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Onze heures venaient de sonner quand Boldù traversa le campo San Vidal et gravit les marches du pont de l’Académie à pas lents. Il était en retard, mais s’en moquait : le colonel Hölzl n’avait qu’à attendre. Il s’arrêta sur le pont. Une odeur de terre émanait des jardins du palais Franchetti. Le ciel sans nuages ressemblait à une pièce de velours noir parsemé d’étoiles. Une gondole s’approcha, disparut sous le pont et resurgit de l’autre côté. Dans la lumière de la lune, la veste blanche du gondolier tranchait sur l’eau couleur d’ardoise.

Boldù posa le coude sur le parapet en fonte, fit un tube avec ses doigts et regarda à travers comme s’il s’agissait d’une lunette de visée. Quand la gondole se trouva à une centaine de mètres, il plia sans le vouloir l’index droit. C’était à peu près la distance entre le toit du palais royal et la tribune où l’empereur se tiendrait le jeudi suivant. Avec le fusil qu’il lui réservait, ce serait un jeu d’enfant.

Il n’en revenait pas que, jusqu’à présent, tout se soit déroulé sans accroc. L’opération dans le train, son jeu de piste avec la police et même l’élimination impromptue de Ziani, tout lui avait réussi avec une déroutante facilité. La mort de Ziani avait bien entendu fait l’effet d’une bombe. Ou plutôt (car il était maintenant passé maître dans l’art de la pyrotechnie) l’effet d’un canon à paroi résistante, rempli de bombes pleines de poudre noire.

Ils étaient en train de préparer des mortiers pour le bouquet final quand Zorzi avait surgi sur le Patna, pâle comme un linge, et leur avait annoncé la mort de leur camarade. De toute évidence, personne ne le soupçonnait. Ils semblaient croire le meurtre lié à une affaire conclue peu de temps auparavant. Boldù ignorait de quoi il s’agissait. Cependant, il supposait qu’il devait y avoir un rapport avec le collier en or retrouvé dans l’appartement et que les deux autres compères étaient eux aussi mêlés à cette histoire.

Il fabriquait en leur compagnie des fusées ordinaires, des comètes, des marrons d’air et des pots à feu depuis presque une semaine. Cependant, leur conversation s’était pour ainsi dire réduite aux chandelles, aux mèches et aux serpenteaux ; ils avaient à peine abordé la politique. Bien sûr, ils n’aimaient pas l’empereur, ils ne pouvaient pas s’en cacher. Mais pouvait-on pour autant parler de… conspirateurs ? Même en admettant qu’il s’agît d’une conspiration d’un genre particulier ? Non. Ils lui faisaient plutôt l’effet de jeunes aventuriers intrépides. La sombre affaire dans laquelle Ziani et eux étaient impliqués renforçait encore cette impression. De ce fait, Boldù avait décidé de les laisser s’enfuir si jamais il parvenait, d’une manière ou d’une autre, à déjouer leur plan.

Et Zorzi, qui avait désormais pris la direction des opérations ? Boldù ne savait toujours pas que penser de lui. Il était noble, cela ne faisait aucun doute. Grand, maigre, peut-être un ancien officier. Seulement, dans quelle armée pouvait-il bien avoir servi ? Chez les Autrichiens ? Peu probable. Chez les Piémontais ? Un léger accent ne se mêlait-il pas à son vénitien ? En principe, pensa Boldù, Zorzi aurait dû lui être sympathique ; pourtant, c’était tout le contraire. Du reste, il avait le sentiment que cette antipathie était réciproque.

Il avait beaucoup réfléchi aux raisons qui avaient pu pousser ces quatre individus à s’associer dans une telle entreprise. Naturellement, il ne pouvait pas le leur demander, parler politique était exclu. Et si Turin se cachait derrière tout cela ? Victor-Emmanuel II n’avait aucun intérêt à un attentat réel contre l’empereur ; les têtes couronnées de l’Europe ne s’étripaient pas. En revanche, une manifestation pleine de poésie en faveur de l’unité italienne, une action non violente qui ne pourrait servir de prétexte à aucune répression massive de la part de l’armée autrichienne, avait de quoi lui plaire. Il était sans doute prêt à débourser une belle somme pour un tel spectacle. Les complices n’agissaient-ils donc que pour l’argent ? Ce n’était pas exclu non plus.

La dernière fois qu’il avait rencontré le colonel Hölzl, le ciel était couvert. On distinguait à peine l’extrémité de son bras. Ce soir-là au contraire, la lune plongeait Venise dans une froide pénombre. Le campo Santa Margherita, déjà grand en soi, lui parut immense. Le chef du contre-espionnage de Vérone se tenait immobile sur le côté sud de la Scuola dei Varoteri. Seule sa tête oscillait avec lenteur de gauche à droite. Selon toute vraisemblance, il ne voulait pas se laisser surprendre une seconde fois.

