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Sous le regard attentif du professeur, Eberhard von Königsegg sortit une bourse en velours rouge de la poche de sa redingote et la posa devant l’appareil installé sur la table. Il se composait de deux cylindres en cuivre, montés sur un socle en fer et reliés par des tuyaux. Une flamme brûlait sous celui de gauche, où un cadran indiquait les degrés. Quand la température convenable serait atteinte, le professeur ouvrirait la trappe à l’avant, y introduirait le collier et ajouterait quelques gouttes de mercure. Le général de division n’arrivait toujours pas vraiment à y croire. Pourtant, la veille, il avait vu de ses propres yeux que cela fonctionnait.

Il devait l’adresse au gondolier du casino Molin. « Dites au professeur que vous venez de la part d’Angelo. Il vous aidera. » Voyait-on à ce point qu’il venait de signer une reconnaissance de dette d’un montant faramineux ? Et qu’il songeait à se tirer une balle dans la tête ? Königsegg demeurait persuadé que le Seigneur lui avait envoyé un ange. Le nom du gondolier ne pouvait pas relever du hasard.

Le lendemain matin, il avait donc rendu visite au professeur qui lui avait expliqué avec force détails le fonctionnement de sa machine. Bien entendu, le général avait eu du mal à le croire. Cependant, le professeur l’avait prié de défaire son alliance et avait posé celle-ci dans le cylindre de gauche. Puis il y avait versé du mercure et, cinq minutes plus tard, il avait sorti de celui de droite une pépite d’or du même poids que l’alliance. Enfin, il lui avait rendu sa bague – en parfait état. Königsegg avait aussitôt pensé au bijou de l’impératrice.

À présent, le professeur sortait le collier de la bourse en velours et ouvrait la trappe. L’intendant en chef de Sa Majesté fut soudain gagné par l’inquiétude.

— Vous êtes sûr que cela ne va pas endommager le collier ?

Il était entré dans une pharmacie pour le faire peser. Il détestait qu’on se moque de lui et n’avait pas l’intention de payer plus des dix pour cent convenus. Mais le principal restait que le collier revienne cette nuit même, intact, dans le coffre-fort du palais royal. Le professeur lui adressa un sourire rassurant.

— Bien entendu, monsieur !

Il déposa le bijou dans le cylindre, versa du mercure contenu dans un flacon et referma la trappe. Il fallait désormais attendre cinq minutes. L’horloge murale fixée au-dessus de la table indiquait sept heures.

Le professeur régla l’intensité de la flamme sous le cylindre de gauche et recula d’un pas. Après quelques secondes de silence, il répéta les explications de la veille.

— Ce procédé s’appelle la multiplication directe. Le mercure enveloppe le bijou et prend l’empreinte du métal. Je ne parle pas de la forme, mais de la substance. Voilà pour le premier cylindre.

Le général de division n’y comprenait toujours rien.

— Et que se passe-t-il une fois que le mercure s’est imprégné de l’or ? demanda-t-il.

— Il arrive dans le second cylindre par l’intermédiaire des tuyaux. Là, l’empreinte coagule.

Königsegg s’éclaircit la gorge.

— Et après ?

— Attendons que l’or refroidisse ! déclara le professeur. Ensuite, nous le pèserons. Il se peut que l’empreinte se recompose en petits grains.

Il sourit.

— Cela faciliterait le paiement de ma commission…

L’intendant en chef de l’impératrice savait que le collier pesait à peu de chose près une livre. Après déduction des dix pour cent, il lui resterait donc toujours quatre cent cinquante grammes. C’était plus qu’assez pour rembourser ses dettes. Il regarda l’horloge en face de lui. Encore deux minutes. Son cœur battait à tout rompre. Dieu, dans sa grâce, lui avait envoyé un ange et lui, de son côté, s’était montré digne de cette grâce : il avait agi avec audace et détermination. « Le Seigneur, pensa-t-il, vient en aide à ceux qui prennent soin d’eux-mêmes. »

Il jeta un nouveau coup d’œil à l’horloge. Plus qu’une bonne minute. Ensuite, ils pèseraient l’or, le professeur retiendrait sa commission (entre-temps, Königsegg avait décidé de ne pas se montrer regardant) et, un quart d’heure plus tard, il pourrait quitter les lieux. Peut-être devrait-il se rendre sans plus attendre au casino Molin pour y régler ses dettes ? Il lui semblait de toute façon risqué de pénétrer dans les appartements de l’empereur avant minuit. Et puis, tant qu’à être au casino, rien ne l’empêchait de jouer une petite partie. Voire deux. Il ferma les yeux en se réjouissant d’avance. Pendant un moment, il eut même l’impression d’entendre la roulette tourner dans le plateau.

