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Vers la fin de l’été, la chaleur devint tellement suffocante en ville que ceux des nobles du Palatin qui ne partirent pas se réfugier dans leurs domaines à la campagne se firent creuser des piscines. Dans les bas quartiers, les faiblards et les vieux crevaient comme des mouches.
Du coup, Erius et Porion lâchèrent un peu la bride aux garçons qui, désormais dispensés de leurs obligations de cour, allèrent prendre des bains de mer ou sillonner les collines boisées. Les gardes respectifs des deux princes se plaignirent aussi peu que les Compagnons de cet allégement du service. Aussitôt parvenu dans quelque crique ou sur les bords d’un lac, tout le monde se déshabillait et se jetait à l’eau. Tant et si bien qu’ils ne tardèrent pas à être tous aussi bruns que des paysans, et Ki plus que quiconque d’autre. Il commençait aussi à s’étoffer comme leurs aînés, ne put s’empêcher de remarquer Tobin qui, pour sa part, conservait son allure grêle.
En retraversant la ville à la mi-Lenthin après l’une de ces excursions, le silence environnant le frappa soudain. Certes, la canicule suffisait à vider les rues, la plupart des gens restant claquemurés chez eux pour se soustraire vaille que vaille à l’atmosphère irrespirable et à la puanteur ambiante, mais ceux qui se risquaient dehors ne manquaient jamais d’acclamer la bannière de Korin quand ils croisaient les Compagnons. Ils l’avaient encore fait le matin même, et maintenant, voilà que nombre d’entre eux se détournaient ou leur décochaient des regards noirs. Il y en eut même un qui cracha par terre sur le passage du prince héritier.
« Il s’est passé quelque chose ? » lança Korin à un sellier qui s’éventait, assis sur une caisse devant sa boutique. L’homme secoua la tête et rentra chez lui.
« Quel malotru ! s’indigna Zusthra. Je vais te l’assommer, le bougre ! »
Au grand soulagement de Tobin, son cousin s’y opposa d’un simple branlement du chef et mit son cheval au galop.
On se trouvait en vue de la porte du Palatin quand, de l’une des fenêtres supérieures d’une façade, fusa un chou qui, manquant de peu le crâne de Korin, atteignit Tanil à l’épaule et l’envoya rouler à terre.
Korin freina furieusement des quatre fers, pendant que les Compagnon~ fermaient les rangs autour de lui. « Fouillez cette maison. Attrapez-moi l’individu qui s’est permis d’agresser le fils du roi ! »
Le capitaine de sa garde, Melnoth, enfonça la porte d’un coup de pied puis se rua à l’intérieur avec une douzaine d’hommes. Les autres se formèrent en cercle autour des Compagnons, l’épée au clair. Du dedans parvinrent bientôt des cris et des bruits de vaisselle brisée.
Des curieux s’amassaient déjà quand Korin aida l’écuyer à se remettre en selle.
« Ce n’est rien, fit Tanil en se massant le coude.
— Tu as du pot qu’il ne soit pas cassé, observa Ki.
Mais pourquoi diable est-ce qu’on nous bombarde de choux, tout à coup ? »
Les soldats reparurent, traînant trois personnes : un vieillard, une vieille femme, et un jeune gaillard en robes bleue et blanche de profès d’un temple d’Illior. « Lequel d’entre vous est mon agresseur ? demanda Korin.
— C’est moi qui t’ai bombardé ! » riposta le prêtre en le dévisageant avec impudence.
La véhémence éhontée du ton prit manifestement le prince à dépourvu. Pendant un moment, il eut plutôt l’air d’un gosse blessé que d’un gentilhomme ulcéré. « Mais pourquoi ? »
L’autre cracha par terre. « Demande à ton père. - Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ? »
Au lieu de répondre, le jeune homme cracha de nouveau puis se mit à beugler: « Abomination ! Abomination ! Meurtres ! Vous êtes en train de tuer le pays, et. .. »
Le capitaine Melnoth lui assena sur le crâne la poignée de son épée, et il s’affala par terre, inanimé. « C’est un parent à vous ? » demanda Korin au couple de vieux tout tremblants.
Le vieillard édenté ne parvint à exhaler qu’un gémissement. Sa femme l’enveloppa dans ses bras et leva des yeux implorants vers le prince. « Notre neveu, messire, tout juste arrivé de province pour servir au temple de la rue du Chien. Si je m’attendais à le voir faire une chose pareille… ! Pardonnez-lui, je vous en conjure. Il est jeune, il…
— Pardonner ? » Korin émit un ricanement stupéfait. « Non, la mère, un tel acte est impardonnable. Capitaine, emmenez-le chez les Busards et veillez à ce qu’on l’interroge. »
Et, là-dessus, les Compagnons se remirent en chemin, poursuivis par les pleurs de la vieille.
Erius éclaircit l’incident le soir même, pendant qu’ils dînaient avec lui dans la cour de ses appartements privés. Les écuyers assuraient le service, assistés par quelques jouvenceaux de la suite du roi. Moriel était du nombre de ces derniers, et le soin qu’il prenait à se maintenir hors de la portée de Korin amusa fort Tobin.
Nyrin, Hylus et une poignée de gentilshommes faisaient également partie des convives. Ils étaient tous au courant, bien sûr, de l’attentat perpétré par le jeune illiorain, mais ils se firent un devoir de l’entendre à nouveau relater par Korin en personne.
