13
Arkoniel fut réveillé par un courant d’air frisquet sur ses épaules nues. Tout frissonnant, il farfouilla dans le noir et se remonta jusque sous le menton la robe en peau d’ours de Lhel. Elle lui avait accordé plus souvent la permission de passer la nuit avec elle depuis le milieu de l’hiver, et il éprouvait d’autant plus de gratitude en ces occasions qu’au plaisir de la compagnie s’ajoutait celui d’échapper aux corridors hantés du fort.
La paillasse bourrée de fougères protesta en crissant lorsqu’il se blottit encore plus avant sous les couvertures. Le lit sentait bon les ébats, le baume et les peaux fumées. Mais le froid persistait. Il tâtonna du côté de Lhel mais la place était vide, et d’une tiédeur qui s’estompait déjà.
« Armra dukath ? » appela-t-il tout bas. Il s’était mis à apprendre sa langue et faisait des progrès d’autant plus rapides qu’il n’utilisait jamais qu’elle ici, malgré les taquineries de la sorcière qui déclarait son accent plus compact que du ragoût de mouton figé. Il avait également appris le véritable nom de son peuple, les Retha’noï ; ce qui signifiait « les sages ».
Pour toute réponse, il entendit craquer la membrure dépouillée du chêne, tout là-haut là-haut. Supposant qu’elle était simplement sortie se soulager, il se rallongea, tout au désir d’avoir à nouveau contre lui sa chaleur et sa nudité. Mais il ne parvint pas à se rendormir, et Lhel ne revenait toujours pas.
Plus curieux qu’inquiet, il s’emmitoufla dans la robe de fourrure et se dirigea tant bien que mal vers la petite issue masquée par son rideau de cuir. Écartant celui-ci, il risqua un œil au-dehors. Au cours des deux semaines écoulées depuis la marée-Sakor, il avait moins neigé que de coutume dans le coin ; on n’enfonçait pas plus haut que le tibia dans la plupart des congères qui cernaient le chêne.
Le ciel était clair, par ailleurs. En suspens dans le firmament constellé comme une pièce toute neuve, la pleine lune brillait d’un tel éclat sur la neige éblouissante qu’elle permettait au jeune homme de distinguer très nettement les fines spirales de ses bouts de doigts. Lhel affirmait qu’une pleine lune ne pouvait montrer tant d’éclat qu’en dérobant la chaleur du jour, et Arkoniel le croyait sans peine. Chacun des souffles qu’il exhalait scintillait une seconde comme une poussière d’argent puis retombait en une pluie de minuscules cristaux épars.
De petites empreintes de pas menaient vers la source. Arkoniel finit par dénicher ses bottes et, un peu grelottant, suivit la piste.
Installée à croupetons sur le bord du bassin gelé, Lhel scrutait fixement le petit cercle d’eau libre qui bouillonnait au milieu. Enfouie jusqu’au menton dans le manteau neuf que lui avait offert le magicien, elle avait la main gauche tendue au-dessus de la flaque glauque. Voyant ses doigts recourbés en posture de convocation visionnaire, Arkoniel demeura quelques pas en arrière pour éviter de la déranger. L’opération pouvait prendre un temps plus ou moins long selon la distance qui séparait la sorcière de ce qu’elle essayait de voir. De sa place, il ne distinguait rien d’autre que l’ondulation des rides argentées qui plissaient la surface noire de la source, mais l’affût du spectacle énigmatique qu’elle s’appliquait à évoquer faisait luire les yeux de Lhel comme ceux d’un chat. L’ombre qui soulignait les pattes d’oie creusées au coin de ses orbites et de sa bouche trahissait l’usure des ans d’une manière beaucoup plus cruelle que ne le faisait jamais le grand soleil. Lhel prétendait ignorer son âge. À l’en croire, le peuple des sages estimait celui d’une femme en fonction non du nombre de ses années mais des saisons de ses entrailles : impubère, pubère ou stérile. Elle saignait encore au déclin de la lune mais n’était pas une jeunesse pour autant.
Elle releva la tête sur ces entrefaites et le lorgna sans paraître surprise.
« Que fabriques-tu là ? demanda-t-il.
— J’ai fait un rêve, répondit-elle en massant ses reins ankylosés et en s’étirant pour se redresser. Il y a quelqu’un qui vient, mais comme je n’arrivais pas à voir qui c’était, je suis sortie me rendre compte ici.
