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Tron, vêtu de sa veste d’intérieur en velours rouge, une coupe de veuve-clicquot devant lui, s’efforçait d’ignorer les regards réprobateurs de la princesse assise à l’autre extrémité de la table. Elle avait renoncé au dessert, s’était allumé une deuxième cigarette et trempait les lèvres dans son champagne. Il savait ce qu’elle pensait : qu’il ne possédait pas la maîtrise de soi nécessaire pour affronter la vie moderne.

Elle n’avait certes pas tout à fait tort car, ce jour-là, il avait fait des choses qu’il n’aurait pas dû, mais il ne pouvait s’en empêcher : au lieu de traiter les dossiers qui s’empilaient sur le plancher de son bureau, il avait passé les deux premières heures de la matinée au Florian à boire du café, à critiquer l’unité italienne et à méditer sur le prochain numéro de l’Emporio della Poesia. Par ailleurs, c’était sans nul doute aussi par manque d’autodiscipline qu’il négligeait de plus en plus souvent le plat principal (aujourd’hui une caille braisée) et n’y goûtait pour ainsi dire que pro forma afin de mettre tout son appétit au service des soufflés, des exquises mousses au chocolat légèrement glacées et des fruits exotiques.

Par exemple cet ananas doré qu’il coupait en morceaux proportionnés à la taille de sa bouche à l’aide d’un couteau aiguisé et recouvrait de délicieux ingrédients. Depuis quelque temps, il n’abandonnait plus ce soin aux serviteurs éthiopiens de la princesse, mais tenait à s’en occuper en personne. Il commençait par ôter la touffe de feuilles vertes, puis divisait le fruit en tranches de l’épaisseur d’un doigt avant d’en supprimer la peau écailleuse. Ensuite, il recouvrait la chair jaunâtre de chantilly sur laquelle il ajoutait de la nougatine aux amandes ou des miettes de meringue.

Le pire était qu’une fois qu’il avait commencé, il avait du mal à s’arrêter. Avait-il déjà dévoré quatre ananas ou n’en était-il encore qu’au troisième ? Même en admettant que ce soit le quatrième – et dernier –, pensa-t-il, ne devrait-il pas conclure le repas par une cuillère de mousse au chocolat ? Pour lui, en fin de compte, les ananas constituaient le plat de résistance. Or un plat de résistance sans dessert, cela ne s’était jamais vu. En même temps, la princesse risquait de penser que…

Il leva la tête. Elle avait dit quelque chose qu’il n’avait pas compris.

— Trois florins ou, si tu préfères, six lires, répéta-t-elle.

— Pardon ?

— Trois florins ou, si tu préfères, six lires. La pièce, bien entendu.

— Qu’est-ce qui vaut six lires la pièce ?

La princesse expira un anneau de fumée au-dessus de la table. Puis elle dit sans le regarder :

— Un ananas. Quatre ananas coûtent par conséquent vingt-quatre lires. Quant au champagne, il doit se monter à douze lires supplémentaires, ce qui nous mène à un total de trente-six lires.

Cette somme représentait à peu près une semaine de salaire pour un commissaire de police. Était-ce ce que sa fiancée voulait lui faire comprendre ? Non. Il suffisait qu’elle sût qu’il le savait. Tron, qui se demandait toujours où elle voulait en venir, fronça les sourcils.

— Tu souhaites qu’à l’avenir je renonce au dessert ?

Il ne lui parut pas judicieux d’ajouter que, dans les faits, il se contentait d’un seul plat. Maria afficha un sourire un peu froid.

— Bien sûr que non ! D’autant que tu as l’air d’y tenir beaucoup. Je voulais juste te prévenir que certaines circonstances pourraient nous contraindre à des économies.

Le commissaire trouva cette phrase étrange dans la bouche d’une femme qui habitait un palais rénové de fond en comble au bord du Grand Canal et employait une douzaine de domestiques. À présent cependant, le sourire s’évanouit tout à fait sur le visage de sa fiancée.

— La comtesse ne t’a parlé de rien ?

— De quoi aurait-elle dû me parler ?

— Les verriers de Bohême ont adressé une requête à Vienne, expliqua-t-elle sans élever la voix, sur le ton qu’elle prenait d’ordinaire pour annoncer les mauvaises nouvelles. Nous vendons trop de verre pressé en Autriche. De ce fait, le ministère du Commerce songe à prendre des mesures protectionnistes.

Elle se tut et suivit du regard le nuage couleur de lavande qui s’échappait de sa cigarette.

— S’ils instaurent des droits de douane, nous ne ferons plus de bénéfices.

