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Chaque fois c’étaient les cris qui le tiraient du sommeil. Alors il se réveillait, trempé de sueur, mais le pire était qu’il continuait de rêver, les yeux grands ouverts, parfaitement conscient. Les images ne pâlissaient même pas avec les années ; au contraire, elles devenaient de plus en plus intenses. La petite fille sortait de la maison en hurlant, sa robe en feu, avant qu’une balle lui pénètre le visage.
Tard dans la nuit, l’unité spéciale dont il avait le commandement avait repoussé les Chemises rouges dans une ferme au sud du lac de Garde et encerclé le bâtiment. Il avait assez d’hommes pour les empêcher de fuir, mais pas assez pour les obliger à se rendre. Comme il n’avait pas voulu tenter un assaut à cause de la femme et de la petite fille à l’intérieur, il avait envoyé un de ses soldats au quartier général tout proche pour demander des instructions.
Il avait cru que compte tenu de leur nette supériorité numérique, les Chemises rouges se rendraient. Il ne savait pas trop ce qu’il adviendrait d’eux par la suite, car l’armée impériale ne connaissait pas souvent le pardon pour les francs-tireurs de Garibaldi, mais au moins, la mère et l’enfant seraient épargnées. Il ne pouvait pas faire mieux. Quelques prisonniers ou exécutions supplémentaires ne changeraient pas le cours de l’histoire. Deux jours plus tôt, les Autrichiens avaient été battus à plate couture à Solferino et tout le monde savait qu’ils avaient perdu la guerre. Néanmoins, ce n’était pas à lui de décider le retrait. Il n’avait aucune marge de manœuvre.
Les renforts, un détachement de dragons de Linz, arrivèrent à l’aube : il s’agissait de deux douzaines de cavaliers aux uniformes en lambeaux, menés par un certain lieutenant Kurtz qui prit aussitôt le commandement. Kurtz refusa de négocier. Pour commencer, ses hommes mirent le feu à la toiture, puis ils tirèrent sur les rebelles qui tentaient de s’échapper. À la fin, ils tuèrent la femme et la petite fille.
Le tribunal militaire qui le condamna trois mois plus tard pour insubordination – il avait donné un coup de poing au lieutenant Kurtz – se contenta de le dégrader. On ne l’avait pas radié de l’armée parce qu’on avait encore besoin de ses services pour des missions spéciales, des missions qu’il exécutait la plupart du temps seul.
À Vérone, il avait tué un homme qui fabriquait du mercure détonant dans sa cave. À Bad Ems, il avait dérobé des documents dans la chambre d’un général prussien. À Saint-Pétersbourg, il avait éliminé un attaché d’ambassade qui s’apprêtait à vendre des secrets aux Russes. Sa hiérarchie appréciait l’habileté avec laquelle il exécutait ses missions. Et il avait constaté que plus une opération paraissait risquée et impossible, plus elle l’attirait. En outre, il avait toujours un compte à régler avec l’armée autrichienne.
Depuis quelques années, son nom, pareil à l’adresse d’un grand restaurant, courait dans les casinos fréquentés par les officiers. Sans doute était-ce pourquoi le colonel Hölzl avait fait irruption chez lui à Grinzing, dans la banlieue de Vienne, deux semaines auparavant. Il l’avait écouté sans sourciller et, après un bref instant de réflexion, avait accepté son offre. C’était l’occasion qu’il attendait.
Il se tourna sur le côté, chercha les allumettes à tâtons en maugréant et alluma la lampe à pétrole posée sur la table de chevet. Ensuite il se leva et s’avança vers la fenêtre pour fumer une cigarette. Il se sentit soulagé quand les images dans son esprit commencèrent à s’estomper. Il aimait beaucoup ce petit appartement au rez-de-chaussée, une simple pièce avec cuisine qui donnait sur la fondamenta degli Incurabili. À cette heure de la nuit, on ne voyait rien. Mais en plein jour, il pouvait admirer le canal de la Giudecca avec ses voiliers et ses bateaux à vapeur. Quel dommage qu’il dût déjà partir dans une bonne semaine !