— Et l’eau t’a permis de savoir ? »
Après un hochement de tête affirmatif, elle lui prit la main pour le ramener vers le chêne. « Des magiciens. - Busards ?
— Non. Iya et un autre que je n’ai pas réussi à discerner. Il y a comme un nuage autour de celui-là. Mais c’est pour te voir qu’ils viennent.
— Il faudrait que je retourne au fort ? »
Avec un sourire, elle lui caressa la joue. « Non, rien ne presse, et j’ai trop froid pour dormir seule. » Une fois de plus, les années s’enfuirent à tire-d’aile de son visage quand elle faufila une main glacée sous les fourrures du jeune homme et la laissa glisser vers le bas de son ventre. « Tu vas rester me tenir bien chaud. »
En regagnant le fort, le matin suivant, Arkoniel s’attendait à trouver dans la cour des chevaux couverts d’écume. Mais Iya ne survint ni ce jour-là ni celui d’après. On ne peut plus perplexe, il reprit à cheval le chemin des montagnes en quête de la sorcière, mais elle ne se montra point.
En fait, il s’écoula près d’une semaine avant que ne s’avère la vision qu’elle avait eue. Arkoniel était attelé à un charme de transmutation quand il entendit tintinnabuler les grelots d’un traîneau sur la route de la rivière. Ce carillonnement suraigu lui étant familier, il poursuivit ses opérations. C’était tout simplement la fille du meunier venant pour sa livraison mensuelle aux cuisines.
Il se trouvait toujours absorbé dans les problèmes inextricables qu’impliquait la transformation d’une châtaigne en coupe-papier quand le ferraillement du loquet de sa porte le prit au dépourvu. Nul ne montait jamais le déranger dans son cabinet de travail à cette heure de la journée.
« Tu ferais mieux de descendre, Arkoniel », dit Nari. Ses traits habituellement placides trahissaient quelque agitation, et elle avait les mains boulées dans son tablier. « Maîtresse Iya est ici.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? questionna-t-il tout en se précipitant derrière elle vers l’escalier. Elle est blessée ?
— Oh, non, elle va plutôt bien. Mais je n’en dirais pas forcément autant de la femme qu’elle a amenée. »
Iya était dans la grande salle et, assise sur le banc de la cheminée, soutenait une espèce de ballot tout ratatiné. Malgré le manteau dans lequel était totalement enfouie l’inconnue, Arkoniel parvint à discerner le bord d’un voile noir que le capuchon rabattu laissait à peine dépasser.
« Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Tu te rappelles sûrement notre hôtesse », répondit calmement Iya.
Quand l’autre souleva son voile d’une main gantée, Nari ne put s’empêcher de pousser un cri étouffé. « Maîtresse Ranaï ? » Il eut du mal à réprimer un mouvement de recul. « Vous… vous voilà bien loin de chez vous. »
Il ne l’avait rencontrée qu’une seule fois, mais le visage de la vieille magicienne n’était pas de ceux que l’on oublie si facilement. Ce qu’il en avait là sous les yeux, tourné de son côté, c’était la moitié en ruine, celle où la chair ravagée de balafres se soulevait en crêtes cireuses. Ranaï se remua pour poser sur lui l’œil qui lui restait et sourit. La moitié intacte de sa figure exprimait toute la douceur et toute la bonté d’un cœur de grand-mère.
« Je suis bien heureuse de te revoir, en dépit des circonstances déplorables qui m’amènent auprès de toi », répondit-elle d’une voix rauque et à peine audible. Ses mains noueuses tremblaient très fort quand elle retira son voile.
Des siècles auparavant, lors de la Grande Guerre, cette femme s’était battue aux côtés du maître d’Iya, Agazhar. Non content de lui labourer le visage avec ses griffes et de le réduire à ce masque hétéroclite, un démon de nécromancien l’avait rendue infirme de la jambe gauche. Elle était beaucoup plus frêle que ne se la rappelait Arkoniel, et sa joue droite portait la marque violacée d’une brûlure toute récente.
Lors de leur première entrevue, la puissance qui émanait d’elle lui avait fait l’effet d’une nuée de foudre si saturée d’électricité qu’il en avait eu les poils des bras tout hérissés. Or, c’est à peine s’il la percevait à présent.
« Que vous est-il arrivé, Maîtresse ? » Recouvrant ses bonnes manières, il lui prit la main pour lui offrir tacitement de sa propre énergie. Un léger flottement au creux de son ventre lui signala qu’elle venait d’accepter le don.