Le récit terminé, le roi se cala dans son fauteuil et opina du chef. « Eh bien, Korin, peut-être est-il temps que tu t’en aperçoives, il n’y a pas qu’ovations et que roses à gouverner un grand royaume. On trouve des traîtres partout.
— Il m’a traité d’abomination, Père, dit Korin, qui n’avait toujours pas digéré les invectives de son agresseur.
— À quoi d’autre s’attendrait-on de la part d’illiorains ? renifla Nyrin. Je m’étonne parfois de voir Votre Majesté tolérer que leurs temples restent ouverts à Ero. Les prêtres sont les pires de tous les traîtres, ils corrompent la populace idiote avec leurs contes de bonnes femmes.
— Mais que voulait-il dire, Père, quand il m’a répondu de vous demander la raison de son geste ? insista Korin.
— Si vous me permettez, Sire ? intervint Lord Hylus d’un air grave. Les propos tenus par cet individu étaient indubitablement relatifs aux exécutions annoncées aujourd’hui.
— Des exécutions ? » Korin tourna vers son père un regard perplexe.
« Oui, et c’est pour cela que je vous avais conviés ce soir, sans me douter alors que surviendrait ce nouveau désagrément, répondit le roi. J’ai mis au menu quelque chose de particulier, mes garçons. Demain soir doit avoir lieu une crémation ! »
Tobin se sentit glacé, malgré ce qui persistait de la touffeur de la journée.
« On va brûler du magicien ? s’écria Korin, enchanté. Cela fait si longtemps que nous désirons voir cela de nos propres yeux ! »
Lynx se pencha par-dessus l’épaule de Tobin pour lui remplir sa coupe. « Seulement certains d’entre nous, grommela-t-il sans grand enthousiasme.
— Votre père conçoit que vous n’êtes plus un enfant, mon prince, dit Nyrin avec un sourire obséquieux. Il est temps que vous et vos Compagnons soyez témoins de la toute-puissance de la justice de Skala. Grâce à la promptitude de votre réaction, cet après-midi, nous aurons une corde supplémentaire accrochée au gibet.
— Et vous n’aurez pas à aller bien loin pour assister à ce spectacle, ajouta le roi, tout en dégustant son vin et ses noix. On doit être en train de dégager le marché de l’est, à l’heure où nous causons.
— Vous entendez donc aller jusqu’au bout, mon roi ? demanda doucement Hylus. Vous ne vous raviserez pas ? »
Un silence de plomb tomba sur la cour.
Erius se tourna lentement vers son chancelier, et Tobin reconnut alors le changement soudain qui venait d’affecter la physionomie joviale de son oncle. C’était ce regard, le même, qui l’avait cloué le jour où il avait commis la bévue de prier qu’on donne Cima au père de Ki. Nyrin ne s’interposa pas, cette fois.
« Je crois m’être exprimé sans ambiguïté là-dessus ce matin. Vous avez quelque chose à ajouter ? » répliqua le roi d’une voix dangereusement basse.
Hylus laissa son regard flâner tout autour de la table, mais tout le monde se garda de croiser ses yeux. « Répéter seulement que l’on a toujours réglé les questions de ce genre en dehors de la ville. À la lumière de l’incident survenu tout à l’heure, peut-être que Votre Majesté devrait… »
Erius se dressa d’un bond, le poing brandi crispé sur son hanap, prêt à le jeter à la tête du vieil homme. Son visage avait viré au rouge sombre, et la sueur lui perlait au front. Coincé derrière le fauteuil du lord Chancelier, Ruan plaqua contre sa poitrine le bassin censé recueillir les « aumônes ». Hylus baissa la tête et mit une main sur son cœur mais ne broncha pas.
Le temps sembla s’arrêter durant un laps épouvantable. Enfin, Nyrin se leva et chuchota quelque chose à l’oreille du roi.
Erius abaissa lentement le hanap et retomba dans son fauteuil. Après avoir parcouru des yeux toute la tablée, il demanda: « Est-ce que quelqu’un d’autre voit une objection à l’exécution des traîtres ? »
Nul n’ouvrit la bouche.
« Très bien, alors, dit-il d’une voix pâteuse. Les exécutions se feront comme je l’ordonne. Où je l’ordonne. À présent, si vous voulez bien m’excuser, d’autres affaires me réclament. »
Korin se leva pour suivre son père, mais Nyrin secoua la tête et accompagna lui-même le roi. Moriel leur emboîta le pas. Les joues enflammées par un tel outrage, Korin les regarda se retirer, muet.
Ce fut Hylus qui rompit cette fois le silence. « Ah, mon prince, nous vivons des temps éprouvants. Je n’aurais pas dû entrer en discussion avec votre excellent père. Je vous saurai gré de lui transmettre mes excuses.
— Je n’y manquerai sûrement pas, messire. » Il était encore sous le choc, lui aussi.
Chacun se leva pour prendre congé, mais Tobin s’attarda un peu sur son siège, les tympans martelés par l’affolement de son cœur. Il avait une fois de plus failli à la vigilance, en se rengorgeant de la faveur d’Erius. Mais il ne pouvait plus l’ignorer, là, ce soir, il avait eu un aperçu de ce qu’était véritablement l’homme qui terrifiait Mère, un homme capable d’ordonner des meurtres d’enfants, et de le faire de sang-froid.