6

Il pleuvait encore plus fort, le lendemain matin.

Dans toute l’aile où logeaient les Compagnons, des domestiques installaient des seaux et des cuvettes pour recueillir l’eau qui fuyait des plafonds par toutes les vieilles gouttières de la toiture.

Les lubies du temps, maître Porion s’en était toujours fiché. Tobin réveilla Ki dès qu’il entendit les domestiques aller et venir dans le corridor, et ils firent tous les deux en sorte de se retrouver les premiers à attendre le maître d’armes aux portes du palais. En dépit de ce qu’avait prétendu Mago, le vieux guerrier trapu parut sincèrement heureux de les récupérer.

« En pleine forme, oui ? s’enquit-il en les examinant de pied en cap. M’avez pas l’air tellement esquintés que ça.

— Nous nous portons comme un charme, maître, affirma Tobin. Et nous avons aussi continué de nous entraîner pendant notre absence. »

L’assertion leur valut un regard sceptique. « On verra bien, n’est-ce pas ? »

Ils étaient bien rétablis tous deux. Il avait eu beau être le plus malade, Ki lui-même ne se laissa pas distancer par les autres quand débuta leur course du matin. Tout en faisant rejaillir les flaques et en pataugeant en pleine gadoue tandis que leurs manteaux courts détrempés leur battaient les cuisses, les Compagnons se tapèrent au trot le long circuit qui contournait le parc, longeait la nécropole royale et le bosquet drysien, comportait le tour de l’étang-miroir et, au-delà du Palais Neuf, venait aboutir comme d’habitude au temple des Quatre, en plein cœur du parc.

Les offrandes matinales des garçons étaient d’ordinaire expédiées en un tournemain, mais Tobin consacra ce jour-là plusieurs minutes à celle qu’il destinait à Sakor, un petit cheval de cire auquel il confia dans un murmure une prière fervente avant de le jeter dans les flammes. Après quoi, lorsqu’il se crut à l’abri des regards indiscrets, il s’esbigna furtivement jusqu’à l’autel de marbre blanc d’Illior et déposa l’une des plumes de chouette d’Iya sur les charbons couverts d’encens.

La convocation chez Lord Oron survint juste au moment où toute la bande achevait le pain et le lait du petit déjeuner dans la salle du mess. Tharin devait avoir exercé une surveillance constante, car il entra avec le messager. Revêtu d’une belle tunique bleue dont chaque boucle et chaque agrafe rutilaient, il avait une allure impressionnante. Korin encouragea son cousin d’un clin d’œil quand celui-ci sortit, escorté de Ki.

Aussitôt certain que plus personne ne risquait de rien entendre, Tharin congédia l’émissaire et se tourna vers Ki. « Pourquoi ne pas aller nous attendre à la maison de Tobin, hein ? Nous passerons t’y rejoindre à notre retour. »

Les deux gamins échangèrent un pauvre regard entendu ; si le pire en venait à se produire, ainsi du moins ne risqueraient-ils pas de se couvrir de honte au vu et au su des autres Compagnons.

Ki assena un coup de poing sur l’épaule de Tobin. « Ne lui cède pas un pouce de terrain, Tob. Bonne chance. » Là-dessus, il s’éloigna à grands pas.

« Tu ferais mieux de te changer, tes affaires sont toutes trempées, dit Tharin.

— Je me fous éperdument de ce que peut penser Orun ! aboya Tobin. Je n’ai envie que d’une chose, c’est en avoir fini avec cette corvée ! »

Tharin se croisa les bras et prit un air sévère. « Alors, c’est ça, tu comptes aller te présenter devant lui dans cette tenue de simple soldat, crotté jusqu’aux genoux ? Souviens-toi donc de qui tu es le fils ! »

Les mêmes termes, une fois de plus, sauf qu’ils piquaient au vif, cette fois. Tobin se dépêcha de regagner sa chambre, où Molay tenait fin prêts à son intention une cuvette d’eau fumante et son plus beau costume. Une fois débarbouillé, changé, Tobin se planta devant le miroir d’argent poli et laissa au valet de chambre le soin de démêler, peigner ses cheveux noirs. Un garçon quelconque et maussade habillé de velours et de lin lui retourna, l’air combatif, sa mine renfrognée. Il plongea son regard dans les prunelles du reflet, et il eut un moment comme l’impression de partager son secret avec l’étrangère dissimulée derrière ses traits à lui.

