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Arkoniel avait passé les mois écoulés depuis la visite d’Iya à scruter, plein d’espoir, la route de Bierfût. Aucun visiteur n’était venu de tout le printemps. Les feux de l’été brunirent la prairie, et toujours personne. Les seuls nuages de poussière qu’il aperçut au-dessus des arbres étaient soulevés par des fournisseurs ou des messagers de Tobin.

Ç’avait encore été l’un de ces étés bouillants de canicule ; la vallée de Bierfût elle-même, épargnée des années durant par les pires atteintes de cette sécheresse sempiternelle, en fut cette fois victime. Dans les champs, les récoltes séchaient sur pied, les agneaux et les veaux de l’année crevaient dans les prés. La rivière se réduisit à un ruisselet gargouillant, perdu dans des étendues fétides de plantes aquatiques mortes et de boue craquelée. Arkoniel en revint au port d’un pagne minimal, et les femmes vaquaient en simple chemise.

 

Une fin d’après-midi de Lenthin, il aidait Cuistote à arracher les derniers poireaux jaunis dans le potager quand Nari les interpella par une fenêtre du premier étage pour leur signaler qu’un homme accompagné d’un mioche montaient vers le manoir.

Arkoniel se redressa, frotta l’une contre l’autre ses mains malpropres. « Tu les connais ?

— Non, ce sont des étrangers. J’y vais. »

De la poterne, Arkoniel reconnut bien la large carrure et la barbe grise de l’individu qui marchait à côté de Nari, menant par la bride un cheval sellé, mais pas le garçonnet juché dessus parmi les bagages.

« Kaulin de Getni ! » cria Arkoniel en traversant le pont pour se porter au-devant d’eux. Cela faisait une dizaine d’années au moins qu’il l’avait vu recevoir d’Iya l’un des fameux petits cailloux. À cette époque-là, Kaulin faisait figure de loup solitaire. Son petit compagnon semblait avoir tout au plus huit ou neuf ans.

« Iya m’a dit que je te trouverais ici », dit Kaulin en lui serrant la main. Il lorgna d’un air goguenard le torse tanné de son jeune collègue et son pagne crasseux. « Aurais pas viré cul-terreux, des fois ?

— Par intermittence, rit Arkoniel. M’avez l’air d’avoir fait un rude voyage, vous deux. »

Kaulin avait toujours été du genre dépenaillé, mais c’était le gosse qui l’inquiétait, au fur et à mesure qu’il s’en rapprochait. Il paraissait en assez bonne santé, il était brun comme une châtaigne, mais dans ses grands yeux gris-vert obstinément baissés vers le garrot poussiéreux du cheval se lisait plus de peur que de timidité.

« Et ça, c’est qui, alors ? » demanda Nari en souriant au mioche.

Le mioche ne releva pas les yeux, ne répondit pas. « Un corbeau t’a fauché la langue ? taquina-t-elle.

J’ai à la cuisine du bon cidre au frais. Te dirait, un verre ?

— Ne sois pas grossier, Wythnir », le tança Kaulin en le voyant se détourner puis, l’empoignant par le bas de sa tunique en loques, il le déposa au sol comme un sac de patates. Le petit courut se réfugier derrière les jambes de son maître et se planta un doigt dans la bouche.

Kaulin le toisa d’un air renfrogné. « T’en fais pas, mon gars. Tu vas avec elle. » Wythnir ne bougeant pas plus qu’une borne, il vous l’attrapa par l’épaule et le dirigea vers Nari sans délicatesse superflue. « Fais ce qu’on te dit !

_ Inutile de le brusquer », fit Nari d’un ton acerbe en saisissant la main de l’enfant, puis, à celui-ci, d’une voix radoucie : « Suis-moi, Wyinir. Cuistote a mis au four des merveilles de gâteaux, le plus gros sera pour toi, avec de la crème et des mûres. Ça fait une éternité que nous n’avons pas eu de garçon de ton âge à gâter.

— Où est-ce que vous avez croisé Iya  ? s’enquérait cependant Arkoniel qui les suivait avec Kaulin. Je n’en ai pas eu de nouvelles depuis des mois.

— Elle nous est tombée dessus dans le nord voilà quelques semaines. » Kaulin extirpa du col de sa tunique une pochette d’où il fit tomber un petit caillou moucheté. « Paraît que c’est grâce à ça qu’elle m’aurait retrouvé. M’a conseillé de venir te rejoindre ici. » Après avoir parcouru du regard la cour bien propre des cuisines, il prit un air un peu moins revêche. « A prétendu qu’on y serait en sécurité.

