16

La nouvelle du retour du roi, Nyrin l’avait apprise une semaine auparavant par un émissaire secret. Les affaires qui l’appelaient à Ilear devraient attendre, apparemment ; le billet laconique reçu de Sa Majesté lui ordonnait de venir discrètement La rejoindre à Cirna.

Rien n’aurait pu satisfaire davantage le magicien. À la faveur de la nuit, il s’était éclipsé de la capitale avec un modeste contingent de gardes busards et acheminé vers le nord.

 

Plantée sur le point le plus étroit de l’isthme, la forteresse de Cima appartenait au prince Tobin, du moins nominalement. À la suite de la mort opportune d’Orun, Erius avait jugé bon, dans son infinie sagesse (un tantinet manipulée, mine de rien), de nommer Nyrin lord protecteur des lieux. Bâtie sur une langue de terrain rocheux battue par les vents, bordée de part et d’autre par des falaises vertigineuses et où ne vivaient qu’une pincée de gardeurs de chèvres et de pêcheurs, la place avait, dans son genre à elle, autant d’importance qu’Atyion. Sa puissance, elle la devait non pas à ses ressources mais à sa position. Le maître de Cirna commandait l’unique voie de terre permettant d’accéder dans la péninsule skalienne.

Les remparts massifs de la forteresse se dressaient en plein milieu de l’isthme, à cheval sur la route même, et des murs de pierre hauts comme deux hommes et larges comme une maison reliaient son enceinte extérieure aux falaises des deux côtés. Grâce à quoi elle avait soutenu victorieusement toutes les attaques des forces plenimariennes, tous les raids zengatis, et résisté même aux sorcelleries des populations montagnardes. Quant aux péages perçus à ses portes, ils étaient loin d’être insignifiants, et la part prélevée par Nyrin avait d’ores et déjà passablement distendu ses coffres personnels.

Mais l’or n’était pour rien dans l’exultation qui lui gonflait le cœur au fur et à mesure que la silhouette lugubre de Cirna émergeait du brouillard chargé de sel, là-bas devant: ce qu’elle incarnait à ses yeux, c’était la consolidation de son pouvoir sur le roi.

S’il avait été relativement enfantin de retourner le roi contre l’odieux Orun, il en était allé tout autrement pour ce qui concernait Rhius. Dans le cas du premier, les vices faisaient mieux que surabonder, ils crevaient les yeux. Le duc, en revanche, avait mené une existence au-dessus de tout reproche, et les liens noués avec Erius dans le cadre des Compagnons semblaient devoir tenir jusqu’à leur dernier jour. En le pressant d’épouser sa sœur unique, le roi pouvait bien avoir eu en tête d’assurer le ferme attachement au trône des puissants domaines de Cirna et d’Atyion, mais, calcul à part, son affection pour lui était indéniablement sincère. Et c’est sur cet obstacle-là qu’avait bien failli achopper dans les premiers temps l’influence grandissante du magicien. Mais le duc avait fini par avoir la malencontreuse idée de s’insurger sans ménagements contre le massacre de la parenté féminine, et la patience du roi avait fini par s’amenuiser. Si bien que lorsque Rhius avait succombé sur le champ de bataille, c’est un « Enfin ! » de soulagement que Nyrin s’était flatté de percevoir tout seul sous l’extravagant numéro de deuil donné par Sa Majesté.

Cependant, si cette mort avait déblayé sa propre route d’un gros embarras, c’est à un péril autrement formidable qu’il allait devoir faire face en ce jour.

 

Comme la route de l’isthme faisait longer à Nyrin et à ses cavaliers la crête des falaises orientales, de vagues trouées dans la bruine révélèrent en contrebas le petit port où étaient mouillés le navire amiral d’Erius et ses bâtiments d’escorte.

Entreprendre de traverser la mer Intérieure si tôt au printemps n’avait rien d’une sinécure, et l’aspect de tous les vaisseaux trahissait telle ou telle avarie. À bord de celui du roi, des essaims de marins s’affairaient à réparer les toiles.