 

La somptueuse demeure d’Orun se trouvait au sein du labyrinthe de villas ceintes de murs qui s’agglutinaient dans le parc du Palais Neuf. Bisir vint les accueillir à la porte et les introduisit dans le salon des réceptions.

« Bonjour ! » lui lança Tobin, tout heureux de trouver là un visage amical. Mais Bisir évita soigneusement de rencontrer son regard et ne desserra guère les dents. On aurait dit qu’il avait suffi d’une seule nuit chez son maître depuis leur retour pour anéantir tout le bien que lui avait fait son séjour au fort. Il était plus pâle que jamais, et Tobin discerna sur ses poignets et son cou des ecchymoses toutes fraîches.

Tharin aussi les avait repérées, et sa figure s’empourpra de fureur. « Il n’a pas le droit de… »

Bisir agita vivement la tête, tout en jetant à la dérobée un vif coup d’œil vers les escaliers. « Ne vous inquiétez pas pour moi, messire, chuchota-t-il puis, à haute voix : Mon maître est dans ses appartements. Vous pouvez attendre dans cette pièce, sieur Tharin. Son Excellence le lord chancelier du Trésor veut parler au prince seul à seul. » Il s’interrompit, les mains convulsives de nervosité, puis ajouta: « En haut. »

Pendant un instant, Tobin s’imagina que le capitaine allait monter en trombe avec eux. Il avait beau ne faire aucun mystère de son aversion pour Orun, jamais le petit prince ne l’avait vu écumer de colère à ce point.

Bisir fit un pas pour se rapprocher de lui, et Tobin l’entendit souffler : « Je me tiendrai juste à côté.

— Garde-toi d’y manquer, grommela Tharin. Haut les cœurs, Tobin. Je ne bougerai pas d’ici. »

Tobin hocha la tête et s’efforça d’ignorer sa frousse mais, tout en grimpant derrière Bisir, il tira de son col la bague et le sceau et les baisa pour qu’ils lui portent chance.

C’était la première fois qu’il mettait les pieds à l’étage. Tandis qu’ils enfilaient un long corridor menant sur les arrières de la maison, l’opulence des aîtres l’époustoufla. Les sculptures et les tapisseries y étaient de tout premier choix, et chacun des meubles soutenait la comparaison avec n’importe lequel de ceux du Palais Neuf. Des volées de jeunes serviteurs mâles s’éparpillaient sur leur passage pour laisser le champ libre. Bisir les ignora comme s’ils n’existaient pas.

Il s’arrêta devant la dernière porte et s’effaça pour introduire Tobin dans l’immense pièce sur laquelle elle ouvrait. « Souvenez-vous, je serai là, dehors », chuchota-t-il.

Une fois le piège refermé sur lui, Tobin examina les lieux avec stupéfaction. Alors qu’il s’était attendu à une espèce de boudoir ou de salon privé, c’était bel et bien dans une chambre à coucher qu’il se retrouvait. Un gigantesque lit à baldaquin sculpté surplombait le milieu de la pièce. Ses courtines, en gros velours jaune galonné de minuscules clochettes d’or, étaient encore tirées. Et tirés aussi les rideaux des fenêtres. Les murs lambrissés portaient des tapisseries à motifs de verdures, mais il faisait aussi chaud là-dedans que dans une forge, et les bûches de cèdre qui flambaient en crépitant dans l’énorme cheminée de pierre alourdissaient encore l’atmosphère avec leur parfum capiteux.

Même la chambre du prince héritier n’était pas aussi luxueuse, songea Tobin, avant de redémarrer en entendant tintinnabuler les clochettes des courtines jaunes. Une main blanche et grassouillette émergea des lourdes tentures et en repoussa une.

