7

La nouvelle avait fait le tour du Palais Vieux en un rien de temps. Pendant la course du matin, Mago et ses petits potes avaient gavé Ki de grimaces, et Alben, au temple, ne s’était pas contenté de lui rentrer dedans mais avait susurré: « Bon vent, chevalier de merde ! » assez bas pour que le destinataire soit bien le bénéficiaire exclusif de ce viatique.

Sitôt qu’il eut quitté Tharin et Tobin, il suivit le conseil du capitaine et, se glissant mine de rien par un passage de service, gagna au plus vite la maison de son ami. Ses coups à la porte attirèrent l’intendant qui, loin de se montrer surpris de le voir là, paraissait l’attendre. Il le débarrassa de son manteau trempé puis l’installa dans un fauteuil au coin de la cheminée.

« Nos hommes sont en train de s’entraîner dans la cour de derrière, et maîtresse Iya se trouve dans la chambre d’invités. Me faut-il les informer de votre arrivée, sieur  ?

— Non, je vais tout bonnement rester assis là. »

L’intendant s’inclina et le laissa seul.

En dépit du bon feu qui flambait dans l’âtre, il faisait froid dans la grande salle peuplée d’ombres. Une vague brume grisâtre s’agglutinait aux fenêtres, et la pluie tambourinait sur les toits. Trop accablé pour tenir en place, Ki se mit à arpenter la pièce en se tourmentant. Combien de temps durerait l’absence de Tobin ? Et que se passerait-il si ce diable d’Orun se mêlait d’inventer va savoir quel prétexte pour le garder là-bas ? Tharin reviendrait-il tout de suite ici lui annoncer la nouvelle, ou bien l’y laisserait-il moisir éternellement, les tripes nouées ?

Reprenant vaguement conscience, il s’aperçut qu’il se trouvait au pied des escaliers à rampe sculptée. Il n’était monté qu’une seule fois, et cette unique expérience lui avait suffi. Comme cela faisait des années que le duc Rhius avait abandonné cette partie de la maison, les pièces, dépouillées de la plupart de leurs meubles, étaient devenues la propriété des souris. Et de fantômes, planqués dans tous les coins sombres à vous épier. Leur présence, Ki était sûr et certain de l’avoir perçue.

Le duc n’avait habité que le rez-de-chaussée, pendant ses séjours_dans la capitale. Et, depuis sa disparition, seuls Tharin et les gardes y avaient logé régulièrement. Le capitaine avait sa chambre personnelle vers le fond du couloir, par là, tandis que les hommes étaient cantonnés sur les arrières, mais la grande salle n’en continuait pas moins de jouer le rôle de salle commune. Aussi y sentait-on flotter en permanence les senteurs hospitalières de l’encens brûlé sur l’autel domestique et des bonnes grosses flambées dans la cheminée.

La délaissant tout de même, Ki finit par s’aventurer dans le corridor principal. La chambre d’Iya, sur la droite, offrait porte close. Désormais devenue celle de Tobin et, par voie de conséquence, automatiquement la sienne à lui aussi, l’ancienne chambre à coucher du duc se trouvait sur la gauche. Après avoir quelques secondes envisagé d’y pénétrer, il préféra pousser jusqu’à la suivante.

L’ordre et la simplicité qui régnaient dans la pièce étaient l’image même de Tharin. Celle qu’il occupait dans les casernements du fort présentait tout à fait le même aspect. À Ero, Ki ne se sentait nulle autre part autant que là comme chez lui. Il alluma le feu puis s’enfonça dans un fauteuil pour attendre son sort.

Seulement, il lui fut impossible, même là, de rester longtemps sans bouger, et il eut tôt fait d’imprimer la trace de ses va-et-vient sur le tapis du capitaine. Plus la pluie tambourinait contre les fenêtres, plus s’emballait son imagination. Que vais-je faire, une fois qu’Orun m’aura congédié  ? Retourner à La-Chesnaie-Mont soigner les cochons  ?

