2
En se réveillant dans le fauteuil, Tobin avait le soleil en pleine figure et le manteau de Tharin enroulé tout autour de lui. Après s’être étiré, il se pencha pour voir si l’aspect de Ki s’était modifié si peu que ce soit.
Il constata que son ami n’avait pas bougé du tout, mais il eut l’impression qu’il avait un teint légèrement moins cireux que la veille au soir. Il glissa la main sous les couvertures à la recherche de celle de Ki et, la trouvant chaude, ne manqua pas de voir là un nouveau signe encourageant.
« Est-ce que tu m’entends ? Ça fait une éternité que tu roupilles, Ki. Voilà une bonne journée pour une balade à cheval. Réveille-toi. S’il te plaît…
— Laisser lui dormir, keesa.
— Lhel ? » Il se retourna, s’attendant à trouver la porte ouverte.
Au lieu de cela, la sorcière flottait en l’air, juste derrière lui, nimbée dans un ovale d’étrange lumière. Il pouvait discerner des arbres autour d’elle, des sapins et des chênes dénudés saupoudrés de neige. Sous ses yeux ébahis se mirent à tomber de gros flocons qui formaient comme une dentelle et qui se prenaient dans les boucles sombres de l’apparition et sur le tissu grossier de sa robe. C’était comme s’il la regardait par une fenêtre. Juste en deçà de l’ovale, chacun des détails de la pièce se présentait exactement comme il devait être, et cependant Lhel paraissait se tenir dans son campement.
Complètement abasourdi, Tobin tendit la main vers elle, mais l’invraisemblable image recula en se résorbant sur elle-même au point que seul en demeura visible le visage.
« Non ! Pas toucher ! lança-t-elle. Arkoniel amener tu. Laisser Ki dormir. »
Elle s’évanouit, et Tobin se retrouva bouche bée face à rien, là où elle était une seconde avant. Sans rien comprendre à ce qu’il venait de voir, il la prit au mot néanmoins. « Je serai bientôt de retour », dit-il à Ki puis, pris d’une impulsion soudaine, il s’inclina pour déposer un léger baiser sur le front bandé. Tout rougissant de sa propre folie, il se précipita hors de la chambre et grimpa quatre à quatre l’escalier qui menait à celle d’Arkoniel.
À la lumière du jour, le corridor avait un air on ne peut plus banal et bénin, et la porte de la tour l’air de n’être qu’une porte entre autres. La porte du cabinet de travail était ouverte, et de l’intérieur parvenaient les voix d’Arkoniel et d’Iya en pleine conversation.
Le jeune homme était en train de tramer un motif lumineux au-dessus de la table lorsque Tobin entra. Quelque chose heurta le mur à deux doigts de la tête du gamin puis rebondit au sol à travers la pièce. Assez suffoqué, il baissa les yeux et vit qu’il ne s’agissait que d’un vulgaire haricot sec moucheté.
« Et voilà tout ce à quoi je suis arrivé avec eux », grogna Arkoniel d’un ton dépité. Il avait encore l’air fatigué et, lorsqu’il s’aperçut de la présence de Tobin, les plis d’inquiétude se creusèrent davantage encore autour de sa bouche. « Que se passe-t-il ? Est-ce que Ki… ?
— Il dort. Je veux aller voir Lhel maintenant. Elle m’a dit de venir. Et vous avez dit, vous, que vous m’y mèneriez.
— Elle t’a dit… ? » Il échangea un coup d’œil rapide avec Iya puis hocha la tête. « Très bien, je vais t’y mener. »
Il se trouva qu’il neigeait, dehors, exactement comme dans la vision que Tobin avait eue de Lhel. Gras et mous, les flocons fondaient au fur et à mesure qu’ils touchaient terre, mais ils tenaient bon sur la membrure des arbres qu’ils glaçaient de sucre comme un gâteau, et il voyait son haleine fumer au contact de l’air. À l’arrière du fort, la route disparaissait sous un épais tapis de feuilles mortes aux jaunes et rouges délavés que les sabots de Gosi faisaient incessamment chuchoter. Loin devant, les pics déchiquetés scintillaient en blanc contre le gris plombé des nues.
Tandis qu’ils chevauchaient, le gamin s’efforça de rendre compte au magicien de la singulière visite qu’il avait reçue.
« Lhel appelle ça son sortilège de fenêtre, effectivement », dit Arkoniel d’un ton tout sauf surpris.