Puis elle ajouta comme en passant :

— Le cas échéant, je serai obligée d’interrompre la production.

Il lui fallut plusieurs secondes pour décoder le sens de cette phrase en apparence anodine : Le cas échéant, je serai obligée d’interrompre la production. La fabrication du verre pressé était du domaine de sa mère, la comtesse Tron. La suspension de cette activité obligerait la vieille dame à se contenter de nouveau de son légendaire bal masqué annuel. Il doutait qu’elle s’en accommodât. En outre, une telle décision signifiait que les travaux de leur palais, toujours en ruine contrairement à celui de Balbi-Valier, seraient remis aux calendes grecques.

Étonnant, pensa-t-il, à quel point ses fiançailles avec la princesse avaient changé non seulement sa propre existence, mais aussi celle de sa mère. Au départ, la comtesse avait désapprouvé sa liaison avec la fille d’un petit fermier de la « terre ferme ». Mais au bout de quelque temps, ses allusions caustiques aux origines « modestes » de la princesse avaient cessé. Et quand Maria avait proposé d’inscrire le nom de Tron sur le cristal qu’elle produisait à Murano, la fière Vénitienne avait aussitôt accepté – à la grande surprise de son fils. Dès lors, elle avait investi dans le commerce du verre pressé une énergie non moins surprenante, car elle n’était plus toute jeune. La rendre à sa vie privée était de l’ordre de l’impensable. Le commissaire toussota.

— Je me demande ce que la comtesse fera si tu arrêtes la production.

C’était une bonne question. Qu’est-ce que sa mère pourrait bien faire ? Ouvrir un magasin d’antiquités comme son amie, la comtesse Albrizzi, qui refilait à des étrangers fortunés de faux meubles anciens ? Se spécialiser dans la vente de tableaux de troisième ordre, achetés à vil prix, qu’elle ferait passer pour du bien de famille ? Ou organiser une fois par mois un bal masqué dont elle ferait payer l’entrée, comme au théâtre ? Cela paraissait difficile à imaginer.

Tron se rappela la discussion qu’il avait eue à la gare l’après-midi même. Il dit sans réfléchir :

— Julia Valmarana a ouvert une pension.

Il regretta aussitôt cette confidence, car l’idée de voir le salon du palais Tron transformé en réfectoire lui donnait à elle seule la nausée. La princesse haussa les sourcils.

— La femme de ton camarade de classe ? Celui qui contrôle les billets sur la ligne de Vérone ?

— Valmarana est désormais chef de gare, précisa-t-il. Je suis allé lui rendre visite tout à l’heure.

— Et comment va leur affaire ?

Elle ne marchait pas mal, d’après ce qu’il avait compris. Par précaution, il préféra toutefois atténuer la vérité.

— Ils ont encore besoin de son salaire ! Mais nous avons surtout parlé d’autre chose.

Il se hâta de changer de sujet.

— C’est d’ailleurs pourquoi je n’ai pas pu venir au Florian ce midi.

— Que s’est-il passé ?

— On a repêché un cadavre sur la fondamenta Nuove, expliqua-t-il, heureux que la princesse ne pose pas plus de questions sur la pension Valmarana. La nuque brisée, semble-t-il, sans papiers d’identité, mais avec un billet Vérone-Venise en première classe. Bossi est persuadé qu’on l’a assassiné et jeté dans la lagune.

— Je croyais qu’il s’était rompu la nuque ?

— Pour Bossi, cela prouve que nous avons affaire à un tueur professionnel. Selon lui, les tueurs professionnels ne font aucun bruit et ne laissent aucune trace.

Il sourit.

— Pas de sang, pas de fumée !

Il s’était imaginé que la princesse balancerait la tête devant une ânerie aussi puérile. Au lieu de cela, elle poursuivit son interrogatoire :

— Et toi, qu’en penses-tu ?

— Que Bossi lit trop de romans.

Il but une copieuse gorgée de champagne et constata que ses connaissances toutes fraîches sur le prix de cette boisson augmentaient le plaisir décadent qu’elle lui procurait plutôt que l’inverse.

— Je crois, reprit-il, qu’il s’agit d’un accident. L’homme est tombé du wagon, s’est brisé la nuque et a fini dans la lagune.

— S’il s’agit d’un accident, on devrait avoir retrouvé des bagages dans le train, fit remarquer la princesse.

Il approuva.

— C’est pourquoi nous nous sommes rendus à la gare.

— Et alors ?

— On n’a rien retrouvé, lâcha-t-il, soudain envahi par le sentiment qu’elle mettait en doute sa théorie de l’accident. Mais cela ne prouve pas qu’il s’agisse d’un meurtre ! On a pu lui voler son sac.

