le fil du labyrinthe
Grand et fort, de santé médiocre, fils tranquille et soumis d’un médecin considéré et honorablement connu à l’époque, bon père, bon époux, plutôt conformiste, cet apôtre de la révolution la plus décisive des temps modernes passait, dans sa jeunesse, pour une tête en l’air. « Vous ne vous souciez que de la chasse, des chiens et des rats, grondait son père, le médecin. Vous serez une honte pour votre famille et pour vous-même ! » La tête en l’air, qui suit à Oxford quelques cours de botanique, se prépare à devenir pasteur quand une chance imprévue s’offre à elle : on lui propose de partir, au titre d’homme de compagnie du capitaine Robert Fitz-Roy, âgé de vingt-six ans et au caractère difficile, pour un très long voyage d’étude. Il accepte. Il embarque sur le Beagle qui, le 27 décembre 1831, « après avoir été plusieurs fois rejeté vers les rivages par de lourdes rafales de vent du sud-ouest », lève l’ancre à Plymouth pour un tour du monde de cinq ans. Le 2 octobre 1836, le Beagle est de retour à Falmouth.
Tout au long de cette navigation de cinq ans, au Brésil, en Argentine, aux îles Falkland, à la Terre de Feu, au Chili, aux îles Galapagos d’où il ramène toute une série de pinsons, en Australie aux îles Cocos, à l’île Maurice, en Afrique du Sud, il recueille des informations, il accumule des observations, il amasse des découvertes – et il contracte une fièvre qui ne le quittera plus jamais. Un quart de siècle plus tard, après avoir lu Malthus, qui soutient que les hommes sont trop nombreux sur la Terre parce que la population croît selon une progression géométrique – 1, 2, 4, 8, 16, 32… – alors que les moyens de subsistance augmentent selon une progression arithmétique – 1, 2, 3, 4, 5, 6… –, et épousé sa cousine Emma qui lui donnera dix enfants, il publie à Londres, le 24 novembre 1859, De l’origine des espèces qui connaît un succès inouï : tirée à mille deux cent cinquante exemplaires, la première édition est épuisée dans la journée. Le succès prend aussitôt l’allure d’un scandale sans précédent. Vingt-trois ans plus tard, la tête en l’air sera enterrée, aux côtés d’Isaac Newton, à l’abbaye de Westminster.
Que dit l’auteur de cette bombe ? Il affirme que toutes les espèces vivantes descendent d’un ancêtre commun et qu’une sélection naturelle, inspirée de Malthus, élimine les moins adaptés. Non seulement tous les hommes sont frères, mais tous les êtres vivants sont cousins et partagent la même origine, d’une effroyable modestie. Darwin se garde bien d’évoquer dans son ouvrage la parenté entre l’homme et le singe. Mais nul ne s’y trompe. Le livre de Darwin tisse des liens étroits entre l’humanité et le règne animal, entre les singes et les hommes, et il heurte les sentiments d’une immense majorité de lecteurs.
En juin 1860, sept mois après la parution de son livre, un débat historique se déroule à Oxford devant sept cents personnes. D’un côté, le féroce évêque d’Oxford, Samuel Wilberforce ; de l’autre, un fervent partisan de l’évolution, le physiologiste et embryologiste Thomas Huxley, surnommé « le bouledogue de Darwin », grand-père de deux frères illustres : Julian Huxley, biologiste, professeur de zoologie, premier directeur général de l’Unesco, et Aldous Huxley, romancier et essayiste, auteur, au scepticisme corrosif et paradoxal, influencé sur le tard par le bouddhisme et par l’Inde, de toute une série de chefs-d’œuvre étourdissants, parmi lesquels Contrepoint et Le Meilleur des mondes.
Un dialogue célèbre, déjà saisi par la légende, qui l’a sans doute embelli, s’instaure entre Wilberforce et Huxley. L’évêque demande au partisan de Darwin si c’est par son grand-père ou par sa grand-mère qu’il entend descendre du singe. Et Thomas Huxley lui réplique qu’il préfère de loin avoir un singe pour ancêtre plutôt qu’un évêque imbécile qui refuse de regarder la vérité en face.
C’est que, beaucoup plus que les systèmes de Copernic ou de Newton, le transformisme et la théorie de l’évolution constituent une révolution aux conséquences meurtrières pour la religion et la foi. L’homme n’est plus créé par un Dieu qui le façonne à son image : il sort d’un processus sans volonté extérieure et sans cause, sans aucune finalité et dépourvu du moindre sens qui lui serait imposé du dehors. Déjà chassé du centre de l’univers, le voilà dépouillé de sa couronne de fleuron suprême de la création. Il est à l’image de ces singes dont il est le cousin plutôt qu’à celle d’un Dieu dont il n’est plus le fils. Si Darwin a raison, à quel stade d’une évolution qui s’étend sur des millions d’années une âme d’origine divine aurait-elle pu être introduite dans le corps de ces hommes qui sortent d’animaux qui sortent eux-mêmes de plantes qui sortent elles-mêmes de bactéries ? Nous sommes des primates, des oiseaux, des poissons, des arbres, des algues, des bactéries, de la poussière d’étoiles. Où pourrait bien se glisser le péché originel ? Si les singes et nous, les chiens et les chats, les tigres, les éléphants, les tortues et les éponges, les algues et les bactéries avons tous une source commune, Dieu a-t-il encore un rôle dans l’évolution de la vie ? Occupe-t-il encore une place dans ce monde livré à lui-même ?
Au moment où l’homme découvre l’humilité de ses origines, l’orgueil l’envahit : la théorie de l’évolution a rendu Dieu superflu.