Tobin n’eut pas le loisir de l’interroger plus avant que la sorcière émergeait des bois pour se porter au-devant d’eux. Elle savait toujours à l’avance qu’ils arrivaient.
Crasseuse et brèche-dent comme elle l’était, affublée au surplus d’une robe brune informe ornée de dents de daim polies, elle avait plutôt la dégaine d’une mendiante que d’une sorcière. Tout en les lorgnant de biais, elle secoua la tête et se fendit d’un grand sourire. « Vous keesas pas eu déjeuner. Venez, je nourrir vous deux. »
Comme s’il s’agissait tout simplement d’un jour ordinaire et comme si rien de bizarre n’avait jamais affecté leurs relations, elle fit demi-tour et replongea dans les fourrés. Tobin et Arkoniel attachèrent leurs montures à un arbre et se dépêchèrent de lui emboîter le pas. Un autre de ses sortilèges si particuliers garantissait la sauvegarde de son camp. Depuis l’époque déjà lointaine où il avait fait sa connaissance, Tobin ne l’avait jamais vue emprunter deux fois le même itinéraire, et lui et Ki n’étaient jamais parvenus à se rendre chez elle par leurs propres moyens. Il se demanda si le magicien savait, lui, comment procéder.
Après force tours et détours, ils débouchèrent dans la clairière où se dressait le chêne qu’elle habitait. Il avait oublié à quel point celui-ci était colossal. Grand-mère chêne, Lhel l’appelait. Son tronc était aussi vaste qu’une petite métairie, et une faille naturelle l’avait prodigieusement évidé sans le faire crever. Quelques poignées de feuilles aussi tannées que du vieux cuir et d’un ton cuivré flottoyaient encore sur ses branches supérieures, et, tout autour, le sol était jonché de glands. Un feu crépitait près de l’ouverture basse qui tenait lieu de porte à la sorcière. Elle s’y faufila et reparut au bout d’un moment les mains chargées d’une jatte pleine de tranches de viande séchée et de quelques pommes toutes ridées.
Tobin se souciait comme d’une guigne de rien avaler, mais Lhel lui fourra d’autorité la jatte entre les mains et refusa de piper mot tant que lui-même et Arkoniel ne se furent pas restaurés comme elle l’exigeait.
« Tu venir, maintenant », dit-elle alors en retournant vers le chêne. Arkoniel se leva pour les suivre, mais elle le cloua sur place d’un seul regard.
À l’intérieur de l’arbre, un autre petit feu brûlait dans sa fosse, au beau milieu du sol de terre battue. Lhel rabattit la peau de daim qui fermait l’entrée puis, allant s’asseoir sur la paillasse couverte de fourrures installée près du feu, tapota la place libre à ses côtés. Une fois que Tobin l’eut rejointe, elle lui tourna le visage vers la lumière et l’examina quelque temps, avant d’ouvrir le col de sa tunique pour inspecter la cicatrice.
« Être bon », fit-elle, puis, le doigt tendu vers l’aine du garçon : « Tu voir encore sang ? »
Tobin s’empourpra et secoua la tête. « Ça ne se reproduira plus, n’est-ce pas ?
— Plus tard, un jour. Mais tu risquer sentir dans ventre marée de lune. »
Il se rappela la douleur éprouvée entre les os des hanches et qui l’avait fait accourir d’Ero comme un fou. « Je n’aime pas ça. Ça fait mal. »
Lhel émit un gloussement. « Pas une fille aimer ça. »
Le mot fit frissonner Tobin, mais sans que Lhel y prenne garde, apparemment. Après avoir farfouillé parmi les ombres derrière elle, elle lui tendit une petite bourse qui contenait des feuilles sèches d’un vert bleuâtre. « Akosh. Si venir souffrance, tu faire infusion avec juste ça, pas plus. » Elle lui montra une grosse pincée de feuilles et fit mine de les émietter dans une tasse.
Tobin glissa la bourse dans sa tunique puis se mit à contempler ses mains jointes. « Je ne veux pas de ça, Lhel. Je ne veux pas être une fille. Et je ne veux pas être… reine. » C’est à peine s’il était arrivé à proférer le terme.
« Tu pas changer ta destinée, keesa.
— Destinée ? Ce n’a été que votre ouvrage à vous.
À vous et aux magiciens !
