dans le creux de la main
Dans cet univers inépuisable et assez peu vraisemblable, les hommes ne se contentent pas de se reproduire et de mourir comme tous les êtres vivants. Ils font beaucoup d’autres choses – mais, d’abord et avant tout, ils pensent.
C’est quoi, penser ? C’est se faire une idée de soi-même et du monde autour de soi. Qui se fait une telle idée ? Seul, autant que nous le sachions, dans l’immensité de l’univers, un individu minuscule jusqu’à l’inexistence : moi – c’est-à-dire nous. Il y a plus de distance entre l’univers et l’homme en train de le penser qu’entre un grain de sable et l’océan. Mais le grain de sable, qui est moins que rien, est capable – miracle inouï – de se penser lui-même et de penser le tout.
L’homme se sert de son cerveau qui est situé dans son corps. Le corps est une mécanique, c’est une affaire entendue. Dès 1687, au temps de Louis XIV, le philosophe Leibniz, celui qui posait la question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose au lieu de rien ? », écrit à Arnauld : « J’accorde que dans toute la nature corporelle il n’y a que des machines. » Il n’est pas exclu qu’on puisse exprimer la pensée sous forme d’équations et il est impossible de penser dès que le corps a cessé de vivre. Il reste qu’il y a entre la pensée de l’individu, sa tête, son crâne, son cerveau, ses neurones et l’univers jusqu’au big bang, jusqu’aux plus lointaines galaxies comme une secrète connivence. On ne se lassera pas de répéter la formule d’Einstein déjà apparue dans ces pages : « Ce qu’il y a de plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible. »
Leibniz, encore Leibniz, soutenait que le monde était composé d’atomes d’énergie imperceptibles et indestructibles qu’il avait baptisés monades. Le propre de chaque monade était de refléter l’univers tout entier qui était donc présent en chacun de ses points. Dans le système de Leibniz, la connexion qui avait tant frappé Einstein entre l’univers et notre pensée était établie d’entrée de jeu.
Il est possible – probable ? – que le monde soit traversé par des courants qui tissent des liens encore mystérieux entre ses composantes. Il y a déjà trois quarts de siècle une expérience fameuse, appelée, d’après les initiales de ses auteurs, le « paradoxe EPR » et à laquelle Einstein – le E de EPR – s’était intéressé avec méfiance, montrait que deux particules, par exemple de lumière, issues d’une même source restent dépendantes l’une de l’autre, reliées l’une à l’autre et en contact permanent quelle que soit la distance qui les sépare.
Tant dans l’infiniment grand que dans l’infiniment petit se manifeste ce qui a été appelé « l’indivisibilité quantique ». « Aucun homme n’est une île, complet en soi-même, écrivait John Donne il y a quelque quatre cents ans. Chaque être humain est une partie du continent, une partie du tout. Ne demande jamais pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. » Un ordre global règne dans ce monde où chaque partie contient le tout et où le tout reflète chaque partie. L’univers est un système dont les éléments sont liés les uns aux autres. Nous partageons avec tout ce qui existe une longue histoire commune ; nous sommes, comme tout le reste, de la poussière d’étoiles ; les iguanes, les chauves-souris, les bruyères, les sapins dans les montagnes sont nos parents plus ou moins proches ; et, selon la formule de William Blake, « chaque homme tient l’infini dans le creux de sa main ».