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Parfois, Tron s’étonnait de la facilité avec laquelle il passait du palais Tron au palais Balbi-Valier, de la frugalité à l’abondance. Un esprit moins solide, pensait-il alors, aurait eu du mal à supporter une telle douche écossaise. Lui, au contraire, appréciait le changement. Il trouvait que le charme de l’un accroissait celui de l’autre. Les pièces spacieuses et bien chauffées de la princesse lui paraissaient encore plus luxueuses quand il imaginait le froid humide de chez eux. À l’inverse, l’atmosphère de mélancolique décrépitude qu’il appréciait tant dans le palais de ses ancêtres lui semblait d’autant plus précieuse lorsqu’il songeait au caractère un peu nouveau riche du domicile de sa fiancée.
De même, l’éclair qu’il était en train de déguster lui rappelait inévitablement les petits pains au rabais de la comtesse et la confiture aux mouches, ce qui en relevait d’autant le goût. Pouvait-il en prendre un quatrième sans courir le risque d’une discussion pécuniaire ? Il se pencha au-dessus de la table sans quitter des yeux la princesse. L’observait-elle déjà ? Non. Elle fixait l’étui à cigarettes qu’elle tenait à la main et semblait plongée dans ses pensées. Sans doute réfléchissait-elle à ce qu’elle venait d’entendre.
— La théorie d’Holenia, remarqua-t-elle enfin, me semble digne des romans de Bossi.
— Il l’a en effet accueillie avec enthousiasme, approuva le commissaire. Néanmoins, elle expliquerait pourquoi on a dérobé le cercueil pour le restituer aussitôt. Même si j’ai du mal à imaginer que ce « on » soit Zorzi.
— Tu le connais si bien que cela, ce Zorzi ?
— Nous partagions le même banc au séminaire patriarcal. Mais nous nous sommes perdus de vue lors de son exil. J’ignorais par exemple qu’il avait servi dans l’armée de Sardaigne et participé à la guerre de Crimée.
— Encore faut-il que ce soit vrai…
— Holenia n’a aucune raison de me mener en bateau.
— L’idée que Zorzi travaille à la fois pour le Comitato Veneto et pour les renseignements de Turin n’en reste pas moins assez hasardeuse.
— Pourquoi ? Turin souhaite l’unification italienne, et le Comitato Veneto le ralliement à Turin.
— Tu crois Zorzi capable d’un assassinat ?
— Il vaudrait mieux parler d’un homicide ! Commis pour empêcher un drame plus grave. Un attentat contre la personne de l’empereur aurait des conséquences désastreuses. Je préfère encore deux cadavres.
— Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ?
Tron haussa les épaules.
— J’attends que Bossi se manifeste. Il enquête pour savoir si Zorzi était au casino dimanche soir. Dans le cas contraire, il faudra découvrir au plus vite où il se cachait.
— Et que te dit ton intuition ?
— Elle ne marche que pour la poésie.
— Cela ne répond pas à ma question.
— Mon intuition me dit que Zorzi est hors de cause. Et que nous n’avons toujours pas compris de quoi il retourne.
— Vous allez transmettre l’affaire ?
— Cela dépend des découvertes de Bossi. De toute façon, ajouta-t-il dans un soupir, la décision revient à Spaur, qui a besoin d’un succès – déjouer un attentat par exemple – pour obtenir l’autorisation de se marier.
— Nous aussi, nous avons besoin d’un succès, observa la princesse. Qu’en est-il du collier dérobé par l’assassin de Ziani ? Si Zorzi est à l’origine de ces crimes, il doit l’avoir caché quelque part.
Elle sortit une cigarette de son étui et l’alluma.
— Que dirais-tu d’une rafle ?
— Au casino Molin ?
— Par exemple.
— Les casinos sont placés sous l’autorité de l’armée. Pour une perquisition, il nous faut un ordre de mission de Toggenburg. En dehors de cela, je ne suis toujours pas convaincu de la culpabilité de Zorzi.
— Où loge-t-il ?
— Près de l’église des Gesuati.
— Vous n’avez qu’à jeter un coup d’œil dans ses placards en son absence, suggéra Maria. Si vous y trouviez le collier, vous tiendriez l’assassin. Et tu pourrais le servir à Spaur sur un plateau d’argent.