— Déesse mère à moi et Illuminateur à vous dire devoir être ainsi. Ça faire destinée. »
Relevant les yeux, Tobin découvrit dans le regard attaché sur lui autant de sagesse que de tristesse. Elle pointa le doigt vers le ciel. « Les dieux être cruels, non ? Cruels à toi et à Frère…
— Frère ! Arkoniel vous a dit ce qu’il avait fait, Frère ? Je ne le rappellerai plus jamais. Jamais ! Je vais vous apporter la poupée. C’est vous qui le garderez. - Non, tu faire ça. Tu devoir. Âmes liées serré. » Elle se noua les mains.
Les poings de Tobin se crispèrent à faire blanchir toutes leurs jointures sur ses genoux. « Je le hais !
— Tu besoin lui. » Lhel lui saisit les mains et se mit à parler, sans mots, dans l’esprit de Tobin, ainsi qu’elle l’avait toujours fait lorsqu’elle voulait s’exprimer sans risque d’ambiguïté. « Toi et lui, vous devez être ensemble pour que la magie tienne. Il est cruel. Mais comment serait-il autrement, avec sa fureur et sa solitude permanentes, et alors qu’il te voit vivre la vie qui lui est refusée ? Ne saurais-tu le comprendre un peu, toi, maintenant que tu connais la vérité ? »
Tobin n’avait aucune envie de comprendre ni de pardonner, mais les paroles de Lhel frappèrent au but, néanmoins. « Vous le faisiez souffrir, pendant que vous cousiez l’os dans ma poitrine. Il pleurait du sang. »
Elle grimaça. « En principe, il n’aurait pas dû, petit.
J’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui, mais il a été le fardeau de mon cœur depuis ta naissance.
— Votre fardeau ? bégaya-t-il. Vous étiez là, peut-être, quand il me martyrisait, martyrisait ma mère et mon père et faisait fuir les serviteurs… ? Et il a failli tuer Ki ! » Sa vision du feu se brouilla sous l’afflux des larmes. « Vous l’avez vu, Ki ? Il ne se réveillera pas !
— Il se réveillera. Et toi, tu garderas la poupée et prendras soin de Frère. »
Tobin s’essuya les yeux d’un geste rageur. « Ce n’est pas juste !
— Assez, keesa ! aboya-t-elle en lui lâchant les mains. "Juste" ! Quel cas les dieux en font-ils, de ton "juste" ? C’est juste, que je reste ici, loin de mon peuple ? Que je vive dans un arbre ? Et c’est pour toi que je le fais. Et c’est pour toi que nous souffrons tous. »
Tobin sursauta comme s’il avait reçu une gifle. Lhel ne lui avait jamais parlé de cette manière ; ni personne d’autre.
« Tu être reine de Skala. Ça, ta destinée ! Tu vouloir abandonner ton peuple ? » Elle s’interrompit brusquement, secoua la tête, et se radoucit. « Tu jeune, keesa. Trop jeune. Ça finir un jour. Quand tu dépouiller peau de Frère, tous les deux libres alors.
— Mais quand ?
— Je pas voir. Illior dire toi, peut-être. » Elle lui effleura la joue puis saisit sa main et la pressa contre son sein droit. Il était mou et lourd sous la laine rêche. « Tu seras femme un jour, keesa. » La voix de la sorcière lui faisait l’effet d’une sombre caresse dans son esprit. « Je vois la peur au fond de ton cœur. La peur de perdre tes pouvoirs. Les femmes aussi possèdent des pouvoirs. Pourquoi t’imagines-tu que votre dieu lune ait fait des reines pour Skala ? Elles furent des guerriers, toutes, tes aïeules. N’oublie jamais ça. Les femmes portent aussi la lune dans leur marée de sang, et du sang dans leur cœur. »
Elle toucha du bout du doigt le fin réseau de veines bleues qui transparaissait à l’intérieur de son propre poignet. Une pelure de croissant de lune y apparut, imperceptiblement soulignée de noir. « Ça toi, maintenant…, lune d’argent, la plupart de toi sombre. » Elle déplaça son doigt, et un cercle apparut, qui s’appliquait exactement contre la courbe externe du croissant. « Mais quand grandi comme lune pleine, alors tu connaître tes pouvoirs. »
Avec son œil d’artiste, Tobin se douta qu’il devait y avoir un moyen pour équilibrer davantage le motif - une lune décroissante -, mais elle ne le lui montra pas plus qu’elle n’en parla. En revanche, elle posa la main sur son ventre plat de garçon. « Tu faire ici des grandes reines. » Leurs regards se croisèrent, et il vit du respect dans celui de la sorcière. « Édifier elles sur mon peuple, Tobin. Édifier aussi vos magiciens.