« Ils ont incendié ma maison pour me contraindre à déguerpir, éructa-t-elle. Mes propres voisins !
— Ils ont eu vent que des Busards patrouillaient sur la route qui mène à Ylani, et ça les a rendus fous, expliqua Iya. On avait fait publier à la ronde l’annonce que toute ville abritant un magicien contestataire serait passée par la torche.
— Deux cents ans de ma vie que j’habitais au milieu d’eux ! » Ranaï étreignit plus fort la main d’Arkoniel. « J’ai soigné leurs enfants, radouci leurs puits, fait pleuvoir sur leurs champs. Iya ne se serait pas trouvée avec moi, cette nuit-là… » Une quinte de toux l’empêcha d’achever sa phrase.
Iya lui tapota gentiment le dos. « Je venais tout juste d’atteindre Ylani quand j’ai vu leur bannière flotter dans le port. J’ai eu beau deviner à temps ce que cela signifiait, il s’en est fallu de bien peu tout de même que je n’arrive trop tard. Les flammes dévoraient déjà la chaumière, cernant notre amie qui, dedans, gisait coincée sous une poutre.
— Sans parler des magiciens busards qui se tenaient dehors et qui bloquaient les portes ! croassa Ranaï. Je dois être vraiment bien vieille pour qu’une meute pareille de petits chenapans parvienne à l’emporter sur moi ! Mais aussi, ce que leurs diableries peuvent faire mal, houlala ! J’avais l’impression qu’ils m’enfonçaient des pointes dans les yeux. J’en étais complètement aveugle… » Sa voix s’éteignit sur une tenue plaintive, pendant que sa pauvre carcasse paraissait se réduire et s’amenuiser davantage encore sous les yeux d’Arkoniel.
« Bénie soit la Lumière, il lui restait suffisamment de forces tout de même pour supporter la virulence du brasier, mais, comme tu peux le constater toi-même, l’épreuve a prélevé sa dîme. Il nous a fallu près de deux semaines pour arriver jusqu’ici. Encore avons nous fait notre tout dernier petit bout de route à bord du traîneau d’un meunier… »
Il épousseta des traces de farine sur les jupes d’Iya. « C’est ce que je vois. »
Nari, qui s’était esquivée à un moment ou à un autre, reparut alors, escortée de Cuistote, pour servir aux deux voyageuses une infusion bien chaude et de quoi se restaurer.
Ranaï accepta le breuvage en murmurant des remerciements, mais elle était trop faible pour soulever la tasse jusqu’à ses lèvres. Iya dut l’aider pour ce faire, mais à peine la vieille femme eut-elle réussi à aspirer une infime gorgée qu’il lui fallut la soutenir pendant qu’un nouvel accès de toux déchirant secouait son pauvre petit brin rabougri de corps.
« Va me chercher un pot à feu, dit Nari à Cuistote.
Moi, je vais préparer la chambre du duc pour elle. » Tout en faisant avaler à Ranaï une autre gorgée, Iya reprit: « Elle n’est pas la seule à avoir dû s’enfuir. Tu te souviens de Virishan ?
— Cette obscure magicienne qui recueillait chez elle des orphelins magiciens-nés ?
— Oui. Et tu te souviens du jeune embrumeur mental qu’elle avait avec elle ?
— Eyoli ?
— Oui. Ma route a croisé la sienne voilà quelques mois, et il m’a appris qu’elle était partie se réfugier dans les montagnes au nord d’Ilear avec sa nichée.
— Ça, c’est l’ouvrage de ce monstre ! souffla Ranaï d’un ton véhément. De cette vipère en blanc !
— Lord Nyrin.
— Lord ? » La vieille rassembla toute sa vigueur pour cracher dans le feu. Les flammes émirent une lueur d’un bleu livide. « Aux dernières nouvelles, un fils de tanneur, que c’était, et un mage de second ordre, et en mettant les choses au mieux. Sauf qu’il sait s’y prendre, le garnement, pour distiller le poison dans l’oreille royale. Il a retourné le pays tout entier contre nous, nous autres, sa propre espèce !
— La situation est déjà si mauvaise ? demanda Arkoniel.
— Rien qu’à l’état larvaire encore, dans les villes éloignées du centre, mais la folie fait tache d’huile, répondit Iya.
— Les visions… , commença Ranaï.