— On croirait entendre Bossi. Deux phrases sur trois sont au conditionnel. Attendons de savoir ce qu’il a appris.
— En supposant qu’il ait appris quelque chose.
Tron sourit.
— Je suis sûr que c’est le cas. Et mon intuition me dit qu’il est déjà en chemin.
Comme Tron l’avait prédit, l’inspecteur se présenta une demi-heure plus tard. Massouda ayant reçu l’ordre de ne pas l’annoncer, mais de l’introduire sur-le-champ, Bossi ouvrit la porte sans manières, après avoir frappé brièvement, et apparut sur le seuil. Son chef se leva pour lui serrer la main, mais aussi pour mieux l’observer pendant son entrée dans le salon de la princesse, un spectacle dont il ne se lassait pas. Fier d’être reçu au palais Balbi-Valier, l’inspecteur s’avançait en levant le menton. En même temps, la gêne qu’il éprouvait devant le luxe ostentatoire des lieux lui faisait rentrer la tête dans les épaules. Le résultat de ces deux mouvements contradictoires était que son buste se retrouvait dans une position critique et que le jeune homme tanguait au-dessus du tapis. Il alla s’asseoir sur le divan.
— Ainsi donc Zorzi n’était pas au casino dans la nuit de dimanche à lundi, devina le commissaire en lui tendant un café et un gâteau car, le soir, dans le salon de la princesse, on se servait soi-même.
L’inspecteur écarquilla les yeux.
— Comment êtes-vous au courant, commissaire ?
— Je suppose que vous n’avez eu aucun mal à l’établir, expliqua son supérieur. Sans doute le saviez-vous dès hier après-midi.
Bossi hocha la tête.
— C’est juste.
— Or si Zorzi avait été là, vous m’auriez aussitôt prévenu. Par conséquent, j’en déduis qu’il était absent et que vous avez passé la journée à enquêter pour découvrir où il se cachait. À en juger par votre mine, vous avez obtenu des résultats intéressants.
— Holenia avait raison, déclara l’inspecteur.
— Que voulez-vous dire ?
— Dimanche, Zorzi s’est rendu à Vérone et il est revenu par le train du soir.
La princesse se pencha vers lui.
— Vous en êtes sûr, inspecteur ?
— J’ai un témoin. Un des quatre gondoliers travaillant pour le casino Molin l’a conduit à la gare dimanche matin et est allé le rechercher dans la nuit.
— Il a peut-être pris ce train pour une tout autre raison, objecta le commissaire.
— Vous croyez qu’il peut s’agir d’un hasard ?
— Oui, c’est possible. Avez-vous demandé s’il était au casino jeudi soir, au moment où Ziani a été assassiné ?
Bossi secoua la tête.
— Non, mais je ne serais pas surpris s’il avait été absent. Et si on retrouvait le collier chez lui.
Il réfléchit un instant, puis reprit sur un ton badin : — Il paraît qu’il possède un logement près des Gesuati. Je doute qu’il ait dissimulé le collier au casino.
— Enfin, Bossi ! Nous ne savons même pas s’il a à voir avec cette affaire.
— Nous n’avons pas de preuve tangible, admit l’inspecteur. Mais nous pourrions nous en procurer une. Notre petite excursion sur l’île des morts n’était pas très légale non plus.
— Voilà une idée originale ! s’exclama Tron dans un éclat de rire. Toutefois, vous n’êtes pas le premier à l’avoir eue. La princesse m’a déjà suggéré tout à l’heure de fouiller son appartement.
Bossi reposa sa tasse de café.
— Qu’attendons-nous alors ?
— Le verdict de Spaur. Je propose qu’entre-temps, vous rédigiez un rapport et que j’aille lui parler demain matin.
— Que va-t-il décider, selon vous ?
— Nous avons déjà tellement fait avancer l’enquête qu’on ne pourra plus nous oublier au moment de distribuer les récompenses, dit Tron en se servant un cinquième éclair. En revanche, si nous continuons seuls, nous misons tout sur une seule carte. À mon avis, le commandant va transmettre le dossier.