bains de mer
Autant l’avouer tout de suite. Il y a quelque chose d’un peu risible, et peut-être d’un peu poseur, qui m’a donné de grands bonheurs : c’était de nager dans la mer. Je sais : j’ai eu de la chance. J’ai nagé dans beaucoup de mers de notre vieille planète. J’ai nagé sous le Pain de Sucre, à Rio de Janeiro, à l’ombre du Corcovado et de son Christ géant, et le long des plages de Copacabana et d’Ipanema, encore vierge, en ce temps-là, de toute habitation. À Bahia de tous les saints, cher au grand Jorge Amado, à Recife, à Carthagène. J’ai nagé au Mexique, à Cancun, à Acapulco, à Careyes. En Floride, en Californie, à Big Sur, hanté par Miller, Hemingway et Kerouac, et à Santa Barbara. À Tahiti et à Bora Bora, à Phuket et à Bali. J’ai surtout nagé en Méditerranée.
Si j’ai aimé quelque chose dans mon passage parmi vous, et si long et si bref, c’est la Méditerranée. Quelques-uns des plus beaux souvenirs de ma vie sont liés à la mer des dieux, d’Homère et de la Sérénissime. J’ai nagé à Venise, au Lido, à Dubrovnik, à Hvar, à Korcula, à Mljet qui est une île avec un lac et une île dans le lac, à Capri, à Sant’Agata sui Due Golfi, à Amalfi, dans les eaux d’Ithaque et de Corfou, dans les Sporades du Nord et du Sud, à Rhodes, à Chypre, à Saint-Jean-d’Acre et à Carthage. J’ai nagé en Corse qui est la plus belle île de la Méditerranée, à Porto, à Girolata, au milieu des îles Lavezzi et dans la baie de Saint-Florent.
Je me souviens d’un bain sous les grands arbres de Skyathos, dans les Sporades du Nord, où la femme que j’aimais avait été piquée par une guêpe, d’un autre à Pedi, riche en chèvres, dans le Dodécanèse, où les maisons étaient bleues et où l’anse était si fermée qu’on croyait nager dans un lac, d’un autre encore, en face de Kas, sur la côte turque, au large du petit port de Castellorizo, la plus méridionale des îles grecques, où une grotte célèbre abrite des phoques destinés aux touristes et où, disposées en rond, les maisons peintes en bleu, en vert, en rose pâle ou en ocre constituent le plus ravissant de tous les théâtres marins.
Je me souviens…, je me souviens… Je me souviens d’un bain entre trois rochers dans la baie de Fethyie qui est d’une beauté à couper le souffle, d’un autre dans la baie de Kekova où un olivier très rond près d’une chapelle en ruine m’avait rendu presque fou de bonheur, d’un autre encore et sans fin au creux d’une anse d’Ithaque qu’Ulysse venait de quitter et où il n’allait pas tarder à revenir.
Il paraît que plus de 90 % de la vie de la planète s’est déroulée dans l’eau. Il m’en restait peut-être quelque chose. Ce qu’il y avait de bien dans ces bains, dans cette mer, dans ces oliviers et ces pins qui tombaient des montagnes, c’est que toute pensée et presque tout sentiment, excepté le bonheur, en étaient expulsés. J’étais un fragment du paysage, au même titre que les rochers, que les chênes verts sur le rivage, que l’eau où j’étais plongé. J’étais là. J’étais au monde. Et je ne pensais à rien entre le ciel et la mer.