— Qu’avez-vous l’intention de faire maintenant ?

— Attendre le résultat de l’autopsie et aller à Vérone avec les clichés de Bossi. En tout état de cause, demain matin, nous saurons s’il a été assassiné ou non.

Le commissaire déposa une cuillère de chantilly sur la dernière tranche d’ananas et la recouvrit de généreux morceaux de nougatine aux amandes.

— Après, nous verrons bien.

Cette expression, songea-t-il, ne permettait pas seulement de clore des discussions oiseuses, elle s’appliquait aussi de manière merveilleuse à l’ensemble de son existence depuis quelques années. Il fallait toujours s’accommoder de faits sur lesquels personne n’avait d’influence et qui restaient entourés d’un halo : son mariage avec la princesse, le statut qu’elle occupait dans sa vie, son propre statut dans sa vie à elle, et en plus, à présent, la place de la comtesse dans cet imbroglio. Qu’adviendrait-il de sa mère si les autorités appliquaient un droit de douane au cristal de Venise ? Combien de temps mettrait-on à prendre cette décision à Vienne ?

Tron avait espéré que la princesse éviterait ce sujet pour le reste de la soirée. Mais à peine le café fut-il servi qu’elle revint à la charge.

— Est-il exact que Sissi accompagne son époux en visite officielle ?

« Tiens, se dit-il, elle est déjà au courant. » Il haussa les épaules.

— En tout cas, Spaur part de cette hypothèse.

Maria versa une cuillerée de sucre dans sa tasse. Puis elle poursuivit d’un ton songeur, comme si la pensée venait tout juste de lui traverser l’esprit :

— Tu pourrais peut-être t’entretenir avec elle.

— Je dois prier l’impératrice de m’accorder une audience ?

Maria lui répondit avec une certaine impatience dans la voix :

— Pas la prier de t’accorder une audience, Alvise ! Mais lui demander un entretien dès que l’occasion s’en présentera.

— Encore faudrait-il que l’occasion se présente !

— Tu vas bien réussir à la voir, quand même ! s’obstina-t-elle. En fin de compte, c’est vous qui allez veiller sur elle pendant son séjour à Venise.

Le commissaire secoua la tête.

— Eh bien, non ! Cette fois, l’armée est seule responsable de la sécurité du couple impérial.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’à Vienne on ne fait pas confiance à la garde civile.

— Ils vous prennent pour des partisans de Garibaldi ?

Tron acquiesça.

— C’est à peu près cela. Je n’aurai par conséquent aucune occasion de parler à Sa Majesté. On ne me laissera même pas l’approcher. À moins qu’elle ne soit victime d’un malfaiteur et qu’elle n’ait besoin de mon aide. Ce qui me paraît assez peu probable.

Le commissaire repoussa son assiette où baignait un reste de chantilly liquéfiée et tendit la main vers la bouteille de champagne.

— En dehors de cela, reprit-il, je doute qu’elle s’intéresse aux problèmes des verriers vénitiens. Et qu’elle soit en mesure de les résoudre.

Pour dire la vérité, il s’attendait que sa fiancée le contredise – dans son plus bel italien de Florence. Or il n’en fut rien. En fait, elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Comme Moussada, l’un des serviteurs éthiopiens, avait déjà quitté la pièce, elle tira elle-même les rideaux et ouvrit les battants, dévoilant un rectangle presque entièrement noir. Seules quelques lumières du palais Barbaro, pareilles aux feux de position d’un bateau, scintillaient de l’autre côté du Grand Canal. Une bourrasque projeta dans la salle à manger une bouffée d’air humide, automnal, qui sentait le varech gelé.

Le commissaire se leva à son tour et s’approcha de sa fiancée. À ce moment-là, elle lui sourit, tourna les yeux vers le plafond, puis l’observa d’un air interrogateur. Il savait ce que ce regard signifiait. Il l’attira à lui et l’embrassa, d’abord avec douceur, puis avec plus d’insistance. Il lui caressa le dos jusqu’à la taille. Le tissu de sa robe était lisse et soyeux.

Tron désigna la table d’un geste de la main.

— Tu veux que je monte le champagne ?

— Oui, répondit-elle, cette fois dans le plus pur vénitien. Prends la bouteille. Demain, il ne sera plus bon.

Tron ne put s’empêcher de rire.

— Vu le prix qu’il coûte, ce serait dommage. C’est cela que tu veux dire ?

Elle hocha la tête.

— C’est exactement ce que je voulais dire.