— Pas ici, chuchota Iya. Arkoniel, aide donc Nari à la mettre au lit. »
L’état de faiblesse extrême dans lequel se trouvait Ranaï lui interdisant de gravir les escaliers, force fut au jeune magicien de la porter en haut. Elle était aussi légère et fragile dans ses bras qu’un fagot de sarments bien secs. Cuistote et Nari avaient fait de leur mieux pour donner un aspect douillet à la chambre inoccupée depuis si longtemps qu’elle empestait le moisi. Deux pots à feu étaient plantés à côté du lit, et quelqu’un avait mis sur les braises des feuilles de vive-haleine afin d’apaiser la toux de Ranaï. Leur âcre senteur emplissait la pièce.
Pendant que les femmes déshabillaient la vieille et, ne lui laissant que sa chemise de misère, la fourraient au lit, Arkoniel eut un bref aperçu des cicatrices anciennes et des nouvelles brûlures qui lui tapissaient les épaules et les bras. Toutes mauvaises qu’étaient ces dernières, il les trouva moins alarmantes que la stupéfiante décrue des pouvoirs de la magicienne.
Une fois installée celle-ci, Iya fit sortir les deux autres femmes et attira un fauteuil auprès de son chevet. « Vous vous sentez mieux, maintenant ? » La vieille souffla quelque chose que ne put saisir Arkoniel. Iya fronça les sourcils puis hocha la tête. « Parfait. Va me chercher le sac, s’il te plaît, Arkoniel.
— Vous l’avez à côté de vous. »
Elle avait en effet son sac de voyage étalé bien en vue au pied même de son fauteuil. « Pas celui-ci. Celui que je t’ai laissé. »
Il ne put s’empêcher de ciller en comprenant duquel elle voulait parler.
« Va le chercher, Arkoniel. Ranaï m’a dit quelque chose de tout à fait étonnant, l’autre jour. » Elle baissa les yeux vers la vieille en train de s’assoupir puis jappa: « Et plus vite que ça ! » comme s’il n’était encore qu’un jeune balourd d’apprenti.
Il grimpa quatre à quatre au second étage et tira le sac poussiéreux de dessous la table de son cabinet de travail. À l’intérieur, enveloppé de charmes et de mystère se trouvait le bol de terre cuite qu’elle lui avait confié, sous la réserve expresse qu’il ne le montrerait jamais à personne d’autre qu’à son successeur personnel. Depuis qu’il la connaissait, Iya en avait toujours eu la charge, en vertu d’une espèce de fidéicommis sacralisé par les plus noirs serments et qui se transmettait de magicien en magicien depuis l’époque de la Grande Guerre.
La guerre ! songea-t-il, subodorant tout à coup pour la première fois comme à la suite d’un déclic qu’il devait y avoir un lien entre les deux choses.
Iya vit s’agrandir les yeux de Ranaï quand le jeune homme reparut porteur du vieux sac de cuir râpé.
« Obnubile la pièce, Iya », murmura-t-elle.
Iya trama un charme destiné à prémunir la chambre contre les oreilles et les yeux indiscrets, puis elle prit le sac des mains d’Arkoniel, dénoua les cordons qui le tenaient fermé, en extirpa le bol emberlificoté de soieries et, peu à peu, se mit à le dégager de celles-ci. Les divers sortilèges et charmes incantatoires qui assuraient sa protection scintillaient tour à tour en crépitant dans le halo de la lampe.
Lorsqu’elle eut retiré la dernière enveloppe, Iya s’efforça de retrouver son souffle. Si fréquemment qu’elle eût déjà manipulé ce machin d’aspect si fruste et banal, toujours l’en suffoquaient autant les émanations maléfiques. Aux yeux de quiconque n’était magicien-né, il paraissait n’être rien d’autre qu’une vulgaire sébile de mendiant, grossièrement tournée, cuite à feu chiche et sans l’ombre d’un vernis. En revanche, il suffisait à maître Agazhar, jadis, d’y toucher pour être envahi de nausées. Arkoniel se voyait pour sa part affligé par sa seule présence de maux de tête lancinants et de douleurs fiévreuses dans tout le corps. Quant à Iya, il lui faisait l’effet d’exhaler des miasmes semblables à ceux que dégage l’éclatement d’un cadavre en pleine décomposition.
Elle jeta un coup d’œil inquiet vers Ranaï. Quel effet allait-il produire sur un organisme aussi débilité ?