Après avoir descendu la route en lacet bourbeuse qui menait au village, le magicien tomba sur un peloton de gardes royaux qui l’attendaient au bord de la grève. Ils l’embarquèrent aussitôt dans une chaloupe, et lorsqu’il finit par enjamber le bastingage du navire amiral, il s’y vit accueillir par le lord général Rheynaris.

« Bienvenue à bord, messire. Sa Majesté vous attend en bas. »

Tout en lui emboîtant le pas, Nyrin jeta un coup d’œil à l’entour du pont. Une grappe de cadets nobles attachait sur lui des regards manifestement curieux. Aussitôt qu’il se figura que le visiteur ne risquait plus de s’en apercevoir, l’un d’entre eux fit un signe de conjuration.

« Dites-moi, Rheynaris, qui donc est ce jeune gaillard, là-bas ?

— Celui aux cheveux jaunes ? Le fils aîné de Solari, Nevus. Il fait partie des nouveaux écuyers du roi. »

Nyrin se renfrogna ; il n’avait rien su de cela. Et Rhius avait eu en Lord Solari l’un de ses principaux hommes liges…

« L’humeur d’Erius  ? s’enquit-il quand il fut certain de n’être entendu par personne d’autre.

— Content d’être de retour chez lui, je dirais. » Comme ils approchaient de la cabine, l’autre marqua le pas. « S’est montré plutôt… lunatique depuis notre départ de Mycena. S’aggrave invariablement pour peu qu’il se trouve éloigné des combats. »

Nyrin hocha la tête en guise de remerciement pour la mise en garde, et le général cogna doucement à la porte.

« Entrez ! » lança une voix bourrue.

À demi allongé sur l’étroite couchette de la cabine, Erius était en train de griffonner quelque chose, une écritoire portative en travers des genoux. Tandis que la plume d’oie s’affairait à écorcher le parchemin, le magicien patienta dans un garde-à-vous déférent, l’oreille tendue, l’œil à son haleine qui fumait dans l’air froid. La pièce n’était pas chauffée, mais le roi n’en portait pas moins sa tunique déboutonnée comme le dernier des soldats. Nettement plus gris, remarqua Nyrin, les cheveux et la barbe encadraient des traits qu’avaient davantage accusés les soucis.

Sur une dernière gambade fleurie de sa plume, Erius rejeta l’écritoire et s’assit jambes pendantes au bord de la couchette. « Salut, Nyrin. Vous n’avez pas perdu de temps. Je ne m’attendais pas à vous voir avant demain. »

Le magicien s’inclina. « Bienvenue chez vous, Sire. »

Du bout du pied, le roi poussa un tabouret du côté de son visiteur. « Assis, puis des nouvelles de chez moi, justement, s’il vous plaît. »

Le magicien ne fit qu’effleurer les nouvelles d’ordre général, en minimisant notamment la poussée de peste qui venait de décimer les populations de plusieurs villes du nord. « Le grand prêtre du temple d’Achis se trouve en détention pour trahison, poursuivit-il, abordant des sujets plus sérieux. On l’a entendu parler au moins à trois reprises de la reine mythique que ces songe-creux continuent de voir dans leurs rêveries délirantes. »

Erius fronça les sourcils. « Vous m’aviez dit qu’il n’était plus question de tout ça.

— Des rêveries, Votre Majesté, rien de plus que des rêveries nées de la peur et dans des cervelles qui prennent leurs désirs pour des réalités. Mais, ainsi que vous le savez trop bien, mon seigneur et maître, il peut se révéler dangereux de laisser des sottises pareilles s’enraciner dans les esprits ignares.

