l’histoire des hommes
L’histoire est la forme que prend le temps pour forger le destin des hommes. Durant des milliards d’années, le temps coule sans les hommes et il constitue à partir du big bang un univers qui n’a presque aucune réalité puisqu’il n’y a personne pour le penser. Les hommes surgissent. Ils sortent de la matière – et ils se mettent à penser. Pour le meilleur ou pour le pire, ils prennent le relais de Dieu à la tête des affaires. Et, aussitôt, de la tête aux pieds, ils sont plongés dans l’histoire. Regardez : ils sont dedans jusqu’au cou.
Il y a, en vérité, deux histoires distinctes. D’abord l’histoire de l’univers en train de se faire et que Dieu seul peut connaître. Et puis l’histoire organisée et racontée par la pensée des hommes. Dans la suite des événements qui s’enchaînent et se bousculent au sein d’une multiplicité et d’une complexité croissantes, les hommes effectuent un tri et un classement plus ou moins arbitraires. Et ils composent des récits qui ne coïncident pas toujours entre eux et qu’ils appellent l’histoire.
Que se passe-t-il dans cette histoire qui n’est jamais totale, ou qui ne l’est que pour Dieu – si (refrain) il existe ? Des sociétés se constituent, des conflits éclatent sans cesse et un peu partout, des empires naissent et meurent, des découvertes se succèdent, de grandes choses se font, les lumières se répandent, les idées évoluent, les mœurs se transforment, le climat se modifie, tout ne cesse jamais de bouger et de rester semblable à travers les changements. Le mot fameux du Guépard – « Il faut que tout change pour que tout reste pareil » – ne s’applique pas seulement au prince Salina et à l’aristocratie sicilienne : il s’applique à l’histoire.
Des théories s’édifient. D’Hérodote, de Thucydide, de Tite-Live, de Tacite, d’Ibn Khaldun à Gibbon et à Michelet, de grands esprits cherchent à comprendre le destin caché des hommes. Pour Marx, la réalité est économique et sociale. Pour Freud, le rôle du sexe est déterminant. Spengler croit que les cultures vieillissent et déclinent comme les personnes. Toynbee voit la clé de l’affaire dans un défi – a challenge – que se lanceraient les hommes. Fukuyama s’imagine que l’histoire se termine sous nos yeux. Huntington parle d’un choc des civilisations. Chaque époque a ses perspectives, ses illusions, ses coups de génie, ses craintes et ses espérances.
Montaigne est le meilleur des historiens quand il voit dans le monde une « branloire pérenne ». S’il y a une leçon de l’histoire, c’est que tout passe sous le soleil et que tout continue. Il n’est rien d’assuré dans l’histoire des hommes. Rien n’est jamais acquis pour toujours. Les institutions, les systèmes, les doctrines, les hommes passent leur temps à s’élever et à être abaissés. C’est le sort des empires, des religions, des amours et des ambitions.
On dirait que l’histoire se résume à une lutte entre les forts et les faibles. Les forts, naturellement, l’emportent sur les faibles. Dieu, comme chacun sait, est du côté des vainqueurs. Mais, en fin de compte, par une ruse constante de l’histoire, ce sont les plus faibles qui deviennent les plus forts. Les maîtres règnent, les tyrans exterminent, les orgueilleux tiennent le haut du pavé. Et partout, à la longue, les esclaves l’emportent sur les maîtres, les peuples sur les tyrans, les humbles sur les orgueilleux. Le secret foudroyant et consolant de notre monde est, sinon que les plus faibles gagnent à tous les coups, du moins que les plus forts finissent toujours par perdre. C’est la règle. C’est la loi.
Pour ne prendre que quelques exemples éclatants et récents, les Chaldéens, les Assyriens, les Mèdes et les Perses s’imposent tour à tour avant de se détruire les uns les autres, les Grecs anciens le cèdent aux Romains, l’Empire romain est envahi par les Barbares, l’Empire byzantin est vaincu par les Turcs, la Sublime Porte victorieuse ne tardera pas beaucoup à s’effondrer à son tour, le Saint Empire romain se défait, l’Espagne, l’Angleterre, la France triomphent avant de décliner, l’Allemagne national-socialiste et la Russie communiste semblent, aux yeux de leurs partisans, de leurs victimes et même de leurs adversaires, installées pour mille ans et elles disparaissent assez vite, l’une après l’autre, dans le néant. Il n’est pas sorcier de prédire, à contre-courant de l’opinion générale, que les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Brésil, le monde musulman n’occupent ou n’occuperont une place prédominante que pour reculer comme leurs prédécesseurs. Ce n’est qu’une question de dates et de temps. Nous ne verrons peut-être pas, nous autres, les vivants, la résurrection d’une Afrique noire, mère de l’histoire et aujourd’hui malheureuse. Mais son retour triomphal au premier rang du monde est inscrit avec certitude dans un avenir plus ou moins lointain. À la fin, il y aura un monde unifié où les races auront disparu dans une préhistoire évanouie, il y aura un autre monde dont personne ne peut rien dire.
Rien, sinon que, dans leur vie publique comme dans leur vie privée, les hommes n’ont régné, ne règnent, ne régneront que pour être abattus. Par la mort pour les individus. Par l’histoire pour les peuples. Et il n’y a pas d’exception. Princes, consuls, pharaons, rois, empereurs, tsars, califes et sultans, rajahs et nizams, chefs rebelles ou populaires, puissants de tout poil, tous finissent comme la statue colossale de Ramsès II qui mesurait près de vingt mètres de haut et pesait quelque mille tonnes et dont les débris gigantesques jonchent la cour d’entrée du Ramesseum de cette Thèbes aux cent portes que nous appelons Louxor.