34

Dans la nuit, une violente averse s’était abattue sur la Hofburg. Le martèlement des gouttes contre les vitres avait réveillé Élisabeth à deux reprises ; chaque fois, elle avait eu du mal à se rendormir. Cependant, la pluie avait diminué au cours de la matinée. Vers midi, elle se limitait à un faible ruissellement. Par ailleurs, le niveau de l’eau dans le bec du baromètre de Goethe avait monté de manière sensible. Pour des raisons qu’elle n’avait jamais comprises, cela signifiait que le temps allait changer. Du reste, il avait déjà changé. Cela la rassurait car l’idée de devoir se rendre à la gare de Glocknitz sous une pluie battante lui répugnait.

En s’approchant d’une fenêtre des appartements du tsar Alexandre, peu après midi, et en écartant le rideau, elle constata que les nuages couleur d’ardoise s’étaient métamorphosés en un ciel bleu lavande. La place du Jeu-de-Paume à ses pieds était toujours parsemée de flaques, mais la plupart des fiacres avaient déjà abaissé leurs capotes, signe incontestable qu’il n’allait pas se remettre à pleuvoir de sitôt. Sissi lâcha le rideau en tulle légèrement déchiré et se retourna.

Le centre du grand salon était envahi par les bagages : des coffres, des malles, des valises et des sacs remplis de chaussures et de vêtements. Au total, vingt-quatre – tous numérotés avec soin, enregistrés sur une liste et posés dans l’ordre les uns à côté des autres. Cela faisait presque une semaine que la comtesse Königsegg passait dix heures par jour à préparer leur voyage à Venise.

Le dernier, tout à droite, une petite valise en cuir insignifiante, venait encore de Possenhofen ; sur le devant, on distinguait les armoiries des ducs de Bavière. Sissi l’avait préparée elle-même ; c’était le bagage le plus important. Il contenait trois robes de promenade toutes simples, deux manteaux non moins discrets et, dans une boîte à part pour éviter qu’il ne s’écrase, un chapeau gris perle, muni d’une voilette noire.

Était-il vrai, comme on le racontait, que Pauline Metternich et l’impératrice Eugénie se déguisaient pour prendre l’omnibus à Paris ? En fumant comme des sapeurs ? Dans le cas de Pauline Metternich, pensa Sissi, cela paraissait peu probable ; c’était une vraie sotte. Eugénie, en revanche, en était bien capable. N’avait-elle pas un jour, en Espagne, remis un prix à un torero avec une cigarette aux lèvres ? Et un poignard à la ceinture ? Pas étonnant que François-Joseph n’ait pas une très haute opinion de l’impératrice des Français, non plus que de son mari. Dès qu’il était question de Napoléon III, il devenait cassant.

En ce qui la concernait, la voilette suffirait amplement. Personne ne reconnaîtrait sous les traits d’une étrangère à la tenue discrète l’impératrice d’Autriche venue prendre un café au Florian. Elle laisserait le soin de passer commande à Ida Ferenczy, qui savait quelques mots d’italien. Sissi supposait que les serveurs parlaient allemand, mais là n’était pas la question. Comme il serait excitant de lever les yeux au plafond et d’imaginer son époux à l’étage supérieur, en pleine conférence avec Toggenburg ! Pour lui, elle ne serait jamais sortie du palais royal. Si nécessaire, elle le lui ferait remarquer.

L’emploi du temps de la visite officielle, que la comtesse Königsegg lui avait remis à l’issue du petit déjeuner, correspondait en gros à ce que François-Joseph et elle avaient convenu. Sissi devait faire trois apparitions officielles : lors d’une représentation à La Fenice le mercredi, pendant la messe à la basilique Saint-Marc le jeudi, suivie du discours de l’empereur à ses sujets vénitiens du haut de la tribune, et, enfin, le soir, à l’occasion du grand bal donné au palais royal, où elle devrait valser avec son mari, ce qu’il n’y avait pas moyen d’éviter. Elle avait refusé une visite à l’Arsenal et un passage éclair chez les chasseurs croates, mais François-Joseph n’avait pas insisté. En revanche, il avait attaché beaucoup d’importance à sa présence lors du discours sur la place Saint-Marc, sans pouvoir toutefois lui expliquer pourquoi.

Sissi se réjouissait que le programme lui laissât une certaine marge de manœuvre, dont elle comptait bien profiter. Ida Ferenczy était déjà au courant. Quant à Mme Königsegg, elle la mettrait devant les faits accomplis. Et si jamais François-Joseph avait vent de ses escapades – ce qui, avec un peu d’habileté, devait pouvoir être évité –, elle saurait bien l’apaiser. Au pire, elle le laisserait la prendre dans ses bras. Elle frissonna. Rien que cette pensée lui paraissait déjà insupportable.

Sans être aussi insupportable, le détail de leur départ le lendemain soir, qui aurait lieu comme d’habitude en grande pompe, n’avait rien d’agréable non plus. Ils devraient se répartir sur une dizaine de calèches, escortées par des cavaliers de la première garde d’archers, pour se rendre à la gare de Glocknitz d’où partait le train spécial à destination de Trieste. Bien entendu, une foule immense les attendrait sur le quai car la presse avait annoncé de manière circonstanciée le voyage de l’empereur à Venise. Mon Dieu, pensa Sissi, comme elle haïssait cette curiosité malsaine ! Surtout quand les gens avaient le toupet de les dévisager à l’aide de jumelles et de lorgnettes.

En traversant le salon Boucher pour rejoindre ses propres appartements, la dernière strophe du poème qu’elle avait composé la veille lui revint à l’esprit. Elle la récita en silence.

Dès que j’aperçois des lunettes

Perfides dirigées vers moi,

Je souhaiterais qu’on les broie

Comme la personne indiscrète.

Pas mal, pensa-t-elle, même si le quatrain ne possédait pas l’élégance mordante d’un Heine. Cela dit, Heine n’était pas marié à François-Joseph ! Le rythme clochait un peu, d’où une mauvaise accentuation. Mais bon, elle n’avait de toute façon pas l’intention de publier ses œuvres. En outre, elle pourrait toujours reprendre la strophe. Pourquoi pas le lendemain soir, dans le salon du train ? Ou bien le surlendemain, sur le pont arrière du Jupiter ? Avec un peu de chance, le temps resterait clément. Ou même plus tard, au Florian ?