Le bruit de la porte d’entrée qu’on défonçait, suivi de pas précipités dans le couloir, interrompit brutalement sa rêverie. Quelques secondes après, la porte derrière lui s’ouvrit et deux policiers firent irruption dans la pièce. L’un était petit et gros, l’autre grand et mince. Tous deux portaient l’uniforme bleu de la police vénitienne et tenaient un pistolet à la main. L’arme du gros le visait. Celle du maigre était tournée vers le professeur.

 

Pendant quelques bienfaisantes secondes, il réussit à se bercer de l’illusion qu’il s’était juste endormi et vivait un cauchemar d’une extrême perfidie. Mais le maigre hurla un ordre en vénitien que le général de division ne comprit pas. Alors le canon du pistolet désigna le plafond. Königsegg leva aussitôt les mains en l’air. Du coin de l’œil, il constata que le professeur l’imitait.

Les deux policiers s’approchèrent. Le gros avait un visage franc et sympathique. Le maigre, au contraire, faisait penser à un oiseau de proie. Ni l’un ni l’autre ne semblait très respectueux du règlement : il leur manquait le baudrier blanc passé en écharpe au-dessus de la veste. Compte tenu des circonstances, Königsegg jugea préférable d’éviter tout commentaire.

Le professeur protesta d’une voix forte, emportée. Le maigre lui répondit sur le même ton. Ils parlaient à nouveau vénitien, si bien que le général de division n’y comprenait rien. L’altercation s’acheva quand le policier attrapa le professeur par l’épaule et le poussa sans ménagement contre le mur. Il tira une paire de menottes de sa poche d’uniforme et lui attacha les mains dans le dos.

Alors, le gros s’avança vers la machine, ouvrit la trappe du cylindre de gauche et en sortit le collier avec précaution à l’aide d’un mouchoir. En le voyant, il ne put retenir un cri de surprise. Les deux policiers parurent se réjouir. Ils échangèrent quelques mots en vénitien.

— Ce collier vous appartient-il ? demanda ensuite le maigre en italien, de sorte que le général put le comprendre.

Il hocha la tête.

— Une très belle pièce, lâcha le policier en faisant glisser le bijou entre ses doigts.

Ses yeux brillaient au milieu de son étroite face de vautour.

— De quoi aiguiser les convoitises…

— Il appartient à ma femme, dit l’Autrichien d’une voix lasse.

— Combien vous a-t-il demandé ? voulut savoir le gros. Dix pour cent ? Vingt pour cent ?

— Dix pour cent, répondit-il.

Les deux policiers éclatèrent de rire. Puis le maigre lâcha :

— ll vous en aurait pris cinquante, monsieur. De force, si nécessaire. Vous n’auriez jamais osé porter plainte. Vous êtes de passage ici ?

Königsegg acquiesça d’un geste de la tête.

— Où logez-vous ?

— Au Danieli, prétendit-il, incapable sur le coup de trouver le nom d’un autre établissement.

— Vous avez vos papiers ?

— Ils sont dans ma chambre.

— Dans ce cas, hélas, nous allons devoir vous prier de nous y conduire.

— Vous me rendrez le collier, une fois arrivés ?

Question absurde. Arrivés où ? Dans une chambre qui n’existait pas ? Le gros sourit d’un air désolé et secoua la tête.

— Je n’ai pas le droit, monsieur. Mais ne vous faites aucun souci. Si vous pouvez prouver que le collier vous appartient, le tribunal vous le rendra à l’issue du procès.

Le général de division blêmit.

— Il va y avoir un procès ?

— Le professeur ne vous a-t-il pas averti que sa machine était illégale ?

— Je n’étais pas au courant ! s’exclama Königsegg.

— Cet homme est recherché par nos services pour plusieurs délits de même nature, expliqua le mince avec un regard de mépris en direction du professeur, debout contre le mur, les yeux clos.