Revenir disgracié chez son père… , ça, jamais, c’était impensable. Non, il rejoindrait le régiment d’Ahra, voilà, pour patrouiller le long des côtes, ou bien il partirait offrir son épée comme simple soldat sur les champs de bataille de Mycena.

Des pensées pareilles n’avaient rien de réconfortant.

Le seul endroit où il avait envie d’être était celui où il était, aux côtés de Tobin.

Il enfouit sa figure dans ses mains. Tout ça, c’est ma faute. Jamais je n’aurais du laisser Tobin seul, ce jour-là, sachant qu’il était malade. Il m’avait suffi de passer quelques semaines à la cour pour oublier toutes les leçons de Tharin !

Sur les talons mêmes de ces réflexions se posa la question qu’il s’était constamment efforcé de refouler depuis la fameuse nuit où, guidé par Frère, il était reparti pour Bierfût. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser Tobin à se taper toute cette route à bride abattue pour regagner leur point de départ ? Non certes qu’il n’eût pas cru les explications de Tobin à ce sujet, mais… Il soupira. Le fait est qu’il avait voulu, qu’il voulait les croire, alors qu’elles avaient quelque chose qui sonnait faux. Et puis il y avait que… que, de quoi qu’eût véritablement souffert Tobin cette nuit-là, leurs relations n’étaient plus du tout les mêmes depuis.

À moins… , songea-t-il non sans en éprouver une bouffée de culpabilité, à moins qu’elles n’aient toujours reposé sur un malentendu  ?

Mais c’est aussi qu’elles avaient taillé profond, les saloperies que ces fumiers d’Arius et de Mago lui avaient naguère balancées en pleine figure, aux écuries, les accusant, Tobin et lui, de faire plus que dormir ensemble… Du coup, il s’était bien efforcé de prendre ses distances, par-ci par-là, mais l’air blessé qu’avait eu Tobin en le voyant se cantonner, la nuit, sur le bord opposé du lit revint l’obséder. Était-ce à cause de ça qu’il ne l’avait pas emmené, le jour où il s’était enfui ? Mais quel con j’ai été, quel con, d’aller écouter un seul mot des racontars de ces deux débiles… ! Pour être tout à fait honnête, le grand chambardement des dernières semaines lui avait fait, mais alors, là, complètement, oublier tout ça. Seulement, était-ce le cas de Tobin aussi  ?

La vergogne et le doute lui barbouillaient l’estomac. « Enfin… marmotta-t-il, quoi qu’il en soit au juste, il me le dira quand il sera prêt à le faire. »

Dans son dos, l’atmosphère devint subitement glaciale, et un rire feutré, méchant, lui donna la chair de poule aux bras. Tout en pivotant en un éclair, Ki porta instinctivement ses doigts vers le cheval fétiche qu’il avait au cou. Frère était bien là, debout près du lit de Tharin, à darder sur lui ses yeux noirs fulminants de haine.

« Interroge Arkoniel.

— L’interroger sur quoi ? »

Frère s’évapora, mais à sa place eut l’air de rester en suspens l’espèce d’éructation qui lui tenait lieu de rire. Passablement secoué, Ki rapprocha un fauteuil du feu puis s’y pelotonna, plus perclus de désolation que jamais.

À force de se noyer dans ses rêveries désastreuses, il était à deux doigts de s’assoupir quand des appels tonitruants le firent sursauter. Ouvrant la porte à la volée, il se rua dans le corridor, manqua de peu y emboutir Iya, fusa avec elle vers la grande salle et, là, trouva Tharin, les bras chargés du corps inerte et flasque de Tobin.

« Qu’est-il arrivé ? demanda la magicienne.

— Sa chambre, Ki, commanda le capitaine en faisant mine de les ignorer, elle et sa question. Ouvre-moi la porte.

— J’ai fait du feu dans la vôtre. » Ki prit les devants à toutes jambes pour aller y découvrir le lit. Tharin déposa doucement son fardeau dessus puis entreprit de lui frictionner les poignets. Le gamin respirait, mais il avait les traits creusés et tout emperlés de sueur.