Or, contre toute attente, la vieille femme eut l’air d’y puiser une vigueur nouvelle. Levant la main, elle traça dans l’air les motifs d’un charme tutélaire, puis esquissa un geste hésitant comme pour s’emparer du bol.
« Oui, c’est bien lui, impossible de s’y méprendre, coassa-t-elle en retirant sa main.
— Comment se fait-il que vous le reconnaissiez ? s’étonna Arkoniel.
— J’ai été Gardien moi-même, l’un des six originels… Il suffit, Iya. Ôte-le de ma vue. » Elle se rallongea sur le dos, poussa un profond soupir et ne dit plus mot tant que le maudit objet n’eut pas réintégré successivement chacune de ses enveloppes.
« Tu n’as que trop bien saisi le message de l’Oracle, en dépit de ton ignorance du savoir perdu lors de la mort subite de ton maître, dit-elle à Iya.
— Je ne comprends pas, fit Arkoniel. Je n’avais jamais entendu parler d’autres Gardiens. Qui sont donc les six ? »
Ranaï ferma les yeux. « Je suis la seule survivante du groupe. Je n’en avais jamais rien révélé à ton propre maître, mais lorsque j’ai constaté qu’elle ne portait plus le sac, j’ai redouté le pire. N’allez pas, je vous prie, reprocher sa faiblesse à la vieillarde que je suis. Peut-être bien que si j’avais parlé, lorsque vous êtes passés par Ylani, voilà quelques années… »
Iya prit dans la sienne la main gauche crochue de Ranaï. « Ne vous tourmentez pas pour rien. Je connais les serments que vous avez jurés. Mais nous sommes ici, maintenant, et vous l’avez vu. Qu’avez-vous à nous dire ? »
Alors, Ranaï leva les yeux. « Il ne peut y avoir qu’un seul Gardien pour chaque secret, Iya. Vous avez transmis le fardeau à ce garçon. Ce que j’ai à dire, nul autre que lui n’est admis à l’entendre.
— Vous faites erreur, intervint Arkoniel. Iya me l’a simplement confié pour qu’il soit en sécurité. Le véritable Gardien, c’est elle, pas moi.
— Non. Elle l’a transmis.
— Je le rends, dans ce cas !
— Tu ne le peux. L’Illuminateur a guidé sa main, qu’elle en ait eu conscience ou pas. C’est désormais toi, le Gardien, Arkoniel, et ce que j’ai à dire ne saurait être dit qu’à toi. »
À ces mots, Iya se ressouvint des termes sibyllins de l’Oracle d’Afra : Voici une graine qui doit être arrosée de sang. Mais tu vois trop loin. Et la vision qu’elle avait eue ce jour-là lui traversa l’esprit, la vision nette mais lointaine, comme à l’horizon, d’un magnifique palais blanc qui foisonnait de magiciens et où, campé à la fenêtre d’une tour, Arkoniel avait les yeux fixés sur elle.
« Elle a raison, mon garçon. C’est toi qui restes. » Et, dans l’incapacité de regarder ni l’un ni l’autre, elle s’empressa de sortir.
Exclue par sa propre magie de tout ce qui allait s’ensuivre à l’intérieur, elle s’affaissa contre le mur du corridor et se couvrit la face sans plus réprimer la montée de larmes amères. Et c’est alors seulement que revint l’obséder l’énigmatique prédiction du jumeau démoniaque.
Tu n’entreras pas.
Après avoir suivi d’un regard incrédule le départ d’Iya, Arkoniel se tourna vers la créature en ruine couchée dans le lit. La répulsion que lui avait inspirée son aspect physique lors de leur première rencontre l’assaillit à nouveau.
« Assieds-toi, s’il te plaît, chuchota Ranaï. Ce que je vais te révéler maintenant, c’est ce qui fut perdu par la mort d’Agazhar. L’ignorance a dicté les agissements d’Iya. Sans qu’elle y soit pour rien, mais il faut établir le fait. Jure-moi, Arkoniel, comme l’ont juré jusqu’ici tous les autres Gardiens, par tes mains, ton cœur et tes yeux, par la Lumière d’Illior et par le sang d’Aura qui coule dans tes veines, jure-moi que tu vas assumer pleinement les tâches du gardiennage, et qu’en qualité de Gardien tu renfermeras dans le fond de ton cœur absolument tout ce que je vais te dire jusqu’au jour où tu transmettras le fardeau à ton successeur. Protège ces secrets de ta propre vie et ne laisse pas vivre un instant de plus quiconque les découvrirait. Quiconque, tu m’entends bien ? Qu’il s’agisse d’un ami ou d’un adversaire, d’un magicien ou d’un commun-né, d’un homme, d’une femme ou d’un enfant. Donne-moi tes mains et jure. Je saurai si tu mens.
