un monde inépuisable
Du haut de la mer de Glace, Monsieur Perrichon, chez Labiche, l’avait déjà remarqué : l’homme est tout petit et le monde est très grand. L’histoire, la vie, l’univers sont inépuisables.
Tout au début, au big bang, notre tout est encore presque rien : il est minuscule, plus petit qu’une tête d’épingle, qu’un grain de sable, qu’une poussière invisible à l’œil nu. Mais il y a déjà du gigantesque en lui : la température, la densité, l’énergie. Et tout l’avenir du monde. Le chêne est déjà dans le gland. L’être humain tout entier est déjà dans l’enfant, dans le fœtus, dans la rencontre du spermatozoïde et de l’ovule. Et l’invention de l’écriture, les conquêtes d’Alexandre, la fin de l’Empire romain, la destruction de Bagdad par les Mongols d’Hulagu, la prise de la Bastille, la révolution russe, la chute du mur de Berlin, et vous et moi sommes déjà dans le big bang.
Dix milliards d’années après le big bang, quand, pour une raison ou pour une autre, la vie surgit sur la Terre, l’univers est déjà immense. Les galaxies se sont éloignées les unes des autres et dans un coin perdu de l’une de ces galaxies naissent coup sur coup ces choses familières et étranges : la vie, les différentes espèces, les primates, les hommes, la pensée.
Dès que l’homme apparaît, il y a quelques centaines de milliers d’années à peine, la complexité du tout fait un bond prodigieux. Les sentiments, la mémoire, l’imagination, la pensée, plus tard la parole, plus tard encore l’écriture et l’électronique multiplient indéfiniment les formes diverses de la réalité. Les livres sont innombrables, mais en nombre limité. Les paroles sont presque illimitées, les sentiments des êtres humains et leurs songes le sont tout à fait.
Il y a toujours plus dans le monde que tout ce que vous pouvez imaginer. Plus d’espace autour de vous toujours en train de s’augmenter, plus de temps derrière vous et aussi devant vous, plus d’étoiles dans le ciel, plus de vie passée et future, plus de passions et plus de rêves dans le cœur des humains. Les créateurs, même de génie, ressentent ce décalage avec un mélange d’orgueil et de désespoir. Quand Léonard peint La Joconde, quand Mozart achève Don Juan, quand Dante écrit La Divine Comédie, ils savent, bien sûr, qu’ils sont en train d’ajouter à la création un chef-d’œuvre qui traversera les temps. Mais ils savent aussi qu’ils ne laissent derrière eux, quelque sublimes qu’ils puissent être, qu’un tableau, qu’un opéra, qu’un livre de plus parmi beaucoup d’autres.