— C’est bien pour y parer que je vous ai, non ? » Le roi préleva une liasse de parchemins dans le fond de son écritoire. « Le chancelier Hylus m’annonce que la peste a fait de nombreuses victimes et que, cet hiver, la disette a sévi à l’intérieur des terres jusqu’à Gormad et Elio. Rien d’étonnant si les gens se croient dès lors frappés de malédiction et rêvent de reines. Je commence à me demander quels vestiges de royaume je vais bien être finalement à même de transmettre. » Un tic lui taquina le coin de l’œil gauche. « J’ai eu beau détruire la tablette et abattre les stèles, les paroles de l’Oracle n’en conservent pas moins leur éclat premier. »

Les doigts de Nyrin esquissèrent d’un geste presque imperceptible un charme d’apaisement. « Tout le monde se perd en perplexités quant à la validité de la trêve. Qu’en pense Votre Majesté ? »

Erius se massa la barbe en soupirant. « Qu’il s’agit - au mieux - d’une trêve de fermiers. Aussitôt qu’une récolte aura regarni les greniers des Plenimariens, nous nous trouverons forcés, m’est avis, de repartir pour Mycena. D’ici là, tant vaudrait pratiquer la même politique qu’eux. Ces damnées sécheresses sont tout autant nos ennemies que les armées de l’Overlord. Mais, en tout état de cause, je ne suis pas fâché de prendre un peu de repos. Je ne vais certes pas bouder ces retrouvailles avec la musique et des repas décents, ni regretter de ne dormir que d’une seule oreille. » Il adressa au magicien un sourire navré. « Jamais je n’aurais cru que j’en viendrais à me lasser de guerroyer, mon cher, et pourtant la vérité me force à convenir que je suis fort aise de cette trêve. Contrairement à mon fils, je présume… Comment se porte t-il, au fait ?

— Bien, Sire, très bien. Mais dans l’état de fébrilité que vous lui prêtiez. »

Erius gloussa sombrement. « De fébrilité ? Hm.

C’est le dire en termes galants. Plus galants que ceux dont se sert maître Porion. Qui me le décrit se soûlant et courant les putes et faisant la noce. Oh, je ne me conduisais pas mieux, à son âge, tant s’en faut, bien sûr, mais j’avais déjà subi l’épreuve du sang, moi.

Comment lui reprocher d’ailleurs sa démangeaison de se battre ? Vous devriez voir les lettres qu’il m’envoie pour me conjurer de le laisser venir à Mycena. Ah, Flamme divine ! s’il savait combien il m’en a coûté de devoir le laisser si longtemps dans son cocon de Soie….

— Votre Majesté avait-Elle le choix, quand Elle ne possède pas d’autre héritier qu’un neveu souffreteux  ? » Ça, c’était une vieille rengaine entre eux.

« Ah oui, Tobin… Mais pas si souffreteux que ça, paraît-il, en définitive. Mis à part qu’Orun m’assommait de doléances à son propos, Korin et Porion ne m’en font tous deux que de vibrants éloges. Quelle est donc votre opinion sur lui, maintenant que vous l’avez vu de vos propres yeux ?

— À bien des égards - la plupart… -, un drôle de petit gars. Plutôt maussade, pour autant que nos rares rencontres m’aient permis d’en juger personnellement, mais du genre artiste. Même qu’il s’est déjà fait un nom à la cour par son seul talent à exécuter sculptures et bijoux. »

Erius opina du chef d’un air attendri. « Il tient ça de sa mère. Mais là ne s’arrête pas son mérite, à ce que l’on m’a rapporté. Korin le prétend presque aussi fine lame que lui-même.

— Il semble un escrimeur habile, en effet, tout comme son petit bouseux d’écuyer. »

À peine ces mots eurent-ils franchi ses lèvres que le magicien eut conscience qu’il venait de commettre un faux pas ; le brusque éclair de fureur qui venait d’embraser les yeux du roi présageait l’une de ses crises.

« Bouseux  ? »

Nyrin manqua tomber à la renverse de son tabouret lorsque, se dressant d’un bond, Erius expédia valser son écritoire portative, dont le couvercle s’ouvrit à la volée, éparpillant de toutes parts cire à cacheter, parchemins et instruments di vers, tandis que l’explosion conjointe du flacon d’encre et du sablier faisait s’élargir sur le plancher vétuste une flaque noire d’aspect granuleux. « C’est ainsi que vous avez le front de qualifier un Compagnon de la Maison du Roi ? rugit-il.