— Iya et Arkoniel savent à quoi s’en tenir. C’est vous qu’ils sont venus chercher quand ils avaient besoin d’aide. »
Elle émit un reniflement puis se recala sur son séant. « Pas beaucoup comme eux », déclara-t-elle d’un ton sans réplique. Là-dessus, elle tira de sa ceinture Son canif d’argent, s’en piqua le pouce gauche et pressa dessus pour exprimer une goutte de sang. Celle-ci lui servit à tracer un croissant sur le front de Tobin puis à l’enfermer dans un cercle. « Mère protéger toi, keesa. » Elle baisa la marque qu’elle venait de réaliser. « Tu partir, maintenant. »
Au moment de quitter la clairière avec Arkoniel, il s’arrêta près de la source afin de regarder à quoi pouvait bien ressembler la fameuse marque. Il n’en restait pas trace ; peut-être s’était-elle évanouie au contact des lèvres de la sorcière. Quant à l’autre visage, il eut beau le chercher aussi, c’est avec une immense satisfaction qu’il ne vit que le sien.
Il passa le reste de la journée au chevet de Ki, attentif aux soins que lui prodiguaient Cuistote et Nari, insérant tantôt entre ses lèvres, avec une délicatesse infinie, des cuillerées de bouillon, tantôt changeant les épaisses couches de laine sur lesquelles il gisait, quand elles constataient qu’il s’était souillé. Cela lui faisait mal de voir son ami aussi désarmé. À treize ans qu’il avait désormais, quelle humiliation ç’aurait été pour Ki que de se voir traiter comme un nouveau-né… !
Tobin n’avait pas de plus de grand désir que de se retrouver seul, mais tout le monde semblait résolu à veiller sur lui. Tharin apporta de la cire à modeler et lui tint compagnie. Le sergent Laris et quelques-uns des hommes montèrent également lui proposer des parties de bakshi et d’osselets, mais il se récusa. Ils essayaient tous de lui remonter le moral en plaisantant et en s’adressant à Ki comme s’il pouvait les entendre, mais cela ne faisait qu’empirer sa propre détresse. Il n’avait aucune envie de parler de chasse ou de chevaux, même avec Tharin. Cela lui faisait l’effet de mentir, bavarder sur des sujets aussi communs. Les paroles de Lhel le hantaient, elles lui donnaient l’impression d’être un étranger dans sa propre peau. Ses nouveaux secrets lui encombraient les dents telles des graines de figue-aux -canes, ils menaçaient de lui échapper, s’il ne campait en permanence sur ses gardes, et de se répandre à n’importe quel moment comme une volée de postillons.
« Et voilà, regardez-moi ça, vous m’avez épuisé mon pauvre Tobin ! s’écria Nari qui entrait, les bras chargés de piles de linge frais. Comme s’il ne venait pas tout juste de quitter lui-même son lit de malade ! Allez, filez, maintenant, fichez-lui un peu la paix, que diable ! »
Elle flanqua les soldats dehors, mais Tharin traîna les pieds, lui. « Ça ne te ferait pas plaisir que je reste, Tobin ? »
Pour une fois, non. « Je suis désolé, mais je crois vraiment que je suis vanné.
— Tu ferais bien de retourner te coucher, décréta Nari. Je vais aller te chercher un bol de bouillon et une brique chaude pour le fond du lit.
— N’en fais rien, s’il te plaît. Laisse-moi simplement ici avec Ki.
— Il peut toujours dormir là, si le besoin l’en prend. Ce fauteuil est parfait pour les roupillons. » Tout en adressant à Tobin un dernier clin d’œil pardessus l’épaule, Tharin entraîna doucement Nari hors de la pièce sans lui laisser le loisir de se remettre encore à pouponner son chou.
Tobin se pelotonna dans le fauteuil et regarda pendant un moment la poitrine de Ki se soulever et s’abaisser. Puis il fixa ses paupières closes, avec l’ardent désir de les obliger à s’ouvrir. Y renonçant finalement, il s’empara du pain de cire que Tharin avait apporté. Il en détacha un morceau et se mit à le rouler entre ses paumes pour l’assouplir. Le contact familier et l’odeur suave le calmèrent peu à peu comme ils l’avaient toujours fait, et il entreprit de façonner un petit cheval en faveur de Ki, dont c’étaient les préférés. Tobin lui avait donné en guise de talisman, peu après son arrivée au fort, un petit cheval de bois qu’il portait encore en sautoir au bout d’un cordon. Ayant fait de grands progrès depuis cette époque, il s’était offert à lui en sculpter un de meilleure venue, mais son ami n’avait pas voulu en entendre parler.