En s’approchant, Boldù faillit éclater de rire. On aurait dit un acteur interprétant le rôle d’un espion dans une pièce de théâtre amateur. Il avait revêtu une pèlerine, un châle qui lui remontait jusqu’à la lèvre inférieure et un chapeau mou qui lui cachait la moitié du visage. Le première patrouille venue l’interpellerait sur-le-champ et il aurait du mal à la convaincre qu’il était officier de l’armée impériale.

Hölzl se contenta de le saluer d’un hochement de la tête. Sans perdre de temps en circonlocutions, Boldù annonça :

— Ziani a été assassiné.

Sous son couvre-chef, le colonel tressaillit.

— On l’a retrouvé mort dans son appartement hier après-midi, poursuivit l’agent double avec jubilation.

Hölzl s’était déjà repris.

— Vous savez qui a fait le coup ?

Boldù secoua la tête. Il avait longuement réfléchi à cette question et en était arrivé à la conclusion qu’il valait mieux ne pas entrer dans les détails. Les circonstances précises de la mort de Ziani troubleraient le colonel de façon inutile.

— Il était impliqué dans une histoire d’escroquerie, se contenta-t-il de répondre. Peut-être a-t-il été tué par l’homme qu’il avait berné. On n’en sait pas plus.

Le colonel alla droit à l’essentiel.

— L’opération est-elle annulée ?

— Non, ils veulent continuer. Même sans lui.

— Qu’en est-il du télégramme de Turin ?

— On dirait que Ziani l’a détruit. Par ailleurs, il semble n’en avoir parlé à personne.

— Pas de regards méfiants ? De questions indirectes ?

— Ils ne se doutent de rien.

— Dans ce cas, sa mort doit être due à un malheureux hasard, dit Hölzl.

Boldù ne pouvait que lui donner raison. Il sourit.

— Je partage votre avis.

— Savez-vous où en est l’enquête ?

— Le commissaire Tron a réagi comme on pouvait s’y attendre. Il est allé à San Michele ouvrir la tombe.

— Qui vous l’a dit ?

— Un fossoyeur m’a raconté qu’on avait retourné la terre pendant la nuit. Il ne peut s’agir que de la police.

— Un cercueil vide ne va pas les mener bien loin.

— Si ! répliqua Boldù. Probablement supposeront-ils qu’on a voulu introduire de la marchandise en fraude.

— Oui, mais ils ne peuvent pas savoir de quoi il s’agit.

Boldù avait aussi réfléchi à ce point. La rapidité de la police l’impressionnait. Ce commissaire Tron possédait une remarquable intelligence. Sans doute avait-il entrepris ce que lui-même aurait fait à sa place.

— Cela dépend de l’emballage, déclara-t-il.

Le colonel fronça les sourcils.

— Vous voulez dire qu’il restait peut-être de la poudre au fond du cercueil ?

— Oui. Et je suppose qu’ils l’ont aussitôt analysée.

— Donc, ils savent qu’il s’agit de poudre explosive. Néanmoins, comment peuvent-ils remonter jusqu’au groupe ?

— Ils sont déjà en route, expliqua Boldù. L’un d’eux, un certain Zorzi, a raconté qu’il avait reçu la visite du commissaire.

— Continuez.

— Ils ont retrouvé une bobine de mèches dans l’appartement de Ziani et ont donc aussitôt fait le rapprochement avec la poudre dans le cercueil.

Le colonel émit un petit sifflement.

— Cela signifie qu’ils savent que Ziani était mêlé au projet d’attentat ?

Boldù hocha la tête.

— J’ignore comment ils ont déniché Zorzi, mais à présent, ils vont à coup sûr le suivre à la trace.

— Que se passera-t-il si la police traîne ? Nous n’avons plus beaucoup de temps. Il faut que les conspirateurs soient sous les verrous mardi matin au plus tard.

Boldù se tut un instant.

— Si Tron ne progresse pas, je lui enverrai une lettre anonyme. De toute façon, il ne l’évoquera jamais dans son rapport.

— Vous croyez qu’il passera un tel indice sous silence pour qu’on attribue le succès de l’enquête à son flair ?

— Bien entendu ! Je préférerais toutefois ne pas être obligé de recourir à de tels stratagèmes.

— Vous êtes sûr que Tron ne confiera pas l’affaire à la Kommandantur ?

Boldù hocha la tête.

— Sûr et certain.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? insista Hölzl en le dévisageant d’un regard sceptique.

C’était une bonne question, reconnut Boldù. Dans les jours précédents, il s’était efforcé de cerner la personnalité du commissaire. Il en était ainsi arrivé à la conclusion qu’il ne vivait que pour son travail et se ferait une joie de ridiculiser les autorités militaires.

— Ce Tron est dévoré par l’ambition, décréta-t-il. Je suis persuadé qu’il travaille sur cette enquête du matin au soir.