À nouveau, une discussion en vénitien à laquelle l’Autrichien ne comprit pas un traître mot s’engagea entre les deux policiers. Ensuite, le gros ouvrit la trappe du cylindre de droite, en sortit les grains d’or qui s’y étaient coagulés et les mit précieusement dans son mouchoir avant de dire en italien :

— Nous allons vous conduire tous les deux au commissariat. Après un détour par le Danieli.

Il adressa un regard interrogateur à son collègue et, sur un geste de celui-ci, dessina avec l’index un cercle imaginaire. Le colonel comprit. Il ne servait à rien de résister. Il fit demi-tour et joignit les mains dans le dos.

 

Lorsqu’ils sortirent de l’immeuble et s’engagèrent sur le campo Santo Stefano, il était presque huit heures du soir. Il pleuvait toujours à verse. Königsegg, qui avait oublié son chapeau – ainsi que l’essentiel de sa raison – dans l’appartement du professeur, sentit les gouttes couler de ses cheveux jusque dans sa redingote. Plusieurs personnes équipées de lanternes sourdes vinrent à leur rencontre. Il constata avec effroi qu’il s’agissait d’officiers autrichiens. Mort d’angoisse, il s’imagina que l’un d’eux pouvait le reconnaître. Bonsoir, général. Vous avez besoin d’aide, général ? Mais ils passèrent à côté d’eux sans même leur accorder un regard.

Peut-être devrait-il proposer un marché aux deux représentants de la loi. Les grains d’or contre le collier. Il avait d’emblée songé à cette issue. Mais il n’avait pas compris la conversation entre le maigre et le professeur. Il se pouvait que les policiers aient déjà refusé une offre similaire car ils n’étaient pas tout à fait comme les autres – il le sentait depuis le début. Il poussa un soupir en se disant que la différence tenait sans doute à leur intégrité.

Ils avançaient toujours dans l’ordre qu’ils avaient adopté avant de sortir de l’appartement : le professeur et lui en tête, les policiers derrière, l’arme au poing. La pluie semblait diminuer. Cependant, un vent violent s’était levé ; les gouttes les frappaient au visage. Dans dix minutes au plus tard, ils seraient au Danieli. Là, pensa-t-il, envahi par une horreur diffuse, c’en était fini de lui. À moins qu’il ne parvienne à prendre la fuite. S’il réussissait, il lui resterait cinq jours pour remettre le collier dans le coffre-fort avant l’arrivée de l’empereur. Il ne voyait absolument pas comment s’y prendre, mais peut-être le Seigneur lui accorderait-il une deuxième fois un miracle.

Ils venaient de traverser le campo Santo Maurizio et s’engageaient à présent dans la calle delle Ostreghe, une étroite ruelle bordée en plein jour de charmantes boutiques, mais plongée à cette heure dans une telle obscurité qu’on ne voyait pas à un mètre. Königsegg avait les yeux qui lui piquaient, les menottes lui faisaient mal aux poignets. Le pire restait pourtant la crainte des événements à venir.

— Mori turi tesa lutant, murmura-t-il.

Il ne savait pas trop ce que cette phrase signifiait ni où elle se trouvait dans les Saintes Écritures – il n’était pas aumônier, après tout –, mais ce proverbe de la Bible lui semblait convenir à sa situation. On aurait presque dit une prière, ou une formule magique.

Mori turi tesa lutant, répéta-t-il avec ferveur.

À cet instant, il se produisit pour la seconde fois de la soirée un événement qu’il n’avait pas prévu. Il lui fallut trois ou quatre secondes pour comprendre ce qui s’était passé. Le professeur à côté de lui avait pris ses jambes à son cou et disparu dans l’obscurité. Le général sentit une main se poser sur son épaule et l’écarter. Le maigre hurla quelque chose en vénitien et les deux policiers s’élancèrent à leur tour. Il entendit encore pendant un moment leurs cris furieux et le bruit de leurs bottes sur le pavé. Puis les cris cessèrent, les pas s’évanouirent et le silence se fit. Königsegg avait de nouveau le sentiment d’être plongé dans un rêve. Il fit deux pas en arrière en titubant, se retourna et s’enfuit dans la nuit.