Il venait juste de finir d’indiquer la crinière avec son ongle quand il perçut une présence sur le seuil. Iya lui sourit lorsqu’il leva les yeux, et il devina qu’elle devait se tenir là depuis un certain temps.
« Je peux me joindre à toi ? »
Il haussa les épaules. Prenant cela pour une invitation, la magicienne attira un tabouret pour s’asseoir et se pencha pour examiner le cheval. « Tu es très doué. C’est pour un vœu ? »
Il hocha la tête. Il en ferait l’offrande sur l’autel domestique. La tête du cheval était trop longue, cependant. Il lui retira un peu des naseaux, la refaçonna, mais elle était à présent trop courte. Abandonnant la partie, il pétrit l’ensemble et le mit en boule.
« Je veux rester comme je suis, c’est tout ! murmura-t-il.
— Et c’est bien ce que tu vas faire pendant encore un bon bout de temps. »
Tobin porta la main à sa figure et en sui vit les contours familiers. Celle que lui avait fait voir Lhel était moins dure, elle avait des joues plus potelées, comme si quelque sculpteur y avait rajouté une once de cire puis l’avait lissée avec les pouces. Mais les yeux…, eux étaient bien à lui depuis toujours. Ainsi que la cicatrice en forme de croissant sur son menton.
« Est-ce qu’il… vous pouvez, vous, la voir ? » Il ne pouvait se résoudre à dire « me voir ». Ses doigts retrouvèrent la boule de cire et se mirent à la tripoter nerveusement.
Iya gloussa. « Non, tu ne cours absolument aucun risque. »
Il comprit qu’elle voulait dire qu’il était à l’abri des soupçons du roi Erius et de ses magiciens, mais ce n’était pas à eux qu’il songeait. Que diraient Korin et les autres garçons s’ils découvraient le pot aux roses ? Les filles n’étaient pas autorisées à servir en qualité de Compagnons.
Iya se leva pour se retirer puis s’immobilisa pour regarder le nouveau cheval prendre peu à peu forme. Plongeant la main dans l’aumônière de sa ceinture, elle y puisa quelques plumes soyeuses beige et brun qu’elle lui offrit.
« De chouette, dit-il à leur seul aspect. J’ai reconnu. - Oui. Pour Illior. Il ne serait pas malséant que tu penses à faire des offrandes à l’Illuminateur de temps à autre. Il te suffira de les déposer sur le feu. »
Tobin ne répondit rien mais, dès qu’elle fut partie, il descendit dans la grande salle, emplit de braises une coupelle de cuivre à offrandes et la déposa sur l’étagère de l’autel domestique. Tout en murmurant une prière à Sakor pour que Ki recouvre ses forces, il plaça le nouveau petit cheval à même les braises et souffla sur elles jusqu’à ce que la cire votive se soit mise à fondre. Elle se consuma intégralement, signe que le dieu n’avait pas fait la sourde oreille. Prenant alors une plume de chouette, il la tortilla entre ses doigts sans trop savoir en quoi consistait la prière appropriée. Il n’avait pas pensé à s’en enquérir. Il finit par coucher la plume sur les braises et chuchota : « Viens à mon secours, Illuminateur. Et au secours aussi de Ki. »
La plume se ratatina pendant une seconde en émettant un filet de fumée âcre puis s’embrasa d’un coup et s’évanouit en un éclair de flamme verte. Brusquement secoué de frissons, Tobin sentit une vague tremblote dans ses genoux. Jamais il n’avait obtenu de Sakor une réponse aussi spectaculaire que celle-ci. Plus effrayé que rassuré, il reversa les braises dans l’âtre et s’empressa de remonter au premier étage.
Le jour suivant se déroula de manière identique et passa encore plus lentement. Ki persistait à dormir et, dans son angoisse, Tobin le trouvait plus livide, en dépit de Nari qui prétendait le contraire. Il façonna vingt-trois chevaux, regarda par la fenêtre Laris entraîner ses hommes dans la cour des casernements, somnola dans le fauteuil. Il joua même machinalement avec les petits bateaux et les bonshommes en bois de la cité miniature, mais comme il était désormais beaucoup trop âgé pour s’adonner à de pareilles amusettes, il se relevait précipitamment dès qu’il entendait quelqu’un survenir.