« Ah, mais voilà donc notre petit vagabond de retour enfin ! ronronna Vieilles Tripes molles en lui faisant signe de se rapprocher. Venez, mon cher enfant, venez un peu, que je voie comment vous avez surmonté cette maladie. »

Étayé par des tas d’oreillers, Lord Orun était empaqueté dans une robe de chambre en soie jaune ; le velours d’un vaste bonnet de nuit de la même couleur parait son crâne chauve. Les ombres que projetait une lampe de cristal suspendue au bout d’une chaîne lui donnaient un teint plus cireux que jamais et le faisaient paraître encore plus flasque, avec sa lourde carcasse et ses monceaux de bourrelets. Des tas de documents jonchaient sa courtepointe, et les reliefs d’un petit déjeuner copieux traînaient sur un plateau posé à ses côtés.

« Venez plus près », fit-il d’un ton pressant.

Le bord du matelas se trouvait presque à la hauteur de la poitrine de Tobin. Obligé de lever les yeux pour faire à peu près face à son argus, il apercevait les poils gris qui foisonnaient à l’intérieur de ses grosses narines épatées.

« Prenez la peine de vous asseoir, mon prince. Il y a un tabouret juste derrière vous. »

Tobin ignora le siège et, affichant tout son mépris, rassembla ses pieds et noua ses mains dans son dos pour ne pas laisser voir la tremblote qui les agitait. « Vous avez demandé à me voir, Lord Orun, me voici. Que me voulez-vous ? »

Oron le régala d’une risette déplaisante. « Je vois que ta longue absence n’a pas amélioré tes manières. Tu sais très bien pourquoi tu es là, Tobin. Tu t’es conduit comme un vilain garnement, et ton oncle a été minutieusement tenu au courant de ta petite escapade. Je lui ai écrit une longue lettre aussitôt après avoir découvert que tu étais parti. Naturellement, j’ai fait de mon mieux pour te préserver de son mécontentement. J’ai rejeté le blâme sur qui de droit, sur ce rustre ignare d’écuyer que tu te coltines. Quoique peut-être nous aurions tort de par trop blâmer ce pauvre Kirothius. Il faut avouer qu’il ne t’est pas mal assorti, là-bas, dans votre cambrousse, mais à la cour, comment diable escompter de lui qu’il veille comme il sied sur un fils de princesse  ?

— Il me sert parfaitement ici ! Korin lui-même en est d’accord.

— Oh mais, je sais, vous l’aimez tous beaucoup…

Et je suis sûr que nous parviendrons à lui dénicher une position convenable. En fait, dans ma lettre, j’ai même offert de le prendre dans ma maisonnée. Je puis te le garantir, il recevra chez moi une éducation tout à fait correcte. »

Tobin serra les poings, révolté par le souvenir des poignets tout bleus de Bisir.

« Quant au motif pour lequel tu te trouves ici, eh bien, c’est assurément le désir de me présenter tes respects après une si longue absence, n’est-ce pas ? » Il marqua une pause. « Non ? Eh bien, tant pis. Quant à moi, comme la réponse du roi devrait me parvenir avec les dépêches de ce matin, je m’étais dit qu’il serait plaisant pour nous deux d’apprendre ensemble la bonne nouvelle. »

Cette vacherie-là s’annonçait infiniment plus odieuse qu’aucune des pires que Tobin était parvenu à s’imaginer. Le gros lard se montrait beaucoup trop enchanté de sa personne. Il disposait probablement d’espions dans l’entourage immédiat du roi, et il connaissait déjà la réponse. Le cœur de Tobin sombra même encore plus bas: Ki ne tiendrait pas deux jours dans une maisonnée pareille sans s’attirer de sérieux ennuis.

Faisant claquer sa langue d’un air de sollicitude affecté, Orun préleva sur le plateau une assiette émaillée de rinceaux délicats et la lui tendit. « Je te trouve bien pâle, mon petit chéri. Prends donc un morceau de gâteau… »

Tobin se contraignit à fixer la bordure brodée de la courtepointe, de peur de succomber à sa folle envie d’envoyer valser l’assiette à l’autre bout de la pièce. Le sommier couina pendant qu’Orun se recalait contre ses oreillers, puis émettait de petits gloussements de satisfaction. Tobin se repentait à présent d’avoir refusé le tabouret, mais sa fierté lui interdisait tout mouvement. Combien de temps allait-il s’écouler jusqu’à l’arrivée des dépêches ? Orun n’en avait rien dit, et la touffeur de l’atmosphère vous flanquait en plus de sales vertiges. Tobin sentait la sueur perler sur sa lèvre supérieure et lui dégouliner le long de l’échine au creux des omoplates. Il entendait la pluie battre les volets, mais il ne se serait que trop volontiers retrouvé dehors, à courir avec ses copains.