— Mystère et mort. Est-ce là tout ce qu’exigera jamais de moi l’Illuminateur ?
— Il sera exigé de toi bien des choses, Arkoniel, mais aucune de plus sacrée que celles-là. Iya comprendra ton silence. »
Malgré le chagrin qu’il avait lu sur le visage de cette dernière, il savait que Ranaï disait vrai. « Très bien. » Il lui saisit les mains et courba la tête. « Par mes mains, mon cœur et mes yeux, par la Lumière d’Illior et par le sang d’Aura qui coule dans mes veines, je jure de remplir tous les devoirs qui pourront s’imposer à moi en ma qualité de Gardien et de ne révéler les secrets que vous me confierez à personne d’autre qu’à mon successeur. »
De leurs mains serrées fulgura une décharge d’énergie pure qui l’envahit en le transperçant comme s’il était frappé par la foudre. Il semblait impossible que le corps dévasté de Ranaï recèle encore autant de puissance, et pourtant c’était bien le cas, et son passage d’elle à lui les laissa tous deux pantelants.
La magicienne le considéra d’un air solennel. « Te voici véritablement le Gardien, maintenant, plus que ne l’ont jamais été ton maître ni même son maître à elle. Tu es le dernier des six à porter ce qui doit demeurer caché. Tous les autres ont failli à la tâche ou bien déposé leur fardeau.
— Et vous ? »
Elle porta la main vers sa joue massacrée et fit la grimace.
« Voilà le prix qu’il m’a fallu payer pour ma défaillance. Mais laisse-moi parler, car ma force s’en va. Le plus éminent magicien de la Seconde Orëska fut maître Reynès de Wyvernus. C’est lui qui rallia les magiciens de Skala pour combattre sous la bannière de la reine Ghërilain, et il se trouvait à la tête de ceux qui finirent par vaincre le Vatharna. Tu comprends ce terme ? »
Arkoniel opina du chef. « Dans la langue de Plenimar, il signifie "l’élu".
— L’élu. » Les yeux de la vieille femme étaient à présent fermés, et Arkoniel devait de plus en plus se pencher pour l’entendre. « Le Vatharna était un remarquable général, élu par les nécromanciens pour endosser la forme de Seriamaïus. »
Elle lui tenait toujours la main droite, mais il utilisa la gauche pour faire un signe de conjuration. Les prêtres eux-mêmes rechignaient à prononcer tout haut le nom du dieu des nécromanciens. « Comment diantre était-il possible de réaliser une chose pareille ?
— Grâce à un heaume qu’ils avaient forgé. Celui qui le portait, le Vatharna, devenait l’instrument terrestre du dieu. Le phénomène ne se produisait pas instantanément, les Quatre en soient loués, mais de manière graduelle, ce qui n’empêchait pas l’aspect initial d’être déjà bien assez terrible.
« Le heaume achevé, leur général s’en coiffa.
Reynès ne réussit à lui tomber dessus que d’extrême justesse. Des centaines de magiciens et de guerriers trouvèrent la mort au cours de la bataille qui s’ensuivit, mais on parvint à s’emparer du heaume. Reynès et les plus puissants des magiciens qui avaient survécu se débrouillèrent vaille que vaille pour le démantibuler, mais ils n’avaient pas eu le temps de pousser plus avant l’opération que les Plenimariens lançaient une nouvelle attaque. Seul Reynès en réchappa, n’emportant dans sa fuite que six pièces du funeste heaume. Il ne révéla jamais de combien celui-ci se composait en tout. Il entoura d’un prestige celles qu’il détenait, les enveloppa de la même manière que l’est le tien, puis les plaça sous une tente enténébrée. Cela fait, il choisit six d’entre nous - qui n’avions pris aucune part aux cérémonies précédentes - et nous y fit pénétrer un par un. Il nous fallait nous emparer du premier paquet qui nous tomberait sous la main dans le noir, puis nous esquiver chacun seul sans que nul nous voie. Les différentes pièces devaient coûte que coûte être disséminées et cachées. Reynès lui-même tenait à ignorer où elles se trouvaient. »
Une toux faiblarde l’interrompit, et Arkoniel lui approcha des lèvres une coupe d’eau. « De manière qu’il devienne impossible de les réunir ?