Sans doute, pensa-t-il, l’avaient-ils attendu sur le quai et ne l’avaient-ils pas quitté des yeux à son arrivée, la veille. Ils connaissaient le numéro du wagon et du compartiment. En outre, il n’était pas difficile à reconnaître avec son crêpe noir et son Giornale di Verona sous le bras. Ils l’avaient observé pendant qu’il négociait avec les bagagistes, puis une demi-heure plus tard, alors qu’il confiait son bien à deux hommes en noir venus exprès de San Michele. Vu la nature de la marchandise, il ne pouvait pas la laisser à la gare durant une nuit. C’est pourquoi il l’avait aussitôt expédiée sur l’île des morts.
Dès qu’elle fut chargée sur la gondole, un homme s’était approché de lui en traînant la jambe. Il lui avait adressé la parole, présenté ses condoléances pour la mort de son père, puis proposé un logement. Pendant un court instant, il avait craint d’avoir à prononcer un mot de passe inconnu. Il avait répondu qu’il acceptait volontiers l’appartement et, à son grand soulagement, le boiteux avait eu l’air satisfait.
Pendant le trajet, ils avaient échangé quelques politesses. L’autre n’avait rien lâché, ni sur l’importance de leur groupe, ni sur la date et le lieu de l’explosion. Il avait simplement dit que l’enterrement était prévu pour le lendemain et qu’ils n’avaient pas besoin de lui pour mettre à l’abri le contenu du cercueil. Néanmoins, il le saurait bientôt – assez tôt pour mettre la police vénitienne sur la voie. Quoique cela ne fût d’ailleurs peut-être pas nécessaire vu son excellente réputation. Le colonel Hölzl s’était dit persuadé que la garde civile ne préviendrait pas la Kommandantur. Elle s’efforcerait sans doute de tuer la bête sans aide extérieure. Comment résister à la tentation de s’approprier la peau de l’ours aux dépens de l’armée ?
Des pas durs, à la cadence militaire, se firent entendre. Ses yeux s’étant habitués à l’obscurité, il distingua deux silhouettes et supposa qu’il s’agissait de chasseurs croates venant de la caserne toute proche et patrouillant sur la fondamenta degli Incurabili. Il recula par réflexe, bien que les soldats n’eussent rien vu qu’un insomniaque en train de fumer une cigarette à sa fenêtre.
Il avait passé la journée à errer sans but à travers la ville et à se perdre dans le labyrinthe des petites calli et salizade où un individu familier des lieux pouvait aisément disparaître sans laisser de trace. À midi, il avait grignoté un morceau au café Florian et s’était ensuite mêlé à la foule sur la place Saint-Marc. Il s’était arrêté devant la tribune qu’on installait en vue de l’arrivée de l’empereur et avait jeté un regard professionnel sur les toits d’en face. On pouvait tirer d’au moins une douzaine d’endroits différents. La distance n’était pas un obstacle – surtout avec l’arme qu’il utiliserait. La seule difficulté consistait à trouver un chemin pour s’enfuir. Par chance, il avait une bonne semaine pour cela. L’essentiel était de bien connaître les lieux. Il apprendrait l’heure le lundi suivant. Il suffirait alors d’appuyer sur la détente au bon moment et, ensuite, de prendre la poudre d’escampette. Plus tard, le colonel Hölzl aurait des comptes à rendre, mais c’était le cadet de ses soucis.
Il tira une dernière fois sur sa cigarette, la jeta par la fenêtre et observa l’arc de cercle dessiné par la pointe incandescente avant qu’elle atterrisse sur le quai dans un jaillissement d’étincelles. Alors il referma les battants et se recoucha. Quelques minutes plus tard, il dormait.