L’autre enflure avait beau garder maintenant le silence le plus complet, il percevait que son attention ne se relâchait pas, lui collait à la peau. « Je ne me laisserai pas séparer de Ki ! » grinça-t-il enfin avec un regard de défi.

Les yeux d’Orun avaient pris l’aspect de deux silex noirs, mais son sourire persistait. « J’ai expédié au roi une liste de remplaçants potentiels, tous de naissance, d’âge et d’éducation dignes de fixer son choix. Mais peut-être as-tu quelque candidat personnel à y ajouter ? Je m’en voudrais de paraître abusif… »

Sa fameuse liste, il n’avait pas dû la dresser bien longue. Ni la farcir d’autre chose que de favoris prêts à tous les mouchardages. Quant à celui qui figurait en tête, Tobin le connaissait déjà. L’attitude arrogante du Crapaud, la veille au soir, le lui avait bien assez dénoncé.

« Très bien, alors, lâcha-t-il enfin, tout en foudroyant Orun d’un regard furieux. Je prendrai Lady Una. »

Orun se mit à rire et fit clapoter ses mains boudinées, comme s’il venait d’entendre un trait d’esprit particulièrement brillant. « Très drôle, mon prince, très ! Il faut absolument que je me souvienne de la servir à votre oncle, celle-là… Mais soyons sérieux. Le jeune Moriel n’a pas de plus cher désir que de te servir, et Sa Majesté l’avait déjà agréé…

— Pas Sa Majesté.

— En ma qualité de gardien…

— Non ! » Tobin faillit taper du pied. « Moriel ne sera jamais mon écuyer. Dussé-je entrer sur le champ de bataille à poil et tout seul ! »

Une fois de plus, Oron se recala sur ses oreillers puis saisit une coupe dans le plateau. « C’est ce que nous verrons. »

Le désespoir envahit Tobin. En dépit de toutes ses courageuses déclarations à Tharin et à Ki, il savait qu’il avait affaire à trop forte partie.

Orun sirota paisiblement son infusion pendant un moment. « J’ai ouï dire que tu souhaitais te rendre à Atyion. »

Ainsi, Moriel était déjà à l’œuvre. À moins que le délateur n’ait été cet arrogant noiraud d’Alben. Orun l’avait ouvertement vanté devant lui. « Le domaine est à moi, maintenant. Pourquoi devrais-je m’abstenir de le visiter ? Korin a convenu que rien ne s’y opposait. »

Orun eut un petit sourire en coin. « Sous réserve que notre cher prince ait conservé le moindre souvenir de ses propos de la nuit dernière. Mais tu ne projettes sûrement pas de partir aujourd’hui même, si  ? Écoute-moi seulement le tapage de cette pluie… Et elle n’est pas près de s’arrêter, c’est une évidence, à cette époque de l’année. Je ne serais d’ailleurs pas du tout surpris qu’il commence à geler bientôt.

— Nous n’en sommes qu’à une journée de cheval…

— Alors que tu relèves à peine de ta maladie, mon petit chéri  ? » Orun secoua la tête. « On ne peut moins judicieux. En outre, j’aurais tendance à trouver que tu as eu ton compte d’aventures pour un certain temps. Quand tu seras plus vigoureux, bon, je ne dis pas non… Au printemps, c’est un endroit de rêve, Atyion.

— Au printemps ? C’est la maison de mon père, je vous signale. Ma maison ! J’ai le droit d’y aller. »

Le sourire d’Orun s’élargit. « Ah mais, c’est que, vois-tu, cher garçon, tu n’as encore pour l’instant aucun droit du tout. Tu n’es qu’un mioche, et je suis responsable de toi. Tu dois t’en reposer aveuglément sur moi de décider au mieux de tes intérêts. Ainsi que ne manquerait pas de te le confirmer Sa très estimée Majesté ton oncle, je n’ai rien de plus à cœur que ton bien. Après tout, c’est toi, le second héritier du trône. » Il reprit son petit déjeuner. « Pour le moment. »

Tobin en eut froid dans le dos, malgré la chaleur étouffante. Derrière son masque d’affabilité, Vieilles Tripes molles lui en voulait toujours autant. Tout cela n’était que le préambule du châtiment qu’il mijotait.