— Oui. Reynès poussait la prudence au point de se défier de lui-même et de préférer ne savoir qu’une partie de la vérité. Aucun d’entre nous n’avait été témoin du rituel observé pour la mise en pièces, aucun de nous ne connaissait la forme exacte de celle qu’il emportait, aucun celle que détenaient les autres ni où ils comptaient aller.
— Ainsi donc, Agazhar fut l’un des Gardiens originels ?
— Non. Ses pouvoirs étaient trop limités pour lui valoir d’être un candidat potentiel. Le premier de la lignée qui te concerne fut Hyradin. Lui et Agazhar ne se lièrent d’amitié que plus tard, mais Agazhar ignorait tout du fardeau que portait Hyradin. C’est purement par hasard qu’ils se trouvaient ensemble quand les Plenimariens mirent la main sur ce dernier. En se voyant blessé à mort, Hyradin confia le paquet à Agazhar puis retint l’ennemi assez longtemps pour lui permettre de s’échapper. Lorsque nos routes se croisèrent à nouveau, des années après, la seule vue de ce qu’il portait me fit comprendre qu’Hyradin devait être mort.
— Et toutes les autres pièces ont été perdues ?
— La mienne l’a été, plus deux autres, à ma connaissance du moins. C’est celle d’Hyradin que tu portes, toi. Mais, à son retour, une magicienne des nôtres annonça qu’elle avait accompli sa mission. Quant au sixième, on n’en a plus jamais eu de nouvelles. Pour autant que je sache, je suis la seule défaillante à avoir survécu. J’ai mis des quantités d’années à guérir et n’ai appris le sort d’Hyradin qu’au bout d’un temps encore plus long. Agazhar aurait eu le droit comme le devoir de me tuer, et je le lui ai dit, mais il s’y est refusé, parce qu’à ses yeux je conservais malgré tout mon état de Gardien. Pour autant que je sache, l’unique fragment du heaume encore à Skala est le tien. J’ai eu beau lui conseiller de le déposer quelque part, dans une cachette inviolable, Agazhar s’est obstiné à croire qu’il en assurerait mieux la protection en ne s’en séparant jamais. » Elle darda sur Arkoniel sa prunelle intacte. « Il se trompait. Il faut le cacher quelque part où il ne risque ni de se perdre ni d’être volé. Parles-en à Iya - mais rien que de cela. J’ai eu des visions de feu et de mort depuis notre précédente rencontre, et aussi de la fille secrète. »
La mine abasourdie d’Arkoniel la fit sourire.
« Je ne sais pas qui elle est ni où elle se trouve, je sais seulement qu’elle est déjà née. Et je ne suis pas la seule, ainsi que le sait Iya. Les Busards qui voulaient ma mort avaient eu vent d’elle par d’autres. Si tu la connais, toi, et qu’ils te capturent, tue-toi avant qu’ils ne t’arrachent la vérité.
— Mais quel rapport y a-t-il entre elle et ce maudit objet ? demanda-t-il, au comble de la perplexité.
_ Je ne le sais pas. Je ne pense pas qu’Iya le sache non plus, mais c’est ce que lui a montré l’Oracle d’Afra. L’objet démoniaque dont tu as la charge a quelque chose à voir avec le sort de la future reine. Tu ne dois faillir à aucun prix. »
Elle accepta une nouvelle gorgée d’eau. Sa voix ne cessait de s’amenuiser, et toute couleur avait délaissé son visage. « Il y a encore quelque chose d’autre, quelque chose que je suis la seule à savoir. Du temps où il était Gardien, Hyradin eut en rêve une vision qui ne cessa de le harceler. Avant de mourir, il en fit la confidence à Agazhar qui, ne comprenant pas ce qu’elle signifiait, m’en fit part avant que je n’en aie suffisamment saisi pour le faire taire. Peut-être était ce là la volonté d’Illior, car elle se serait perdue sans remède, autrement. Reprends-moi la main. Les mots que je vais prononcer ne sortiront jamais de ta mémoire. Ils devront être exactement transmis à tous tes successeurs, car ta lignée est la dernière. Je vais maintenant te les transmettre comme Agazhar aurait dû le faire, et j’y joindrai un présent de ma propre part. »
Elle lui étreignit la main, et Arkoniel se retrouva subitement plongé dans le noir. Du fond des ténèbres lui parvint alors, aussi forte et claire que celle d’une jeune femme, la voix de Ranaï. « Écoute donc le Songe d’Hyradin : "Et c’est ainsi que survint le Beau, le Dévoreur de Mort, pour décharner les os du monde.
