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Boldù avait les moyens de se payer une gondole sur le môle ou à la Douane de mer, mais il choisit de prendre le bac sur la fondamenta Nuove. Le trajet en gondole aurait duré au moins une demi-heure. Après, le gondolier se serait sans doute souvenu de son visage. Il n’avait pas l’intention de commettre un délit. Néanmoins, il jugeait préférable de laisser aussi peu de traces que possible.
C’était la première fois qu’il se rendait à San Michele. Il n’avait encore jamais eu de raison de le faire – ni d’ordre professionnel ni d’ordre privé. Il descendit de bateau et gravit les cinq marches en travertin tout usées, une gerbe de fleurs achetée sur le rio dei Mendicanti à la main. Il affichait la mine d’un homme venu remplir son devoir pour une date anniversaire. Il portait la même redingote que dans le train quelques jours auparavant. S’il rencontrait un des hommes auxquels il avait remis le cercueil à son arrivée, celui-ci risquait de le reconnaître. Mais cette éventualité lui paraissait peu probable.
Il traversa le cimetière dans le sens de la longueur et s’arrêta quelques minutes sur la rive nord. Devant lui s’étendait le canal dei Marani avec l’île de Murano à l’arrière-plan. Sur le pont d’un voilier dalmate chargé à ras bord de bois à brûler, il distinguait les marins transis de froid. Au bout d’un moment, il rebroussa chemin et revint sur ses pas sans se presser. Il ne savait toujours pas comment s’y prendre. Il avait besoin de l’information, mais ignorait par quel moyen se la procurer. Soudain, il aperçut un jardinier dans l’aire orthodoxe. Son humeur s’éclaircit tout à coup.
Lorsqu’il remonta dans le bac pour rentrer sur la fondamenta Nuove, une demi-heure plus tard, tous ses problèmes étaient résolus. Il avait déposé sa gerbe sur la tombe d’un certain Angelo Crispi et – comme par hasard – il avait noué conversation avec le jardinier en train de tailler une petite haie de buis, deux tombes plus loin. Il n’eut même pas besoin de l’interroger pour apprendre que deux policiers étaient venus le matin même et avaient eu un entretien assez long avec le père Silvestro.
À la fin de leur bavardage, le jardinier lui avait appris un autre détail très intéressant. Il avait raconté que le lundi précédent, on avait repêché un cadavre sur la fondamenta Nuove, en face de San Michele pour ainsi dire, et que trois gondoles de police avaient interdit l’accès au quai pendant une demi-journée. Par réflexe, Boldù avait failli sortir son porte-monnaie pour lui donner un généreux pourboire. Après réflexion, il avait toutefois préféré s’en abstenir. L’information avait pour lui une grande valeur, mais le jardinier n’était pas obligé de le savoir.