« Que lui a fait Orun  ? gronda Ki. Je le tuerai. M’en fous qu’on me brûle vif pour ça.

— Gaffe à ta langue. » Tharin se tourna vers le magma de domestiques et de soldats qui obstruaient le seuil. « Koni, galope au bois sacré me chercher une drysienne. Mais ne reste pas là bouche bée, mon bonhomme, à cheval, ho ! Laris, tu me mets un planton à toutes les portes. Personne n’entre, en dehors des gens de la maisonnée royale. Et puis tu m’amènes Bisir. Je veux qu’il vienne tout de suite ici ! »

Le vieux sergent salua, le poing contre son cœur. « J’y vais de ce pas, mon capitaine.

— Uliès, une cuvette d’eau, fit Iya d’un ton calme.

Quant à vous autres, là, ou bien vous vous rendez utiles ou bien Vous me déblayez le plancher. »

Quand ils se furent tous dispersés, Tharin se laissa choir dans un fauteuil à côté du lit et se prit le crâne à deux mains.

« Ferme la porte, Ki. » Iya se pencha sur Tharin et lui agrippa l’épaule. « Dis-nous ce qui s’est passé. »

Il secoua la tête lentement. « J’en sais foutre rien.

Bisir l’a conduit à la chambre d’Orun, au premier étage. Quelque temps après, Lord Nyrin est arrivé, porteur d’un message du roi. Il n’a pas beaucoup tardé à redescendre, et j’ai cru que Tobin allait bientôt suivre, mais non. Et puis j’ai entendu Bisir gueuler. Quand je suis arrivé là-haut, Orun était mort, et Tobin gisait par terre, évanoui. Et comme je ne réussissais pas à le réveiller, j’ai fini par le rapporter ici. »

Iya défit le laçage de la tunique de Tobin, et sa physionomie s’assombrit de manière alarmante. « Regardez. Ces marques. Elles sont toutes fraîches. »

Elle ouvrit la chemise en lin qu’il portait dessous et leur fit voir autour de la gorge de longues traces rouges qui commençaient à bleuir déjà. Une fine écorchure emperlée de gouttelettes de sang à demi sèches entamait le côté gauche du cou. « Tu en as repéré, des marques, sur le corps d’Orun  ?

— Me suis pas arrêté pour l’examiner.

— Nous trouverons qui a fait ça, grogna Ki, nous le trouverons, et nous le tuerons ».

Un coup d’œil indéchiffrable de Tharin lui cloua le bec. Sans les conneries qu’il avait commises, lui, Tobin n’aurait absolument rien eu à foutre aujourd’hui chez Orun.

Lorsque Uliès reparut avec sa cuvette, le capitaine la lui prit des mains. « Expédie quelqu’un chercher le chancelier Hylus et Lord Nyrin.

— Inutile, en ce qui me concerne. » Le Busard entra dans la pièce et s’approcha du lit avec tous les dehors d’une véritable sollicitude. « Un serviteur s’est jeté à mes trousses pour m’annoncer la nouvelle. Comment va le prince ? Il se portait parfaitement bien quand je les ai laissés. Et Orun aussi. »

Sans y réfléchir, Ki lui barra le passage avant qu’il n’ait atteint le chevet de Tobin. Ses yeux et ceux de Nyrin s’affrontèrent. Cela lui fit éprouver une sensation de froid déplaisante, mais il ne céda pas pour autant le terrain.

« Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, messire, je préférerais que nous attendions les drysiennes avant de le déranger », dit Iya, faisant front aux côtés de Ki. Et ce n’était pas une requête qu’elle formulait là, devina t-il, en dépit du ton respectueux.