Le soir venu, Tharin apporta le repas sur un plateau et resta dîner avec lui. Tobin ne se sentait toujours pas d’humeur à papoter, mais il fut heureux de sa compagnie. Après s’être restaurés, ils entamèrent une partie de bakshi à même le dallage.
Ils se trouvaient en plein milieu d’un lancer quand un imperceptible remuement de draps attira l’attention de Tobin. Il bondit sur ses pieds, se pencha sur Ki et lui saisit la main. « Tu es réveillé, Ki ? Tu m’entends ? »
Son cœur s’affola lorsqu’il vit les cils noirs de son ami frémir et papilloter. « Tob ?
— Et moi », fit Tharin en lui remontant d’un geste caressant les cheveux pour dégager son front. Sa main tremblait, mais il souriait.
Ki promena un regard vaseux alentour. « Maître Porion… dites-lui… trop crevé pour courir aujourd’hui.
— Tu te trouves au fort, tu te souviens ? » Tobin dut se réprimer pour ne pas lui serrer la main trop violemment. « Tu m’as suivi jusqu’ici.
— Quoi ? Pourquoi j’aurais… ? » Il s’agita sur l’oreiller, luttant pour ne pas resombrer. « Ah oui. La poupée. » Ses yeux s’agrandirent. « Frère ! Je l’ai vu, Tobin.
— Je sais. Je suis désolé qu’il… » Il n’acheva pas.
Tharin était là, qui entendait tout. Comment faire pour empêcher Ki de gaffer plus avant ?
Mais Ki battait de nouveau la campagne. « Qu’est ce qui s’est passé ? Pourquoi… Pourquoi j’ai si mal au crâne ?
— Tu ne te rappelles pas ? demanda le capitaine.
— Je… la poupée… je me rappelle à cheval… » Sa voix se faisait de nouveau traînarde, et Tobin crut un moment qu’il s’était rendormi. Et puis, les yeux toujours fermés, il murmura: « Je t’ai retrouvé, Tob ? Je ne me rappelle plus rien de rien après mon passage à Bierfût. Tu l’as eue, la poupée ? »
Tharin appliqua le dos de sa main contre la joue de Ki et se renfrogna. « Il a un peu de fièvre.
— Faim, marmonna Ki d’un ton grognon.
— Eh bien, ça, c’est bon signe ! » Tharin se redressa. « Je vais te chercher du cidre.
— Viande.
— On va débuter par du cidre et voir l’effet que ça te fait.
— Je suis désolé, reprit Ki d’une voix râpeuse aussitôt que Tharin se fut esquivé. Je n’aurais rien dû dire à propos de… lui.
— N’importe. Oublie ça. » Tobin s’assit sur le bord du lit et lui reprit la main. « C’est Frère qui t’a blessé ? »
Le regard de Ki perdit de sa netteté. « Je… je ne sais pas. Je ne me souviens pas… » Puis, tout à trac : « D’où vient que tu ne m’aies jamais rien dit ? »
Pendant un moment, Tobin se figura, épouvanté, que Ki l’avait surpris en compagnie de Lhel et d’Arkoniel, somme toute, et avait deviné son secret. Et il lui aurait déballé toute la vérité si Ki ne s’était remis à parler le premier.
« Je n’aurais pas ri, tu sais. Je sais qu’elle appartenait à ta mère. Mais même s’il s’était seulement agi d’une vieille poupée quelconque, je ne me serais moqué de toi pour rien au monde », souffla-t-il, les yeux pleins de tristesse et pressants de questions.
Tobin attacha son regard sur leurs doigts entrelacés. « Le soir où Iya t’amena chez nous, Frère me prévint par une vision. Il me fit voir de quelle manière les gens me regarderaient s’ils apprenaient que la poupée se trouvait en ma possession. » Il fit un geste désespéré. « Toi aussi, il te montra à moi, et tu… J’ai eu peur que tu ne te fasses une mauvaise opinion de moi, si tu le savais. »
Ki répliqua par un reniflement exténué. « M’imagine pas que moi j’aurais rien cru de ce qu’il montrait. » Il jeta un coup d’œil alentour, comme s’il craignait que Frère ne soit en train d’écouter, quelque part, puis chuchota : « C’est une foutue vache, non ? Je veux dire, bon, c’est ton jumeau et tout et tout, mais il a quelque chose de détraqué. » Ses doigts se resserrèrent sur ceux de Tobin. « Je ne comprenais pas, avant, pourquoi il voulait que je te l’apporte, mais maintenant… Il s’est dit qu’elle foutrait la merde entre nous, rob. Il m’a toujours détesté. »
Ça, Tobin n’allait certes pas le nier, surtout après ce qui s’était produit.