— Nous ferons de notre mieux », répondit Arkoniel, non sans se demander ce que diable Iya comptait lui voir faire si les prochains à remonter la route étaient Nyrin et ses Busards.

 

À l’instar de tous ceux qu’elle devait finalement lui expédier, Kaulin avait eu en rêve des visions fugitives de reine émergeant du chaos. Lui aussi avait au surplus vu livrer des collègues magiciens aux flammes busardes.

« Ton maître refuse de révéler à quoi elle nous destine, mais si elle se dresse contre ces salopards en robes blanches, alors, on me verra à ses côtés », déclara-t-il quand, après le repas du soir, Arkoniel et lui furent allés s’asseoir dans l’ombre de la grande salle. Comme il faisait encore trop chaud pour supporter ne serait-ce qu’une chandelle, ils se contentaient pour tout éclairage d’un globe lumineux que le jeune magicien projetait dans la cheminée.

Cuistote avait fait un lit pour Wythnir à l’étage, mais il refusa tacitement de se laisser séparer de Kaulin. Arkoniel n’avait pas entendu le son de sa voix de tout l’après-midi.

Kaulin jeta un regard attristé sur le mioche qui dormait en boule à même les joncs. « Le pauvre… Eu que trop de motifs, ces derniers mois, de se défier des inconnus.

— Qu’est-il arrivé ?

— Nous sommes trouvés à Dimmerton, là-haut, vers la fin de Nythin dernier. y avons fait halte dans une auberge où nous espérions gagner notre souper. Un jeune gaillard se montra particulièrement captivé par mes tours et me paya un pichet de bon vin. » Son poing se crispa rageusement sur son genou. « Du fort, et peut-être corsé par quelque chose d’autre, parce qu’ensuite me voilà te lui débagoulant que le roi, moi je trouvais, n’avait fait qu’entretenir et empirer toutes nos misères en bafouant l’Oracle d’Afra. Lui tellement d’accord avec mes opinions qu’on se sépara bien copains mais, durant la nuit, une servante vint me réveiller pour m’avertir que nous ferions mieux de filer, parce qu’une bande arrivait pour nous mettre la main au collet.

« Je n’étais pas éméché au point de ne pouvoir repousser une meute de mouchards de magiciens soûls, mais qui les menait, figure-toi, sinon mon compagnon de beuverie ? Et maintenant vêtu de sa défroque de Busard. Il était seul de son espèce, louée soit la Lumière, mais il s’est quand même débrouillé pour m’offrir cette marque avant que nous n’ayons réussi à nous débarrasser de lui. » Il remonta sa manche, et Arkoniel vit qu’une cicatrice blême et froncée lui courait sur toute la longueur de l’avant-bras.

Le cœur lui manqua. « Vous lui aviez touché mot des visions  ?

— Ça, risquait pas, c’est verrouillé tout au fond de mon cœur. Vous êtes les deux seuls, Iya et toi, à m’avoir entendu parler de… » Il hésita, jeta un coup d’œil furtif de tous les côtés. « D’elle. » Il rabattit sa manche et soupira. « Bon… , notre tâche va consister à quoi faire, ici, dis-moi ? Ero n’est pas si éloignée que les Busards ne risquent de nous retrouver…

— Je n’en sais rien, convint Arkoniel. À attendre et à assurer la sécurité de chacun des autres, je présume. »

Kaulin ne fit aucun commentaire, mais Arkoniel n’eut qu’à voir de quel regard circulaire il enveloppait les lieux pour se douter que ce vague plan de bataille n’était pas franchement fait pour le tranquilliser.

Installé plus tard à sa fenêtre, Arkoniel contemplait les miroitements de la lune sur la rivière. Kaulin était déjà parvenu tout à l’heure à mi-côte avant que quiconque se soit avisé de son arrivée. Le jour où les gens d’Orun étaient survenus en trombe afin de réclamer Tobin, lui-même n’en avait été averti que par la nuée de poussière au-dessus des bois, et cela leur avait à peine laissé le temps de prendre à la sauvette leurs dispositions. Or, voilà qu’avec le départ du petit prince s’étaient aggravées sa paresse et son incurie…

Et ce quand les motifs de se montrer vigilant s’étaient encore multipliés. Héberger des magiciens traqués par les Busards du roi était une entreprise autrement plus risquée que celle de garder un gosse que personne encore ne recherchait.