« Naturellement. Il ne se peut plus judicieux. » Nyrin s’empara du fauteuil placé près du feu. Pour sa part, Ki demeura campé au pied du lit, mais sans cesser, mine de rien, de garder le magicien à l’œil. La frousse que le bonhomme avait toujours inspirée à Tobin était une raison suffisante pour que lui-même s’en défie. Et puis voici qu’il était en plus, de son propre aveu, la dernière personne à avoir vu Tobin et Oron avant qu’ils ne soient agressés tous les deux. Ou qu’il le prétendait, du moins…

Nyrin se surprit épié de la sorte et sourit. Aussitôt en proie à une nouvelle sensation déplaisante et qui lui chavirait un peu le cœur, Ki s’empressa de détourner les yeux.

Au bout d’un moment, Tobin se redressa tout à coup, le souffle court. Ki grimpa gauchement sur le lit puis lui saisit la main. « Tu ne risques plus rien, Tob. Je suis là, Tharin et Iya aussi. »

Tobin se cramponna si fort à sa main qu’il lui fit mal. « Comment…, comment se fait-il que je sois ici ? demanda-t-il dans un souffle rauque.

— C’est moi qui t’ai rapporté. » Tharin s’assit au bord du lit, lui passa un bras autour des épaules. « Dirait que je passe ma vie à te trimballer, ces temps-ci. Tout va bien, maintenant. Tu peux nous dire qui t’a agressé  ? »

La main du petit vola vers sa gorge. « Orun. Il était tellement fou furieux… Il m’a empoigné, et… » Il aperçut Nyrin et se pétrifia. « Orun, oui. »

Le magicien se leva, s’approcha. « Il vous a violenté  ? »

Tobin acquiesça d’un hochement. « La lettre du roi, murmura-t-il. Il m’a empoigné, puis… puis j’ai dû perdre connaissance.

— Cela se conçoit assez, dit Iya. Il a tout bonnement voulu t’étrangler. »

Tobin hocha de nouveau la tête.

Une drysienne en robe brune arriva sur ces entrefaites et fit sortir tout le monde, à l’exception de Nyrin et d’Iya. L’anxiété empêcha Ki d’aller plus loin que le seuil, et c’est de là qu’il regarda la femme examiner son patient puis, tandis qu’elle apprêtait un onguent contre les ecchymoses, il se faufila en catimini jusqu’à son poste au pied du lit sans qu’elle s’oppose à l’y voir rester.

Une fois les soins achevés, elle alla s’entretenir avec Iya et Tharin dans le corridor, et cela dura des siècles, trouva-t-il. Et lorsqu’il rentra dans la chambre, le capitaine avait l’air plus inquiet que jamais.

« Le chancelier Hylus arrive à l’instant, Lord Nyrin, et l’on retient Bisir dans la grande salle. »

À ces mots, Tobin réagit en se redressant tant bien que mal. « Bisir n’est coupable de rien du tout !

— Nous souhaitons simplement lui parler, précisa Tharin.

— Toi, tu te reposes. Ki va rester te tenir compagnie.

— Lord Nyrin  ? » coassa Tobin.

Le magicien s’immobilisa sur le seuil. « Oui, mon prince  ?

_ Ce message que vous avez eu du roi…, je ne l’ai pas lu. Ki est toujours mon écuyer ?

— Sa Majesté ne faisait mention de rien là-dessus.

Pour l’instant, la position de votre écuyer semble tout sauf compromise. Appliquez-vous à demeurer toutefois digne d’elle, sieur Kirothius.

— Je n’y manquerai pas, messire. » Il attendit que le capitaine et les deux magiciens se soient éloignés pour refermer la porte et faire un signe de conjuration. « Me fait l’effet d’une couleuvre, ce type-là, quand il sourit… N’empêche, au moins nous a-t-il apporté quelques bonnes nouvelles. » Il s’assit sur le lit puis tenta de regarder Tobin droit dans les yeux, mais celui ci les gardait constamment détournés. « Comment te sens-tu ? Réellement ?