« N’empêche que je t’aurais couru après, de toute manière, dit encore Ki, d’un ton que l’on sentait profondément blessé. Pourquoi t’es-tu enfui comme ça, sans moi ? »
Tobin enferma la main de Ki dans les deux siennes. « ça ne s’est pas du tout passé comme tu l’imagines ! J’ai cru que j’avais la peste. J’ai eu peur de vous contaminer, toi, Tharin et les autres. Tout du long, jusqu’ici, l’idée qu’il était déjà trop tard n’a cessé de me terrifier, je voyais les oiseaux de mort vous clouer tous à l’intérieur du palais et. .. »
Il s’arrêta net, affolé de voir une larme rouler le long de la joue de son ami.
« Si tu avais été malade… Si tu étais parti puis mort quelque part tout seul sur la route… Je n’aurais pas pu le supporter ! balbutia Ki tout bas, d’une voix chevrotante. J’aimerais mieux mourir tout de suite que vivre avec cette pensée-là ! » Il lui étreignit la main. « Ne fais plus jamais… Plus jamais ça !
— Pardonne-moi, Ki. Je ne le ferai plus.
— Jure-le, Tob. Où tu vas, je vais, pour n’importe-quoi. Jure-le par les Quatre. »
Tobin ajusta leurs mains droites en façon de poignée guerrière. « Je le jure par les Quatre. »
Frère se trompait, songea-t-il rageusement. Ou bien il m’a menti, par méchanceté pure.
« Bon. Voilà qui est réglé. » Ki tenta de tourner la tête pour se sécher la joue mais, malgré ses efforts, n’y parvint qu’à demi. Tobin utilisa le bord du drap pour achever de l’essuyer.
« Merci, dit Ki d’un air penaud. Et alors, qu’est-ce qui s’est vraiment passé ? »
Tobin lui dit ce qu’il pouvait dire, encore qu’il n’eût pas la moindre idée sur la façon dont Ki s’était débrouillé pour trouver le chemin du campement de Lhel, Ki lui-même n’arrivant toujours pas à s’en souvenir.
« Me demande un peu ce que Vieilles Tripes molles va bien pouvoir dire de toutes ces salades.
— Te tracasse pas. J’expliquerai ce qui s’est produit. Tu n’y étais pour rien. » Son ami n’était pas encore assez bien remis pour qu’il lui parle de la lettre.
Provisoirement satisfait, Ki ferma les yeux. Tobin demeura en sa compagnie jusqu’au moment où il eut la conviction qu’il s’était rendormi. Mais lorsqu’il essaya de libérer sa main, les doigts de son vis-à-vis resserrèrent leur prise.
« J’me s’rais jamais fichu de toi, Tob, bredouilla t-il, plus endormi qu’éveillé. J’me s’rais jamais. »Une nouvelle larme suinta de sous ses cils et lui ruissela vers l’oreille.
Tobin l’essuya avec son doigt. « Je le sais.
— Me sens pas si bien. Froid… Monte dans le lit, veux bien ? »
Tobin se débarrassa de ses chaussures à grands coups de pied et grimpa s’enfouir sous les couvertures en faisant de son mieux pour ne pas trop le bousculer. Ki grommela tout bas et tourna sa figure vers lui.
Tobin le regarda dormir jusqu’à ce que ses propres paupières s’appesantissent. De sorte que si Tharin revint jamais avec son fameux cidre, eh bien, lui n’en entendit rien.
Arkoniel et Iya croisèrent Tharin dans la grande salle et apprirent la bonne nouvelle. Le jeune magicien faillit en pleurer, tant il était doublement soulagé par le fait que le gosse ait fini par sortir du sommeil et par celui qu’il ne se souvenait de rien qui risque de remettre ses jours en danger. Si c’était grâce à Frère ou à Lhel, il n’en avait cure, dans la mesure où Ki s’en tirait sain et sauf.
« M’est avis que je vais pioncer dans le pieu de Tobin, cette nuit, déclara le capitaine en se massant le bas des reins d’un air consterné. J’en ai ma claque, des fauteuils, et Tobin ne va sûrement pas accepter de délaisser Ki.