— Que Votre Majesté daigne me pardonner ! » Les accès de ce genre étaient tellement subits et imprévisibles que Nyrin lui-même était impuissant à les prévenir. Et ce d’autant moins en l’espèce qu’à sa connaissance, en tout cas, Erius se fichait éperdument de ce gamin-là.

« Répondez-moi donc, maudit que vous êtes ! hurla le roi, sous l’emprise d’une rage de plus en plus folle. C’est de cette façon que vous osez parler d’un Compagnon, vous, résidu de souillon ? vous, foutre de pedzouille et de mollasson, vous…  ? »

Il écumait, postillonnait. Nyrin se laissa choir à deux genoux tout en refoulant son désir de s’éponger la figure. « Non, Sire. »

Erius le dominait de toute sa hauteur sans cesser de l’invectiver à pleins poumons. Mais les injures du début ne tardèrent pas à dégénérer en divagations des plus incohérentes et puis en un grondement rauque et confus. Tout en maintenant ses regards soigneusement baissés, Nyrin ne cessait d’épier du coin de l’œil, au cas où le roi se serait emparé d’une arme. L’incident s’était déjà produit…

L’accès s’interrompit tout d’un coup, comme à l’ordinaire, et le magicien releva peu à peu la tête. Erius peinait à recouvrer son souffle et, les poings crispés contre ses flancs, tanguait légèrement. Ses prunelles étaient aussi dépourvues d’expression que celles d’une poupée.

Rheynaris passa le nez à la porte.

« C’est fini », lui souffla Nyrin en le congédiant d’un geste avant de se relever pour prendre le roi doucement par le bras. « Je vous en prie, Sire, asseyez-vous. Vous n’en pouvez plus. »

Aussi docile qu’un gosse harassé, Erius se laissa ramener jusqu’à la couchette et, s’adossant contre la cloison, ferma les paupières. Le magicien se dépêcha de ramasser l’écritoire et d’en rassembler tout le contenu, puis déplaça une carpette afin de camoufler la flaque d’encre.

Le temps d’achever ce ménage rudimentaire, et le roi avait rouvert les yeux, mais il conservait, comme toujours au sortir de ces fichues crises, l’air d’un homme égaré dans un brouillard douteux. Nyrin reprit place sur son tabouret.

« Qu’est-ce que… - de quoi étais-je en train de parler ? croassa finalement Erius.

— De l’écuyer de votre neveu, Sire. Nous déplorions la goujaterie de certaines personnes à la cour qui lui font grief de ses origines. En le traitant, je crois, de "chevalier de merde" et de "bouseux" Le prince Tobin a toujours assuré sa défense de la manière la plus passionnée. _

— Quoi  ? Passionné, vous dites  ? » lui papillota le roi, tout en luttant pour se recomposer un semblant d’attitude. Pauvre bougre, qui persistait à se figurer que ses crises étaient assez fugaces pour que personne ne s’en soit jamais avisé… ! « Oui, passionné, comme sa chère mère, ma douce Ariani. La malheureuse se serait donné la mort, à ce qu’on m’assure… »

Comment s’étonner désormais du soulagement que le général Rheynaris avait laissé transparaître en annonçant qu’Erius quittait le champ de bataille ? Cela faisait une bonne année que ses missives secrètes étaient farcies d’incidents semblables. L’annonce de la mort d’Orun avait par exemple flanqué le roi dans une rogne si insensée qu’il avait fallu recourir aux potions d’une drysienne pour le calmer. Une réaction d’autant plus étrange que son estime pour le défunt s’était, grâce à Nyrin, singulièrement refroidie au cours des dernières années ; et alors qu’à force de minutieuses manœuvres de sape, le magicien venait finalement de réussir à le persuader de dessaisir Vieilles Tripes molles de sa tutelle en lui faisant gober que son influence sur le gamin relevait de la pure et simple félonie. À quoi rimait dès lors que la disparition du vieux l’affectait à ce point  ?