— Bien. » Il grattouilla le bandage qui lui entourait le cou. « Ce truc y contribue. »

Il avait toujours le même ton rauque, mais Ki n’était pas dupe de son enrouement ; derrière s’entendait très nettement la peur qu’il tâchait de dissimuler.

« Alors, comme ça, Vieilles Tripes molles a finalement porté la main sur toi  ? » Ki secoua la tête d’un air suffoqué.

Tobin poussa un soupir bizarrement entrecoupé, puis son menton se mit à trembloter.

Ki se rapprocha davantage en se penchant, lui reprit la main. « Tu es loin d’avoir tout lâché, n’est-ce pas ? »

Tobin jeta un coup d’œil effrayé du côté de la porte puis, collant ses lèvres à l’oreille de Ki, souffla : « C’est Frère qui a fait le coup. »

Ki ouvrit de grands yeux. « Frère ? Mais il était ici !

Il est venu me rendre visite pendant ton absence… » Tobin en exhala un hoquet de stupéfaction. « Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Rien du tout ! J’étais là à t’attendre, moi, et, subitement, le voilà !

— Il a dit quelque chose ?

— Simplement que je devrais questionner Arkoniel à propos… » Il n’acheva pas. « À propos de quoi ? »

Ki hésita ; il s’était senti déloyal, tout à l’heure, à douter de Tobin, et maintenant, c’était bien pire. « Il a refusé de le dire. Il se comporte comme ça avec toi aussi ?

— Des fois.

— Mais tu dis qu’il est venu chez Orun… C’est toi qui l’avais appelé ? »

Tobin secoua la tête avec véhémence. « Non ! non, je te le jure par les Quatre, jamais de la vie ! » Alarmé par son affolement, Ki scruta sa physionomie. « Je te crois, Tob. Qu’y a-t-il au juste ? » Tobin avala durement sa glotte avant de se pencher à nouveau vers son ami pour lui glisser dans le tuyau de l’oreille : « C’est Frère qui a tué Orun.

— Lui ? mais… comment ?

_ Je ne sais pas. Orun était en train de me secouer comme un prunier. Il allait peut-être me tuer. Je ne sais pas. Frère s’est interposé, l’a tout juste… tout juste touché, et Orun est tombé… » Il tremblait comme une feuille. Ses joues ruisselaient de larmes. « Je ne l’ai pas arrêté, Ki ! Et si par hasard, dis… , si c’était moi qui l’avais plus ou moins poussé à le faire, hein ? »

Ki le serra dans ses bras. « Toi, faire une chose pareille ? allons donc ! je sais bien que non, moi.

_ Je ne me rappelle pas l’avoir fait. » Il se mit à sangloter. « Mais j’avais si peur, et je détestais tellement Orun, et il m’avait dit des choses si vilaines sur toi et…

— C’est toi qui as appelé Frère  ?

— Nnn… non !

— C’est toi qui lui as ordonné de tuer Orun  ?

— Non !

— Bien sûr que non. Ce n’est donc pas ta faute.

Frère t’a protégé, c’ est tout. »

Tobin releva son museau barbouillé de larmes et dévisagea Ki. « C’est là ton avis ? Vraiment ?

— Oui. Il est rancunier, fielleux et tout ce qu’on voudra, mais il est ton frère, et Orun était en train de te maltraiter. » Il s’interrompit pour tâter sur son cou une fine cicatrice presque estompée. « Rappelle-toi le jour où le couguar t’a attaqué. Tu as dit alors que Frère s’était jeté entre le fauve et toi jusqu’à ma propre apparition comme pour te couvrir…

— Seulement, c’est Lhel qui tua la bête.

— Oui, mais il était venu. Et il est venu quand Orun te faisait du mal. Personne d’autre ne t’avait jamais agressé jusque-là, n’est-ce pas ? »

Tobin s’essuya les yeux sur sa manche. « Non, jamais personne, excepté…

— Qui ? questionna Ki d’un ton pressant, non sans se demander auquel des Compagnons il allait avoir à faire payer ça.

— Ma mère, exhala Tobin. Elle a essayé de me tuer.