Trop fou de rage et de frayeur pour prononcer un mot, Tobin se dirigea vivement vers la porte afin de planter là Orun, que cela lui plaise ou non. Or, juste au moment où il l’atteignait, celle-ci s’ouvrit brusquement, et il donna tête baissée dans le malheureux Bisir.

« Pardonnez-moi, mon prince ! » Devant la compassion qui se lisait dans les yeux du valet de chambre, il s’arma de courage vaille que vaille. Le messager du roi avait dû arriver…

Au lieu de quoi, c’est Nyrin qui fit son entrée. Complètement pris au dépourvu, Tobin leva vers la haute stature du magicien des yeux tout papillotants, puis il se bourra l’esprit de sa colère contre Orun, et se figura qu’elle lui tourbillonnait dans le crâne à la façon de flots de fumée captifs dans une pièce close.

Des gouttes de pluie scintillèrent dans la barbe rouge et fourchue du nouveau venu quand il s’inclina pour le saluer. « Le bonjour, mon prince ! Je caressais l’espoir de vous trouver ici. Comme c’est bien d’être revenu à temps pour la Fête de Sakor ! Et je me suis laissé dire que vous nous aviez aussi ramené une magicienne, hein  ? »

À ces mots, Tobin éprouva comme un choc. Nyrin était-il quand même arrivé à farfouiller dans ses pensées, ou bien disposait-il de mouchards à lui ? « Maîtresse Iya était une amie de mon père, répliqua t-il.

— En effet, oui oui, je me souviens de ça », murmura l’autre comme s’il s’agissait d’un sujet sans grand intérêt pour lui. Dressant un sourcil, il se tourna du côté d’Orun. « Encore au lit à cette heure-ci, messire ? Seriez-vous souffrant ? »

Orun s’extirpa pesamment de sa couche et se redrapa dans sa robe de chambre avec une dignité souveraine. « Je ne m’attendais pas à recevoir des visites officielles, messire Nyrin. Le prince est simplement venu me voir, maintenant qu’a pris fin son absence. - Ah mais bien sûr, la mystérieuse maladie. Je veux croire que Votre Altesse est parfaitement rétablie  ? »

Tobin aurait juré que le magicien venait de lui adresser un clin d’œil. « Je me porte à merveille, je vous remercie. »Il s’attendait à le sentir d’une seconde à l’autre lui peloter sournoisement l’esprit, mais le chef des Busards se montrait bien plus désireux d’asticoter son hôte.

Tout en guignant d’un œil soupçonneux son visiteur inattendu, celui-ci désigna d’un geste les sièges installés près du feu. Puis tous deux attendirent que Tobin se soit assis pour prendre à leur tour des fauteuils.

Le vieil hypocrite, songea Tobin. Il suffisait qu’un tiers interrompe leur tête-à-tête pour qu’Orun le traite avec toute la courtoisie requise.

« Le prince et moi-même étions en train d’attendre un messager du roi, déclara Orun.

— Et il se trouve d’aventure que c’est précisément en cette qualité que je me présente aujourd’hui chez vous. » Nyrin retira du fin fond d’une de ses manches un rouleau de parchemin qu’il déploya, lissa sur son genou. Tout au bas se balançaient les lourds sceaux royaux frappés sur des rubans de soie. « Je l’ai reçu ce matin même de bonne heure. Sa Majesté m’a prié de vous l’apporter en personne. » Il fit mine de se pencher sur le document, mais Tobin eut la certitude qu’il en connaissait déjà le contenu. « Sa Majesté commence par vous remercier du soin que vous prenez de son royal neveu. » Il releva les yeux et sourit à Orun. « Et il vous décharge par les présentes de toute responsabilité ultérieure à cet égard.

— Quoi  ? » À l’embardée que fit Orun dans son fauteuil, le bonnet de velours glissa de traviole. « Que… Que signifie ? Qu’êtes-vous en train de m’annoncer là  ?

— Mais une chose claire comme le jour, Orun.