D’abord il vint revêtu de la chair d’un Homme, couronné d’un heaume épouvantable de noirceur, et Celui-là, personne ne pouvait lui tenir tête, excepté les Quatre. »
Sa voix se modifia, prit le timbre grave de celle d’un homme. Les ténèbres se séparèrent, et Arkoniel se retrouva dans la clairière d’une forêt, face à un individu blond habillé de haillons. L’inconnu tenait entre ses mains le bol maudit et le lui offrait. « D’abord sera le Gardien, tel un réceptacle de lumière dans les ténèbres, dit-il au magicien. Suivront la Hampe et l’Avant-Garde, qui failliront sans faillir toutefois si le Guide, Celui-que-l’on-ne-voit-pas, se met en chemin. Et finalement sera de nouveau le Gardien, dont le lot est amer, aussi amer que fiel quand se produira la rencontre sous le Pilier du Ciel. »
La voix se tut en même temps que se dissipait la vision, et que la chambre familière se recomposait sous le regard ébloui d’Arkoniel. Les mots s’étaient gravés dans son esprit, conformément à la promesse de Ranaï. Il lui suffisait d’y penser pour avoir l’impression que la magicienne les lui chuchotait à l’oreille. Mais que pouvaient-ils bien vouloir dire ?
La vieille avait l’œil fermé, le visage paisible. Il mit un moment à comprendre qu’elle était morte. Si la signification du songe était connue d’elle, ce savoir-là ne la quitterait plus désormais jusqu’à la porte de Bilairy.
Il murmura pour elle la prière des trépassés, puis se leva pour aller retrouver Iya. Or, à peine fut-il debout que ses vêtements tombèrent en cendres. Même ses chaussures avaient été réduites en poussière par la déflagration des pouvoirs de la vieille femme, et cependant son corps était absolument intact.
Se drapant dans une couverture, il alla ouvrir à Iya et la fit rentrer. Elle comprit la situation d’un simple coup d’œil. Elle cueillit le visage de son disciple entre ses mains, plongea son regard dans le sien puis hocha la tête. « Elle t’a passé sa force vitale.
— Elle s’est volontairement tuée ?
— Oui. Elle n’avait pas de successeur. En concentrant son âme à l’intention de la tienne pendant qu’elle agonisait, elle faisait tous ses efforts pour te communiquer quelque chose de sa puissance personnelle.
— Un présent, murmura-t-il en reprenant sa place au chevet de la morte. Je me figurais qu’elle entendait par là le… » Il se ressaisit à temps. Après avoir parlé sans ambages à Iya toute son existence, il avait l’impression de se conduire comme un traître, à présent qu’il lui faisait des cachotteries.
Elle s’assit sur le pied du lit et contempla la défunte d’un air affligé. « C’est tout naturel. Nul ne saurait comprendre mieux que moi de quoi il retourne. Fais ce que tu dois.
— Je ne compte pas vous tuer, si c’est ce que vous voulez dire ! »
Elle émit un gloussement. « Non, l’Illuminateur m’a encore laissé du travail sur la planche. Ce qui vient de se passer le prouve. Il en est d’autres, beaucoup d’autres, qui ont eu un vague aperçu de ce que deviendra Tobin. Illior est en train de choisir ceux qui la seconderont. Cela fait une éternité que je m’imaginais être la seule .. mais tout semble indiquer que je ne suis rien de plus que le messager. Ces autres-là, il faut les rassembler et les protéger avant que les Busards ne les attrapent tous.
— Mais comment ? »
Iya plongea les doigts dans l’aumônière de sa ceinture et lui lança un petit caillou ; il avait fini par perdre le compte de ces innombrables menus gages qu’elle distribuait à leurs collègues magiciens. « Tu as été plutôt en sécurité, ici, ces dernières années. Dorénavant, c’est ici que j’enverrai les autres. Comment te sens-tu ?
— Tout à fait comme avant. » Il fit rouler entre ses doigts le petit caillou. « Enfin… , peut-être un brin plus effrayé. »
Elle se leva, vint le presser contre son cœur. « Moi aussi. »