Et Frère était là, ce jour-là aussi… »

L’indignation toute prête à éclater de Ki se dissipa d’un coup, le laissant sans voix.

« N’en pipe pas mot à qui que ce soit, tu m’entends ? reprit Tobin en se torchant le nez. D’Orun, je veux dire. Personne ne doit rien savoir de Frère.

— Nyrin lui-même n’arriverait pas à m’arracher l’ombre d’un aveu. Tu le sais bien. »

Tobin émit un nouveau soupir entrecoupé puis cala sa tête au creux de l’épaule de son ami. « Si la lettre avait signifié ton congé, je me serais de nouveau enfui.

— En me laissant le soin de te rattraper, comme la dernière fois  ? » Malgré tous ses efforts pour adopter un petit ton badin, Ki se sentit soudain la gorge étrangement serrée. « N’essaie même pas. Je vais te mettre à la longe, moi.

— Je t’ai déjà promis que je n’en ferais rien. C’est ensemble qu’on s’enfuirait.

— Parfait, dans ce cas. Vaudrait mieux maintenant que tu te reposes. »

Au lieu de suivre ce conseil, Tobin rejeta les couvertures et se tortilla comme un ver en dépit de Ki pour sortir du lit. « Je veux voir Bisir. Il n’a été strictement pour rien dans toute cette maudite histoire. »

Il avait presque atteint la grande salle lorsqu’un nouveau souci vint lui traverser la cervelle, effaçant momentanément toute autre espèce d’appréhension. Qu’aurait vu Bisir, au fait ? Va savoir… Et voilà, songea t-il en maudissant sa pusillanimité, voilà ce que ça donnait, de s’évanouir comme une damoiselle de chansonnette ! Frère était-il resté près de lui après avoir tué Orun ? Puisque Orun avait pu voir le fantôme, n’importe qui d’autre risquait de s’être trouvé dans le même cas… S’armant de courage, il entra carrément dans la grande salle.

Entouré par Tharin et les autres auprès de la cheminée, Bisir, debout, se tordait les mains. Le seul à s’être adjugé un siège était le chancelier Hylus, qui devait être arrivé tout droit de la cour, car il portait encore la robe de son état et la toque plate en velours noir significative de ses fonctions.

« Mais le voici, le prince… , et en bien meilleure forme que je ne m’y attendais, loués soient les Quatre ! s’exclama-t-il. Venez donc vous asseoir près de moi, cher enfant. Ce jeune homme était justement en train de nous raconter l’abominable traitement que vous avez subi.

— Allons, Bisir, fit Iya, dites au prince ce que vous nous avez déjà dit. »

Le jouvenceau jeta vers Tobin un regard implorant. « Ainsi que j’étais en train de le leur expliquer, mon prince, je n’ai rien vu d’autre quand je suis entré que vous-même et mon maître étendus par terre.

— Mais tu écoutais aux portes, lui décocha Nyrin d’un ton sévère.

— Non, messire ! En fait, il y a un fauteuil placé près de la porte exprès pour moi. C’est là que je me tiens toujours, en cas que Lord Orun m’appelle. »

Hylus leva une main de vieillard frêle et tavelée. « Du calme, voyons, mon garçon, tranquillise-toi… Tu n’es accusé d’aucun crime. » Il fit signe à Uliès de servir au malheureux valet terrorisé une coupe de vin.

« Merci, messire. » Bisir prit une petite gorgée, et ses joues creuses recouvrèrent un rien de couleurs. « Tu as bien dû quand même entendre quelque chose ? suggéra le vieux chancelier.

— Oui, Votre Excellence. J’ai entendu mon maître s’adresser au prince d’un ton furibond. Il n’aurait pas dû se permettre de parler au prince Tobin de cette façon. » Il s’interrompit, déglutit nerveusement.

« Daignez me pardonner, messires, je sais que je ne devrais pas dire de mal de mon maître, mais…

— Cela ne tire pas à conséquence, coupa Iya, impatientée. Tu l’as donc entendu glapir comme un putois. Et puis ?