Erius se frotta les yeux. Ce qui suffit à leur restituer leur acuité coutumière. « J’ai mandé aux garçons de venir nous rejoindre à Atyion. » Il émit un petit gloussement. « Mon fils m’avait écrit voilà quelque temps toute une bafouille afin de m’admonester pour que je laisse finalement le gamin visiter ses domaines.

— C’est Orun qui s’y opposait, naturellement, l’avisa Nyrin. Il avait remplacé l’intendant par une créature à lui et déjà commencé à se remplir les poches.

— Ce goinfre imbécile m’aura du moins épargné l’ennui de le faire exécuter. » Il se carra sur la couchette et gratifia le magicien d’une tape à l’épaule. « M’a tout l’air que vous l’aviez percé à jour. Il a fini par viser trop haut. J’aurais dû vous écouter plus tôt, je le sais, mais il s’était montré de mes bons amis durant les années noires où ma mère régnait encore.

— Votre Majesté a toujours fait preuve d’une fidélité légendaire. Il n’en reste pas moins que sa mort vous lègue des tas de problèmes. Entre autres qu’Atyion ne saurait rester sans administrateur.

— Cela va de soi. J’en ai confié la charge à Solari.

— À Lord Solari, mon roi ? » Le ressouvenir du jeune homme aperçu sur le pont fit chavirer le cœur de Nyrin.

« Duc Solari, dorénavant. Je l’ai nommé protecteur d’Atyion. »

Les poings crispés dans les plis de ses robes, le magicien fit de son mieux pour dissimuler son désappointement. Il avait escompté que le roi le consulterait avant de choisir le successeur d’Orun. Et voilà que la plus juteuse prune de tout le royaume était tombée hors de sa portée.

« Oui, il a bien plus de titres que n’en avait Orun.

Il était l’un des officiers de Rhius, vous ne l’ignorez pas ; assez loyal, mais également ambitieux. » Les lèvres d’Erius s’amincirent en un sourire dépourvu d’ironie. « La garnison d’Atyion a confiance en lui. Et Tobin de même. Aussi l’ai-je déjà dépêché occuper ses fonctions.

— Quitte à reconnaître la sagacité d’un tel choix, je ne puis m’empêcher de m’interroger sur ce qu’en dira Tharin. Qui sait s’il ne nourrissait pas lui-même quelque espérance à cet égard ? »

Erius secoua la tête. « Tharin est un preux, mais il n’a jamais eu la moindre espèce d’ambition. N’eût été Rhius, il serait encore un deuxième cadet sans terre, et Atyion le verrait simplement se consacrer à l’élevage des chevaux. Nous n’avons pas à nous inquiéter de son opinion, m’est avis.

— Il veille on ne peut plus jalousement sur le petit prince, néanmoins. Il ne s’en laissera pas séparer.

— Pauvre type… Il n’a jamais eu d’yeux que pour Rhius. Je gage qu’il finira ses jours à tournicoter autour du gosse en se berçant de souvenirs moisis.

— Et Solari  ? Sa loyauté vis-à-vis du prince est-elle aussi totale  ? »

Le dur sourire reparut. « Elle l’est vis-à-vis de moi.

Il protégera le prince aussi longtemps que cela lui garantira ma faveur. Mais que ma faveur en vienne à changer de cours pour une raison ou une autre, et je me flatte que nous le trouverons tout prêt à servir son roi. À présent, dites-moi, c’est quoi, toutes ces histoires à propos de Korin et de je ne sais quelle boniche qu’il aurait engrossée ? Vous êtes au courant ?

— Eh bien… , oui, Sire, le fait est là, mais j’avais jugé bon de vous épargner ce tracas jusqu’à votre retour. » Pour une fois, Nyrin se retrouvait totalement pris au dépourvu. Il n’avait appris la chose que quelques semaines auparavant, grâce à l’un des espions les plus guette-au-trou dont il disposait dans la domesticité même du Palais Vieux. Korin n’en savait rien lui-même, la gueuse ayant eu beaucoup trop d’esprit pour claironner partout la paternité du produit. « C’est une rien-du-tout, effectivement. Une certaine Kalar, si je ne me trompe. »

Erius ne le lâchait toujours pas des yeux. Sans doute s’interrogeait-il sur les motifs qui avaient dicté le silence de son magicien en chef.