— Tu n’auras pas volé de bien te reposer, dit Iya.
Je crois bien que je vais faire la même chose. Tu montes, Arkoniel ?
— Je compte veiller encore un moment.
— Tout ira bien pour lui, désormais, fit-elle en lui adressant un sourire rassurant. Ne tarde pas trop, hein ? »
Tharin lui emboîta le pas vers l’escalier puis se retourna vers le jeune homme. « Il y a quelqu’un que les gosses appellent Frère. Tu sais de qui il s’agit ? » Arkoniel eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre. « Où diable avez-vous entendu ce nom ?
— Juste un truc qu’a dit Ki quand il a repris connaissance. Un truc à propos du frère de quelqu’un qui lui aurait donné cette poupée. Non ? » Il bâilla à se décrocher la mâchoire et se passa la main sur le menton. « Enfin… , il était encore sacrément sonné. Sa cervelle divaguait sans doute.
— Tu as sûrement raison », déclara Iya en glissant son bras sous le sien pour l’entraîner vers l’escalier. « À moins que tu n’aies entendu de travers ? Et maintenant, ouste, tu dors debout, viens vite avant de nous contraindre à te porter là-haut. »
Arkoniel attendit que la maisonnée se soit assoupie pour aller furtivement voir les garçons. Tobin s’était fourré dans le lit de Ki. Même assoupi, il avait un pauvre petit air triste, alors que Ki souriait. Pendant que le magicien les contemplait tous deux, Tobin s’agita et chercha à tâtons l’épaule de son ami, comme pour s’assurer qu’il était toujours là.
Arkoniel s’affala dans le fauteuil, de peur que ses jambes ne le trahissent. C’était toujours pire la nuit, le souvenir de ce qu’il avait fait. Et de ce qu’il avait bien failli faire.
Cent fois au cours de ces derniers jours il avait revécu cet abominable moment passé dans la forêt. Tout en se tournant et se retournant dans son lit, il revoyait Ki se diriger vers eux parmi les arbres avec son sourire toujours prêt à éclore et qui s’était épanoui sitôt qu’il avait repéré Tobin penché sur la source qui lui révélait son véritable aspect. Il le revoyait lever la main puis l’agiter à l’intention de… de qui ? Qui avait-il vu, elle ? Était-ce à elle, qu’il aurait reconnue, ou bien à lui, Arkoniel, que s’adressaient ses joyeux saluts ? Lhel avait bien vite enseveli Tobin sous une robe de fourrure, mais s’y était-elle prise assez promptement ?
D’infimes doutes subsistaient, des miettes de doute, et il s’y était cramponné, lors même qu’il levait la main pour tenir le serment fait à Rhius comme à Iya le jour même où ils avaient consenti à laisser venir au fort un autre gamin. N’avait-il pas lui-même écrit à Iya de ne jeter son dévolu que sur un enfant dont la disparition n’affecterait personne ?
Oui, il avait eu la ferme intention de tenir sa parole et de tuer Ki, mais son cœur l’avait trahi et mis le charme en échec ; il avait au tout dernier moment tenté de transformer celui-ci en un charme d’aveuglement, et, au lieu de cela, libéré une décharge tellement désaxée que Ki s’en était retrouvé projeté en l’air comme s’il ne pesait pas plus qu’une poignée de paille.
Et elle l’aurait forcément tué si Lhel n’avait été là pour lui faire rebattre le cœur à force de cajoleries. Elle s’était également fait fort de lui faire perdre tous les souvenirs qu’il pouvait garder d’avoir vu Tobin en tramant à leur place une vague mémoire de la maladie.
Que n’avaient-ils, Iya et lui, su qu’une telle chose était possible… ! se repentait le jeune magicien.
Que n’avaient-ils tous deux posé des questions, au lieu de se boursoufler d’arrogance !
Tout heureux qu’il était de la survie de Ki, Arkoniel ne pouvait cependant se dérober à la vérité ; il avait tout autant failli à ses devoirs en ne le tuant pas que trahi le gosse en essayant de le tuer.
Durant des années, il s’était gargarisé d’être différent d’Iya et de Lhel. À présent, tout semblait indiquer que ses compassions présumées n’étaient rien de plus que de la faiblesse.
Accablé de honte, il s’esquiva dans le corridor pour regagner sa chambre solitaire, abandonnant les deux innocents à une paix qu’il risquait fort de ne plus jamais connaître.