi vas-tu t’imaginer une chose pareille ? Tu sais bien qu’il ne peut pas courir le risque de se laisser voir par notre visiteur…
— Il m’évitait déjà avant l’arrivée de Bisir.
— Il n’arrête pas de demander de tes nouvelles. »
Ki papillota. « Vraiment ?
— Je te l’affirme.
— Mais je ne le vois jamais. »
Iya lissa le devant de sa robe à deux mains. « Il est occupé à mettre en œuvre un charme qui ne lui laisse pas un instant de répit. »
Le gamin soupira. Tous ses travaux n’empêchaient pas Arkoniel de continuer à faire appeler Tobin - mais lui non, jamais.
Iya dut s’apercevoir de son air sceptique, à moins qu’elle n’ait lu dans ses pensées en lui touchant l’esprit, car elle se mit à sourire. « Ne te tracasse pas de ça, cher enfant. Ta maladie l’a bien plus effrayé qu’il ne veut l’admettre. Il se peut qu’il ait une façon bizarre de le témoigner, mais il t’aime énormément. Je lui toucherai mot de notre entretien. »
Ki se leva et lui adressa un salut plein de gratitude.
Elle l’impressionnait encore trop pour qu’il ose l’embrasser. « Je vous remercie, Maîtresse. Je serais affreusement désolé, s’il ne m’aimait plus. »
Iya l’abasourdit en lui effleurant doucement la joue. « Ne va jamais te figurer que ça puisse arriver, mon petit. »