Vous n’êtes plus le gardien du prince Tobin. »

Orun le dévisagea, bouche bée, puis tendit une main tremblante pour s’emparer de la lettre. Nyrin la lui abandonna puis le regarda la lire avec une satisfaction non déguisée. Quand l’autre en eut terminé, les sceaux de cire cliquetaient en s’entrechoquant au bout de leurs rubans. « Et sans un mot d’explication ! Ne me suis-je pas acquitté de mes fonctions le plus loyalement du monde ?

— Je suis convaincu que vous n’avez aucun motif de vous en inquiéter. Sa Majesté vous remercie on ne peut plus gracieusement de vos services. » Nyrin se pencha pour lui indiquer le passage en question. « Ici même, vous voyez bien  ? »

Il ne faisait pas le moindre effort pour cacher à quel point le ravissaient les réactions d’Orun. « La mort du duc est survenue tellement à l’improviste, et puis vous vous trouviez précisément là, juste au bon moment, à offrir votre aide, poursuivit-il d’un ton mielleux. Mais le roi Erius se fait un scrupule d’abuser plus longtemps de votre complaisance, de peur que cette charge-là ne vous détourne par trop de vos devoirs vis-à-vis du Trésor. Il se propose de nommer un nouveau gardien quand il reviendra._

— Mais… ! mais j’avais cru comprendre qu’il s’agissait là d’un poste définitif ! »

Nyrin se dressa de toute sa hauteur et abaissa sur lui un regard apitoyé. « S’il existe une seule personne au monde à qui les caprices du roi soient tout sauf étrangers, cette personne-là, c’est assurément vous. »

Après être resté comme pétrifié durant toute cette scène, Tobin recouvra finalement la voix. « Mon on… - Sa Majesté va revenir ? »

Nyrin s’immobilisa sur le seuil. « Oui, mon prince. - Quand ?

— Je ne saurais dire, mon prince. Cela dépend des négociations actuellement en cours avec Plenimar. Peut-être au printemps, des fois…

— Que peut bien signifier ceci  ? marmonna Oron, les doigts toujours crispés sur la lettre. Nyrin, vous devez bien savoir, vous, ce que le roi a en tête dans cette affaire  ?

— Par les temps qui courent, quiconque a la prétention de savoir ce que le roi Erius a en tête est en grand danger. Mais si je puis me permettre, mon vieil ami, j’inclinerais à suggérer que vous avez eu les yeux plus grands que le ventre, tout compte fait. Je me plais à croire que vous voyez de quoi je parle… Cela dit, puissent les bénédictions des Quatre être sur vous deux. Je vous souhaite une bonne journée, mon prince. »

Là-dessus, il fit une sortie pompeuse et, durant un moment, seuls se perçurent dans le silence le crépitement des flammes et le clapotis permanent de la pluie. Les yeux fixés sur le feu, Orun remuait les lèvres sans émettre un son.

L’atmosphère était saturée d’électricité comme lorsqu’un orage est juste sur le point d’éclater. L’envie de se défiler rongeait Tobin qui convoitait furtivement la porte. Voyant que son hôte ne bougeait toujours pas, il se leva tout doucement. « Puis-je… puis-je me retirer ? »

Orun releva lentement les yeux, et les genoux du gamin faillirent le trahir. Une haine non déguisée défigurait l’affreux vieillard. Se levant brusquement, il fondit sur Tobin d’un air menaçant. « Si tu peux te retirer ? Tout ça, c’est ton ouvrage, sale marmot ! »

Tobin avait eu beau reculer d’un pas, l’autre avança d’autant. « Avec tes sourires en coin, tes insultes… Vieilles Tripes molles, n’est-ce pas ainsi que vous m’appelez, toi et ton petit bâtard de rustaud, sitôt que j’ai le dos tourné ? En rigolant ! De moi, comme si je n’avais pas servi deux souverains, peut-être ? Oh… , parce que tu te figures qu’il y a des choses qui m’échappent, hein ? » glapit-il, bien que Tobin n’eût pas dit un mot. L’attrapant par le bras, il lui brandit la lettre du roi sous le nez. « ça, c’est ton ouvrage !

— Non, je le jure ! »

Orun jeta la lettre de côté puis, attirant Tobin plus près d’une saccade véhémente, le couvrit de postillons en aboyant: « En écrivant au roi derrière mon dos !