— Et puis m’est parvenu ce cri épouvantable ! Je me suis rué dans la chambre aussitôt, et je les ai trouvés gisant tous deux privés de connaissance sur le tapis. Du moins j’ai cru… Mais quand j’ai vu la tête qu’avait mon maître… » Son regard papillota de nouveau du côté de Tobin, et cette fois, il était impossible de s’y méprendre, il était vraiment épouvanté. « Les yeux de Lord Orun étaient ouverts, mais… Non, jamais, les Quatre m’en sont témoins, jamais je n’oublierai l’air qu’il avait, les yeux exorbités et le visage devenu tout noir…

— La description est tout à fait exacte, abonda Tharin. C’est à peine si j’ai reconnu Orun. Que ça m’a fait d’emblée l’effet d’une attaque d’apoplexie.

— Sieur Tharin est alors survenu en trombe, et il a emporté le prince avant que je sache seulement s’il… je craignais qu’il soit mort, lui aussi ! » Il lui adressa une petite révérence. « Grâce aux Quatre, vous allez bien.

— Si je puis me permettre, messire ? » intervint Nyrin.

Hylus hocha la tête, et le magicien s’approcha du témoin qui tremblait à faire pitié. « Donne-moi ta main, Bisir. »

Le Busard sembla subitement plus grand, et l’air s’assombrit tout autour de lui. À cette vue, chacun des cheveux de Tobin se hérissa sur sa nuque. Ki se rapprocha de lui et lui effleura furtivement les doigts.

Bisir laissa échapper un gémissement de douleur et s’affala sur les genoux, sa main toujours emprisonnée dans celle de Nyrin. Lorsque celui-ci le relâcha, finalement, le jeune homme se recroquevilla sur place en blottissant sa main au creux de sa poitrine comme s’il souffrait d’une atroce brûlure.

Avec un haussement d’épaules, Nyrin alla s’asseoir sur le banc de la cheminée. « Il dit la vérité pour ce qu’il en sait. Il semblerait que la seule personne à savoir ce qui s’est réellement passé dans la pièce soit le prince Tobin. »

Pendant un moment, Tobin se figura, terrorisé, que le magicien comptait le soumettre à la même épreuve, mais l’autre se contenta d’appesantir fixement sur lui ses dures prunelles d’un brun rougeâtre. Il n’en éprouva aucune sensation bizarre, cette fois, mais n’en recourut pas moins au subterfuge que lui avait enseigné Arkoniel afin de parer simplement à toute éventualité.

« Il m’a empoigné violemment, puis m’a accusé d’avoir tout fait pour retourner le roi contre lui.

— Et c’était le cas ?

— Le cas ? Pas du tout ! Je n’ai jamais écrit une seule ligne à mon oncle. »

Nyrin lui faufila un sourire matois. « Jamais seulement essayé de faire jouer la moindre influence auprès de lui ? Ce n’était un secret pour personne que vous méprisiez Orun. Allant de soi que je me garderais de vous en blâmer…

— Je… je ne dispose d’aucun moyen d’influence auprès du roi », murmura Tobin. Est-ce que Nyrin se remettait à grandir ? Est-ce que l’air à nouveau s’assombrissait en s’épaississant tout autour de lui ?

« L’idée n’en serait jamais venue au prince, intervint Tharin, et Tobin se rendit compte qu’une fois de plus il tenait sa colère en bride. Il n’est qu’un enfant. Il ignore tout des manigances usage à la cour.

— Pardonnez-moi, je songeais tout bonnement à tout ce qu’un noble cœur est capable de déployer de ressources par affection pour un valeureux ami. » Il jeta un coup d’œil du côté de Ki tout en s’inclinant vers Tobin. « Daignez accepter mes plus humbles excuses, mon prince, si j’ai eu le malheur de vous offenser en aucune façon. » Son dur regard dérapa derechef épingler Tharin. « Peut-être d’autres gens ont-ils pris d’eux-mêmes l’initiative de plaider la cause du prince  ? »

Le capitaine haussa les épaules. « Pour quoi faire ?

