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— Ce collier est parfait ! déclara Tron.
Il fit jouer le fermoir, rabattit le minuscule méplat et retint avec vaillance l’envie d’embrasser la nuque de sa fiancée dont le visage se reflétait, telle une vision, dans le miroir de sa coiffeuse, entre deux candélabres à quatre branches, au-dessus d’un océan de flacons, de poudriers, de miroirs à main, de peignes et de brosses. Il n’aurait pas été surpris si dans l’instant suivant, Maria s’était envolée vers le ciel comme la Vierge du Titien dans l’église des Frari.
— Il n’est nullement parfait, répliqua la princesse d’un ton bougon. Il me vieillit.
Quoi, comment ? Tron roula des yeux. Il était rentré au palais Balbi-Valier une demi-heure plus tôt et, comme le temps pressait, il avait enfilé son habit sans tarder. Dans l’intervalle, la princesse n’avait toujours pas fini de mettre la dernière touche à sa toilette, une opération qui s’éternisait chaque fois qu’ils sortaient.
— Continue, lui dit-elle.
Sa main indécise oscillait entre deux poudriers.
— Königsegg t’a-t-il expliqué pourquoi il était monté au grenier ?
L’une des poudres était marron clair, l’autre aussi. Tron se demanda s’il devait le lui faire remarquer.
— C’est l’impératrice qui l’a envoyé, dit-il. Hier, au Florian, j’ai employé le terme de corps à corps. Ce mot, paraît-il, ne lui est plus sorti de l’esprit. Du reste, ajouta-t-il, le comte insiste pour que ce soit moi qui aie tué le régicide avant son arrivée.
La main de Maria balançait toujours entre les deux poudriers.
— Il veut te laisser le rôle du héros ?
— Comme il me doit beaucoup, je suppose qu’il entend ainsi rembourser une partie de sa dette.
Tron ferma les yeux pour échapper à la vue de la main indécise.
— Je n’ai pas réussi à l’en dissuader. Il est reparti sur-le-champ.
— Sait-il qu’il s’agit d’une farce qui a mal tourné parce qu’ils ont choisi le mauvais homme ?
Le commissaire hocha la tête.
— Oui, bien entendu. Il va d’ailleurs mettre l’impératrice au courant.
— Que s’est-il passé ensuite ?
La princesse prit – enfin ! – une des houppettes et s’en tapota le front pour y mettre la dernière touche. Une expression de satisfaction apparut sur son visage. Tron ne constatait aucune différence. Il esquissa un mince sourire.
— Puis-je te le raconter en chemin, Maria ? Il est déjà sept heures et demie.
La princesse l’observa comme à travers une couche de glace.
— Tu vois bien que je n’ai pas terminé ! Raconte-moi maintenant.
Elle s’empara d’un petit pinceau et en effleura son sourcil gauche.
— À ce moment-là, un colonel a surgi de la bibliothèque avec une troupe de soldats.
Tout à coup, le commissaire éprouva le désir irrationnel de se retrouver sur le pont d’un bateau en flammes ou de violer une tombe en compagnie de Bossi.
— Je lui ai expliqué, poursuivit-il malgré tout, que j’avais tué un homme qui s’apprêtait à abattre l’empereur et que je souhaitais parler à son supérieur. Une demi-heure plus tard, Crenneville est apparu et nous sommes descendus dans son bureau.
La princesse baissa le pinceau et plaqua le poing gauche contre sa bouche. On aurait dit une héroïne romantique en proie à d’abominables tourments.
— Je suis affreuse ! murmura-t-elle avant d’ajouter dans un même souffle : Et qu’as-tu raconté à Crenneville ?
— Que j’étais à présent au courant de la mascarade et qu’ils s’étaient trompés de personne, que l’homme qu’ils avaient choisi n’avait pas du tout l’intention de se servir de balles à blanc. Le général d’artillerie a eu l’air passablement ébranlé et m’a supplié d’user de discrétion. Sa Majesté s’imagine toujours que l’opération s’est déroulée comme prévu.