— Non ! » Il était vraiment terrifié, maintenant. Les doigts du vieux s’enfonçaient comme des serres dans son bras. « Je n’ai rien écrit, je le ju…

— Mensonges. En écrivant un tissu de mensonges ! » Il empoigna le col de la tunique de Tobin et se mit à le secouer comme un forcené. Ses doigts s’empêtraient dans la chaîne, et elle s’imprimait douloureusement dans la chair du cou.

« En le retournant contre moi, son plus fidèle serviteur ! » Ses yeux ne formaient plus qu’un pli dans les bourrelets de lard. « Ou bien le coupable est-il ce laquais qui t’attend en bas ? Le bon sieur Tharin ! » Le mépris s’ourlait de sarcasme. « Si humble. Si loyal. Toujours à lécher ton père comme un pitoyable chien perdu. Et toujours à pointer son museau là où personne ne veut de lui… » L’expression de sa physionomie prévint Tobin de l’imminence de quelque chose d’aussi scabreux qu’inédit. « Qu’est-ce qu’il a bien pu dire au roi, lui ? Qu’est-ce qu’il a bien pu lui conter ? » cracha-t-il en le secouant avec tant de violence que cela le contraignit à se cramponner à ses bras pour ne pas perdre l’équilibre.

L’étau se resserrant de plus en plus sur sa gorge, Tobin commençait à avoir un mal fou à respirer. « Rien ! » haleta-t-il dans un souffle.

Tout en persistant à l’étrangler, Orun continuait de tempêter, mais à peine Tobin arrivait-il à distinguer les mots, tant ses oreilles bourdonnaient. Des taches noires papillonnaient devant ses yeux, et la gueule bouffie du vieux lui paraissait grande comme la lune. La chambre se mit à tourner, s’assombrir, se brouiller. Il sentait ses jambes se dérober sous lui.

« Qu’est-ce que vous êtes allés raconter ? hurla l’autre possédé. Dis-le-moi ! »

Alors, pendant que Tobin s’effondrait, quelque chose lui passa par-dessus le corps, quelque chose d’un froid mortel. Une fois sa vue redevenue plus nette, il aperçut son agresseur qui s’éloignait à reculons, les mains brandies d’un air terrifié. Mais ce n’était pas lui que regardait Orun, réalisa-t-il, c’était un amas grouillant de ténèbres en train de prendre forme entre eux.

Toujours recroquevillé sur son point de chute, Tobin contempla d’un œil hébété la résolution de la chose en une menaçante silhouette familière. De sa place, il ne pouvait discerner le visage de Frère, mais les traits bouleversés d’Orun en étaient un miroir suffisant.

« C’est quoi, cette diablerie ? » hoqueta tout bas le vieillard, d’un ton horrifié, tandis que ses yeux ahuris ne cessaient d’aller et venir de Tobin au fantôme qui se rapprochait insidieusement. Il essaya bien de battre en retraite, mais il finit par se heurter contre la table à vin qui se renversa, interdisant toute échappée.

Trop sonné pour se relever, Tobin demeura complètement stupide quand Frère leva une main spectrale. Habituellement, le fantôme s’abattait à la manière d’un ouragan, faisant valser les meubles et voler les objets, frappant à tort et à travers. Sa façon d’avancer pas à pas, lentement, là, résolument, était beaucoup plus effroyable. Tobin percevait si bien la fureur meurtrière qui émanait de son jumeau que cela sapa le peu d’énergie qui lui restait. Il s’efforça bien de pousser un cri quelconque, d’appeler, mais sa langue se récusa.

« Non, geignit Orun, non, co… comment ? non, ce n’est pas possible… ! »

Et cependant, Frère n’attaquait toujours pas. Au lieu de cela, il finit simplement par tendre la main pour toucher la poitrine du gros lard éperdu de terreur. Lequel poussa un hurlement suraigu d’agonie puis, propulsé telle une poupée de son, ne fit qu’une embardée, les quatre fers en l’air, par-dessus la table renversée. Une gerbe d’étincelles vola s’éparpiller de tous côtés lorsque, comme désarticulée, l’une de ses mains atterrit dans les braises.

Après quoi ne surnagèrent plus dans la mémoire de Tobin que deux détails, les pieds embabouchés d’Orun qui tressautaient dans la lueur du feu et puis cette odeur de viande cramée…