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Le cognac était toujours aussi allongé, le sol toujours aussi sale, le café toujours aussi froid que lors de son premier passage dans cette auberge du campo San Polo. Même le client à l’air chétif était à nouveau (ou toujours ?) assis à la même table en train de piocher des bouts de viande dans son sguaseto. Et le patron avait la même expression angoissante que l’autre fois. Y avait-il des lieux, se demanda le colonel Hölzl, des endroits magiques où le temps ne s’écoulait pas, mais tournait en rond sans se presser ou, même, s’arrêtait sans user les nerfs des gens ? Après l’émoi des derniers jours, et en particulier de cet après-midi, une telle utopie lui parut fort agréable. Le colonel s’appuya contre le dossier de sa chaise et poussa un long soupir mélancolique. Qui sait ? Le Vénitien à la table voisine était peut-être heureux. Peut-être ferait-il mieux, lui aussi, de venir tous les jours à sept heures manger un sguaseto plutôt que d’organiser un attentat fictif contre la personne de l’empereur.
La conversation qu’il avait eue quelques heures plus tôt avec le colonel d’artillerie Crenneville ne s’était pas particulièrement bien passée. Le commissaire Tron avait échappé de peu à la mort. La garde civile avait découvert le lieu et l’heure de l’attentat. Et si lui, le comte Crenneville, n’avait pas eu une inspiration subite pour expliquer les faits à Toggenburg et au commandant de police Spaur… L’officier d’ordonnance de Sa Majesté n’avait pas terminé la phrase. Sa mine furieuse laissait pourtant craindre le pire, pour le reste de l’entreprise ainsi que pour l’avenir de la monarchie.
Comme la fois précédente, Boldù arriva avec dix minutes de retard. Il portait à la main une mallette plate, pareille à celles qu’utilisent les artistes, renfermant l’arme que le colonel Hölzl en personne introduirait au cours de la nuit dans le grenier de la Maricana. Dès que l’aubergiste lui eut servi un café, le colonel attaqua.
— Il n’a jamais été question de tuer un commissaire de la police vénitienne.
Boldù haussa les épaules.
— Je n’avais pas le choix.
— Que s’est-il passé ?
— Zorzi a flairé quelque chose. Je l’ai surpris dans mon appartement. Il m’a dit sans sourciller que je m’apprêtais à commettre un attentat contre l’empereur.
— Comment était-il au courant ?
— Par le commissaire Tron. Il paraît qu’un officier a parlé.
— Donc, vous avez tué Zorzi et l’avez transporté à bord du Patna ?
Boldù hocha la tête.
— Exact. Et comme Tron aussi était au courant, il fallait que je l’élimine par la même occasion.
Il but une gorgée de café et fit une grimace sans qu’on puisse dire si elle se rapportait à la boisson ou à la mort du commissaire.
— Je lui ai donné rendez-vous sur le bateau en me faisant passer pour Zorzi, reprit-il, car cet imbécile m’avait révélé qu’il devait se manifester dans la nuit. Une fois à bord, j’ai préparé l’explosion.
Boldù leva un regard impassible en direction du colonel.
— Je ne vois pas où est le problème. La poudre est détruite, le cerveau du groupe vénitien éliminé. La mort du commissaire Tron était inévitable.
— Le problème, répliqua Hölzl d’une voix lente, c’est que le corps de Zorzi n’a pas disparu dans les flammes.
Boldù écarquilla les yeux.
— Comment ?
Le colonel constata avec un certain plaisir qu’il avait pâli.
— Le cadavre a été projeté dans la lagune par l’explosion, la police l’a repêché ce matin devant l’église du Rédempteur. Dans sa poche, ils ont trouvé l’emploi du temps de demain et une de vos munitions.
Le colonel souriait d’un air aimable.
— Zorzi a dû fouiller votre appartement et découvrir votre cachette, poursuivit-il. Après avoir déchiffré l’emploi du temps et en avoir tiré ses conclusions, il vous a raconté que le commissaire était lui aussi au courant et qu’ils devaient se rencontrer au cours de la nuit.
— Donc, Tron ne savait rien ?
— Non, Zorzi vous a menti. Il ne peut pas y avoir d’officier ayant entendu parler de quelque chose. Les seules personnes au fait de cette opération sont l’empereur, Crenneville et moi-même.
Hölzl marqua une légère pause pour bien mettre en valeur les paroles qui allaient suivre.
— De plus, le commissaire Tron n’est pas mort. Il s’en est sorti.
Boldù le fixait d’un air incrédule.
— Tron est vivant ?
Le colonel hocha la tête.
— Il a lui aussi déchiffré l’emploi du temps et en a tiré ses conclusions, comme Zorzi. C’est pourquoi son chef est aussitôt accouru chez le commandant de place et que tous les deux ont demandé un entretien à Crenneville.
Hölzl poussa un soupir.
— Le comte n’était pas ravi de leur visite.
— Comment a-t-il réagi ?
— Il leur a expliqué que nous étions au courant et que nous avions la situation en main. Que nous avons tendu un piège au tueur.
— Le commissaire va-t-il se tenir tranquille à présent ?
— Le comte Crenneville a retiré cette affaire à la police vénitienne de manière formelle.
— Donc, on ne change rien ?
Le colonel secoua la tête.
— Absolument rien.
Boldù s’était déjà levé.
— Et où trouverai-je la mallette avec l’arme ?
— Dans le grenier de la bibliothèque, à l’endroit d’où vous devez tirer, répondit Hölzl. Si cette opération réussit, nous allons gravir quelques échelons, vous et moi. Et dans ce cas, peu importe que Tron soit au courant ou pas.