C’est Rhius en personne qui fit choix de Ki pour servir d’écuyer à son fils. Sa Majesté ne saurait méconnaître ce lien. »

Nyrin se tourna de nouveau vers Ki. « À propos de vous, écuyer Kirothius… , où donc étiez-vous pendant que le prince Tobin se trouvait avec son gardien ?

— Ici, messire. L’intendant peut se porter garant de moi.

— Inutile. C’était là pure curiosité de ma part. Eh bien, il semblerait qu’il n’y ait rien de plus à apprendre ici. »

Lord Hylus hocha gravement la tête. « Nul doute que votre hypothèse ne soit la bonne, Tharin. Les émotions fortes sont une chose dangereuse pour les gens d’âge. Il me paraît raisonnable de supposer que Lord Orun s’est détruit lui-même et a succombé à une attaque d’apoplexie.

— À moins que ne soit intervenue quelque magie noire. »

Tous les regards se fixèrent sur le magicien.

« Il existe des sortilèges susceptibles de provoquer pareille mort. La victime n’avait pas manqué de s’attirer bien des inimitiés, et certains magiciens ne sont pas exempts de vénalité. N’est-ce pas aussi votre avis, maîtresse Iya  ? »

Iya tendit la main. « Si c’est moi que vous accusez, messire, je suis toute prête à me soumettre à l’épreuve. Je n’ai rien à redouter de vous.

— Je vous garantis, Maîtresse, que si vous étiez en cause je le saurais déjà. »

Tharin se racla la gorge. « Sauf votre respect, messeigneurs, le prince Tobin a eu une journée pénible. Si vous considérez votre enquête comme terminée, peut-être conviendrait-il de lui accorder un peu de tranquillité ? »

Hylus se leva et tapota gentiment le dos de Tobin. « Vous êtes un garçon courageux, mon cher prince, mais je crains que votre ami n’ait tout à fait raison. Reposez- vous, maintenant, et tâchez d’oublier cet épisode consternant. À moins que vous n’y voyiez d’objection, c’est moi qui vous tiendrai lieu de gardien jusqu’à ce que votre oncle en désigne un autre.

— J’en serais enchanté !

— Que Votre Excellence daigne m’excuser…, murmura Bisir, toujours pelotonné dans la jonchée, d’une voix presque inaudible, mais que va-t-il advenir de la maisonnée de Lord Orun  ?

— Debout, jeune homme, s’il te plaît. Rentre chez toi, et dis à l’intendant qu’il lui incombe d’entretenir la demeure et la domesticité jusqu’au règlement de la succession. Et maintenant, fais diligence, avant que tout ce petit monde ne déguerpisse avec l’argenterie !

— Quant à vous, prince Tobin, venez vite, que l’on vous installe bien comme il faut, le pouponna Iya d’un ton que Nari n’aurait certes pas désavoué.

— Bisir ne pourrait-il pas venir habiter ici ? » chuchota-t-il pendant qu’elle et Ki l’entraînaient vers sa chambre.

La magicienne secoua la tête. « Oublie-le. Allume-nous du feu, Ki. »

Tobin se rebiffa. « Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Vous avez vu comment il s’est comporté au fort durant toutes les semaines de son séjour. Et il a fait l’impossible pour m’aider, aujourd’hui. Demandez à Tharin…

— Je sais. Mais les apparences ont une extrême importance, ici. Cela serait inconvenant. » Le voyant s’opiniâtrer quand même, elle lui fit une légère concession. « Alors, c’est moi qui te suppléerai en veillant sur lui. »

Sa vieille défiance envers la magicienne reprit tout à coup le dessus, et il n’acquiesça que d’un hochement rétif et malgracieux. Il n’aurait pas eu à se chamailler de la sorte, avec Arkoniel…