— Quel est ton rôle officiel dans cette comédie ?
— Je suis censé avoir cru qu’il s’agissait d’un attentat réel et avoir tué l’agent par erreur. Voilà mon rôle.
— Donc, tu acceptes de jouer le jeu, constata-t-elle d’un ton neutre.
— Je joue leur jeu depuis le début, sauf que je ne le savais pas.
Il jeta un coup d’œil discret sur la pendule posée au-dessus de la cheminée.
— Tu es prête ?
La princesse se regarda une dernière fois dans le miroir, puis se leva avec un air de martyr.
— Que se passera-t-il si l’impératrice a déjà raconté à son mari que leur homme voulait le tuer pour de bon ?
Tron haussa les épaules.
— Je l’ignore. En tout état de cause, ce soir, François-Joseph va connaître son heure de gloire.
Comme ils remontaient à pas très lents la large allée qui menait au centre de la salle, François-Joseph eut tout loisir d’admirer l’étonnante métamorphose du lieu en l’espace de vingt-quatre heures. Il n’avait jamais aimé ce pompeux héritage napoléonien, cette galerie froide aux colonnes massives, qu’on aurait pu croire en plomb. À présent, il découvrait avec ravissement que des mains zélées l’avaient transformée en une gigantesque serre. Des douzaines de paniers accrochés au plafond par de fines chaînes métalliques regorgeaient d’orchidées dont les épaisses tiges pointaient dans toutes les directions. Au fond de la salle, l’orchestre était flanqué de deux énormes buissons de roses trémières dont le somptueux manteau de feuilles et de pétales balayait le sol en marbre. Entre les colonnes, des palmiers plantés dans des bacs en bois érigeaient leurs troncs à la courbure légère et gracieuse. Ils déployaient leurs éventails, dressaient leurs couronnes rondes et laissaient pendre leurs feuilles semblables à des rames.
François-Joseph et Sissi atteignirent le centre de la pièce au moment où l’hymne s’achevait. À cet endroit, le protocole prévoyait qu’il lâche le bras de son épouse après une courtoise révérence et s’écarte d’un pas pour remercier l’assemblée de ses applaudissements en souriant, tandis que les femmes plieraient le genou et que les hommes s’inclineraient. Mais à sa plus grande joie, les choses ne se déroulèrent pas de cette façon. Était-ce Crenneville qui avait poussé le premier vivat ? Ou le colonel Hölzl, debout à ses côtés ? Ou bien, pensa François-Joseph, l’excitation contenue qu’il avait ressentie dès son apparition dans la salle avait-elle provoqué d’elle-même un déchaînement spontané d’enthousiasme monarchique ? Tout à coup, en effet, l’ensemble des invités s’était mis à l’acclamer comme la foule sur la place Saint-Marc un peu plus tôt dans l’après-midi.
Un cortège triomphal. Toute une ville debout pour acclamer les miraculés.
François-Joseph ferma un instant les yeux avec délices et se rappela le jour pas si lointain où, soucieux, il guettait l’arrivée de la calèche de Crenneville à la fenêtre de son cabinet de travail à la Hofburg. Leur plan avait marché. Et il fallait voir comment ! L’opération, son opération, avait fonctionné avec la précision d’une horloge suisse, et la cerise sur le gâteau était que le général d’artillerie était parvenu à liquider le tirailleur. L’empereur ignorait comment il s’y était pris, mais de toute évidence, son officier d’ordonnance avait réussi à manipuler le commissaire tant et si bien que celui-ci n’avait plus eu qu’à tuer cet individu. L’aura de sauveur qui entourait maintenant le policier était bien entendu à mourir de rire, mais cela ne l’empêcherait pas de lui adresser quelques mots de reconnaissance dans le courant de la soirée et de lui laisser entrevoir une distinction à la hauteur de son geste. Ce Tron était, paraît-il, dévoré par l’ambition. Une médaille quelconque était exactement ce qu’il lui fallait.