« Me serait-il permis de parler en toute franchise, Sire ? » Lancé à toute allure, l’esprit de Nyrin mijotait déjà de retourner la situation à son avantage.

« Vous savez pertinemment quel cas je fais de vos avis.

— Comme je ne suis ni père ni guerrier, je vous prie de me pardonner si je déparle par ignorance, mais le prince Korin m’alarme de plus en plus. Vous avez été absent si longtemps que vous reconnaîtrez à peine le jouvenceau qu’il est devenu. Ces filles avec lesquelles il couche et les beuveries… »

Il s’interrompit, à l’affût de quelque signe menaçant, mais Erius se contenta d’opiner du chef pour l’inviter à continuer.

« Parce qu’il est un homme, à présent, un homme vigoureux et bien entraîné. J’ai entendu maître Porion dire, et plutôt deux fois qu’une, que les jeunes guerriers sont comme des limiers de chasse racés ; si vous les tenez à l’écart du gibier, ou bien ils engraissent et se ramollissent, ou --bien ils deviennent vicieux. Permettez-lui de fournir la carrière de guerrier pour laquelle vous l’avez formé, et tout le reste tombera de soi-même à l’eau. Il ne vit que dans l’espoir de vous complaire.

« Mais outre cela, Sire, il faut que le peuple voie en lui un successeur digne de ce nom. Ses débordements sont déjà la fable de toute la ville, et par quels hauts faits contrebalancer les ragots ? » Il laissa s’appesantir un silence entendu. « Et puis voilà qu’il procrée des bâtards. Vous voyez sûrement où cela risquerait de mener ? Faute d’héritier légitime, même un de la main gauche pourrait bien trouver des partisans… À plus forte raison s’il s’agit pour le coup d’une fille. »

Les jointures d’Erius blanchirent, mais le magicien savait comment fredonner sa chanson. « La seule idée que votre antique lignée pourrait être souillée d’un sang si vulgaire…

— Vous avez tout à fait raison, c’est une évidence.

Abattez cette chienne avant qu’elle ne mette bas.

— J’y veillerai personnellement. » Il l’aurait fait de toute manière ; il ne comptait pas souffrir l’ombre d’une rivale de sang royal- fût-elle comme en l’occurrence une simple avortonne ancillaire - à sa propre Nalia.

« Ah, Korin, Korin, quels tourments tu me donnes… ! » Le roi secoua la tête. « Il est tout ce que je possède, Nyrin. Je n’ai vécu que dans la terreur de le perdre depuis la disparition de sa mère et de ses frères et sœurs. Et je n’ai pas été capable d’avoir un seul enfant d’aucune autre femme entre-temps. Ils sont tous venus au monde ou bien mort-nés ou bien si monstrueux qu’il ne pouvait être question de les laisser survivre. Ce bâtard, maintenant… »

Le magicien n’avait que faire de toucher l’esprit du roi pour savoir ce qui s’agitait dans son cœur et pour deviner les mots qu’il ne parvenait décidément pas à proférer. Et si mon fils n’engendre lui aussi que des monstres  ? Cela ne laisserait pas que d’être la preuve définitive de la malédiction d’Illior sur sa propre lignée…

« Il atteindra sous peu l’âge de se marier, Sire.

Équipez-le d’une épouse riche et de bonne famille, et il vous donnera de beaux petits-enfants bien sains.

— Vous avez raison, comme d’habitude. » Le roi exhala un long soupir. « Que ferais-je sans vous, hein ? Vous ne sauriez imaginer combien je rends grâces aux Quatre de l’extraordinaire longévité qu’ils concèdent à vos pareils. Car vous êtes toujours un jeune homme, Nyrin, et la certitude que vous vous tiendrez encore auprès du trône de Skala durant des générations m’est d’un puissant réconfort. »

Le magicien s’inclina bien bas. « Tel est en effet le seul but de mon existence, Sire. »