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Comme d’habitude, le cabinet de travail de la princesse, au rez-de-chaussée du palais Balbi-Valier, produisait sur Tron l’effet d’un décor de théâtre : l’énorme bureau, la desserte à portée de main, les étagères recouvertes de livres de comptes à la reliure en peau de porc, le coffre-fort massif résistant au feu et, avant tout, sur le mur du fond, le planisphère où de petits drapeaux rouges figurant ses relations commerciales laissaient imaginer les immenses sommes d’argent qui affluaient de toutes les régions du monde, étaient stockées dans ce coffre, puis réinvesties ailleurs.
La princesse elle-même, une patronne sévère arborant un chignon, trônait dans un fauteuil majestueux. Deux mèches blondes, qui s’étaient échappées de sa coiffure, retombaient cependant sur sa tempe en boucles charmantes et lui donnaient, sans qu’elle le veuille, un air sensuel. Depuis quelque temps, elle se servait en outre d’un élégant fume-cigarette, la dernière mode à Paris. Comme les pieds de la chaise réservée aux visiteurs étaient raccourcis, il fallait lever le regard vers elle. Un entretien dans ces conditions, constata Tron avec amusement, exigeait une solide confiance en soi. Cela faisait vingt minutes qu’il lui parlait, la tête penchée en arrière.
Elle l’observait à présent avec une mine surprise.
— Spaur et Toggenburg se sont rendus chez Crenneville ensemble ? Pourtant, ils ne se supportent pas !
Le commissaire lui donna raison.
— Le commandant de place a insisté pour que Spaur l’accompagne au palais royal. Le baron suppose qu’il voulait lui prouver son innocence.
— Comment Crenneville a-t-il réagi en apprenant qu’un proche de l’empereur s’apprêtait à commettre un attentat ? Et que vous étiez même en mesure d’indiquer avec une grande probabilité l’heure et le lieu du crime ?
— Spaur m’a rapporté qu’il s’était répandu en éloges sur l’efficacité de la police vénitienne. Pour le reste, il était déjà au courant de tout.
— Au courant de tout ?
La princesse expira un anneau de fumée au-dessus de son bureau.
— Je ne comprends pas.
— Le général d’artillerie prétend que les services de l’armée ont découvert il y a déjà six semaines qu’un groupe de Venise voulait attenter à la vie de l’empereur. C’est pourquoi ils auraient introduit un agent dans l’espoir d’en apprendre plus sur les conjurés avant de les arrêter. Sauf que, d’après Crenneville, l’affaire a mal tourné.
— Ziani nourrissait des soupçons, devina la princesse. Il fallait donc l’éliminer.
— Exact. Mais selon lui, le véritable problème n’est pas là. Le plus embêtant serait apparu quand ils ont découvert que cet agent voulait tuer Sa Majesté pour de bon.
Maria fit une grimace incrédule.
— Ils le savaient ? Comment ?
— Sur ce point, Crenneville n’a rien dit.
— S’est-il exprimé sur les motifs de cet homme ?
— Non, là-dessus aussi, il a gardé le silence.
— Pourquoi ne l’arrêtent-ils pas ?
— Il paraît qu’ils l’observent et veulent le prendre sur le fait. L’arme à la main.
— Tu le crois ?
Tron secoua la tête.
— Crenneville ment.
— Spaur s’est-il laissé convaincre ?
— On dirait bien. Le baron m’a intimé l’ordre d’abandonner cette affaire sur-le-champ.
— Et Bossi ?
— Il a menacé de le renvoyer s’il entreprenait quoi que ce soit en solitaire. L’inspecteur ne croit pas plus que moi à cette histoire. Mais il m’a promis de rester en dehors de tout cela. Je ne voudrais pas qu’il aille mettre sa carrière en jeu.
— Quelle est ta version ?
Le commissaire haussa les épaules.
— Je suppose que Crenneville est lui-même impliqué dans ce complot. Holenia a raison : les seuls qui puissent avoir intérêt à un attentat contre François-Joseph sont certains cercles au sein de l’armée. Il est sans doute vrai que les renseignements ont entendu parler d’un attentat et introduit un mouchard dans le groupe de Venise. Mais il est faux en revanche que cet homme ait décidé de tuer l’empereur à la surprise générale, pour on ne sait quelle raison. Et que les gens de Crenneville s’apprêtent à lui tendre un piège. Cet homme agit pour le compte des cercles ultras. Et il tentera d’abattre l’empereur.
— Tu pourrais essayer de t’adresser à Sa Majesté au moment où elle sort du palais, suggéra la princesse.
Tron secoua la tête.
— Cela ne servirait à rien. Ce serait ma parole contre celle de Crenneville.
— Que comptes-tu faire ?
— Je me suis rendu au palais royal pour parler à Königsegg. Hélas, il n’était pas visible. Mais il m’a fait savoir par son subalterne que nous pouvions nous rencontrer au Quadri ce soir à sept heures.
— Qu’attends-tu de lui ?
— Il me doit un service et je vais tout faire pour renforcer encore son sentiment d’obligation.
Tron sortit de la poche de sa redingote la reconnaissance de dette que Bossi avait subtilisée dans l’appartement de Zorzi. La princesse haussa les sourcils avec surprise.
— Tu vas lui rendre sa reconnaissance de dette ?
Le commissaire acquiesça.
— Il ne faut pas qu’il ait le choix face au service que je vais lui demander.
— Quel service ?
— J’ai besoin d’un uniforme autrichien et d’un laissez-passer pour pénétrer dans le palais royal.
— Pourquoi ?
— Nous savons où et quand notre homme va tirer sur l’empereur, dit le commissaire avec calme. Je pourrais l’attendre dans le grenier. Mais pour entrer dans le palais royal, il me faut un uniforme.
La princesse agita la tête avec effroi.
— As-tu conscience du danger que représente cet homme ?
— Oui, je sais. Mais je vais le surprendre. Il lèvera les mains et laissera tomber son arme.
— Ensuite ?
— Je lui passerai les menottes et le confierai aux sentinelles.
— Sais-tu encore tirer, au moins ? Je veux dire, serais-tu capable de le toucher s’il le fallait ?
— Il suffit qu’il m’en croie capable. Je peux être très convaincant quand je veux.
Maria fronça les sourcils et fixa son amant d’un air songeur tout en prenant une cigarette. Puis elle demanda : — Quel genre d’homme est-ce, ce Königsegg ?
— Je suis sûr qu’il n’est pas mouillé dans la conjuration, lui assura Tron avant d’ajouter : C’est plutôt lui qui est dans la ligne de mire de l’empereur.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il boit et qu’il joue. C’est plus fort que lui. Il a tout à gagner à ce que je capture cet homme.
— Tu es sûr qu’après votre discussion il ne va pas courir prévenir Crenneville ?
Là était en effet la question. Le commissaire haussa les épaules.
— Je ne peux pas être sûr à cent pour cent. Mais il faut que je coure le risque.