Et Sissi, rayonnante à ses côtés, que ressentait-elle à présent ? Quand il était entré dans sa suite pour lui remettre le collier, peu avant le début du bal, elle lui avait sauté au cou d’un geste spontané et l’avait appelé chéri. Puis elle l’avait fixé pendant un long moment, d’un air indécis, comme si elle se demandait qui au juste se tenait devant elle. Un homme avec moins d’expérience aurait été troublé. Par chance, il connaissait assez les femmes pour reconnaître, derrière l’apparente indécision de son regard, une expression de profonde admiration pour celui qui avait failli mourir sous ses yeux et n’avait pas perdu son calme un seul instant.
Comme les gondoles obstruaient le rio dei Giardinetti jusqu’au bassin de Saint-Marc, Tron et la princesse mirent un bon moment à retrouver la leur afin de rentrer au palais Balbi-Valier. Le fond de l’air était frais, mais le ciel dégagé. La lune ronde brillait au-dessus de la lagune, et pourtant, le ciel d’un noir profond était parsemé d’étoiles plus nombreuses que d’habitude. C’est seulement lorsqu’ils eurent dépassé la Douane de mer et que la silhouette de la Salute se dessina à l’horizon, telle une gigantesque coupe à fruits, que le commissaire rompit le silence dans lequel ils étaient plongés.
— Tu as parlé un long moment avec l’impératrice, dit-il. Königsegg estime que vous avez passé au moins une heure à papoter sur la causeuse, pour reprendre ses termes. Si personne ne l’a remarqué, c’est juste parce que, ce soir, François-Joseph retenait toute l’attention.
Il ôta son haut-de-forme et tendit les jambes.
— L’impératrice en était ravie, dit Maria. Quelle femme sympathique !
— De quoi avez-vous discuté ?
— Pour commencer, nous avons admiré réciproquement nos colliers. Puis nous avons convenu qu’il y avait des choses plus importantes dans l’existence.
— Par exemple ?
— Tomber sur le bon époux. Ou rester célibataire. Quoi qu’il en soit, elle nous admire de vivre ensemble sans être mariés. Elle nous a comparés à Chopin et George Sand.
— C’est très flatteur.
Tron tourna la tête pour suivre du regard une gondole illuminée. Les petites vagues d’étrave empêchaient les rayons de la lune de se refléter sur la surface noire du Grand Canal. Alors, il demanda :
— A-t-elle informé son mari que le pot de fleurs à côté de lui n’a pas explosé par un effet pyrotechnique raffiné ? Je n’ai pas l’impression.
— Non, elle n’a pas osé, confirma la princesse. François-Joseph était si heureux que son plan ait marché ! Elle ne voulait pas lui gâter son plaisir.
Maria se tut quelques secondes avant d’ajouter :
— En dehors de cela, elle adore le petit chien de Königsegg. Elle le gave de gâteau aux cerises.
Puis elle éclata de rire.
— Elle le soupçonne d’appartenir à une race de chiens de combat, mais ne l’a pas encore dit à son maître. Elle craint que cette nouvelle ne l’ébranle.
— Donc, tout n’est à nouveau que malentendus, soupira Tron.
Elle hocha la tête.
— Sans malentendus, le chaos serait encore pire.
Le commissaire se cala dans les coussins, appuya sa tête en arrière et aperçut un point lumineux qui traversait le ciel. L’espace d’un instant, il crut que c’était une étoile filante. En fait, il s’agissait juste d’un mégot que quelqu’un avait jeté par une fenêtre du palais Da Mula devant lequel ils passaient.
— Je me demande, dit-il d’une voix lente, sur quel malentendu repose notre relation.
Sa fiancée haussa les épaules.
— Mon rapport à toi est de toute façon complètement irrationnel.
Comme pour confirmer ses dires, elle se blottit contre lui et posa la tête sur son épaule.
— Moi, c’est tout l’inverse, affirma-t-il. Je sais exactement ce que j’aime en toi.
— Ah oui ? Quoi donc ?
La princesse se rapprocha encore. Il sentait son haleine de frangipane qui se mêlait à l’odeur putride du sel marin.
— Ton argent et tes desserts, répondit-il.