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Le commissaire descendit de gondole peu avant dix heures. Un léger brouillard recouvrait la Piazzetta. Les becs de gaz devant le palais des Doges et la Marciana dessinaient des ronds de lumière jaune dans l’air humide où flottait également depuis plusieurs jours une nervosité croissante. Tandis que les officiers de passage s’amusaient dans les nombreux cafés de la place Saint-Marc, les soldats stationnés à Venise – des chasseurs croates pour la plupart – étaient chargés de veiller au bon déroulement des festivités pendant le séjour de l’empereur. Ils intervenaient sans ménagement au moindre attroupement et prenaient un malin plaisir à vérifier les papiers des Vénitiens aussi bien que ceux des étrangers. Tron remarqua que deux sous-lieutenants postés devant la colonne au lion l’observaient avec attention depuis qu’il avait posé le pied sur le môle. Allait-il devoir montrer son passeport ? Mon Dieu, l’avait-il sur lui au moins ?

Non, ils le laissèrent passer sans l’interpeller. Peut-être son nouveau haut-de-forme, qu’il avait acheté (pour une belle somme) après avoir perdu l’ancien sur le Patna, leur inspirait-il le respect.

Une heure plus tôt, il avait reçu un billet de Königsegg au palais Balbi-Valier. Le message se limitait à trois lignes par lesquelles le général de division lui donnait rendez-vous au Florian à dix heures. Il ne contenait pas un mot sur la décision de la souveraine, mais il était rédigé sur un épais papier de luxe aux armes de l’impératrice, ce qui laissait supposer que l’intendant en chef l’avait écrit avec l’aval de Sa Majesté. Tron s’étonnait qu’il voulût le rencontrer non pas au Quadri, mais précisément au Florian, haut lieu de sédition. Königsegg avait sans doute ses raisons. Cette fois, en tout cas, il était peu probable qu’il portât l’uniforme. Traînerait-il à nouveau avec lui le petit Spartacus ? Le commissaire ne put s’empêcher de sourire. Oui, c’était vraisemblable.

Il continua son chemin sans se presser, dépassa de nombreux emplacements où l’on vendait de la friture de poissons ou des marrons chauds et doubla plusieurs groupes d’officiers en train de bavarder, une cigarette aux lèvres. Il s’arrêta devant le portail de la basilique pour examiner la tribune en bois sur laquelle l’empereur grimperait le lendemain. C’était de là qu’il s’adresserait à ses sujets. L’estrade – on y accédait sans peine par deux marches commodes – était ceinte d’une balustrade qu’on devait encore décorer de guirlandes de fleurs. Deux sergents des chasseurs croates montaient la garde. Vu qu’ils le dévisageaient d’un air méfiant, comme s’il pouvait avoir caché une bombe sous son chapeau, Tron se remit prudemment en marche.

Il ne faisait aucun doute, pensa-t-il, que l’intendant en chef avait tout intérêt à déjouer un attentat contre la personne de l’empereur. Il ne faisait aucun doute non plus qu’il avait conscience de sa dette envers lui et n’avait pas l’intention de se dérober à cette obligation. Mais l’impératrice, elle, s’embarquerait-elle dans une entreprise aussi risquée ? Le croirait-elle capable d’arrêter un homme ou, plutôt, un tueur professionnel qui avait déjà montré à quel point il était dangereux ? D’un autre côté, quelle solution restait-il s’il était exclu de s’adresser à l’empereur ? Existait-il même une autre solution ?

Contrairement au Quadri, le Florian était presque vide ce soir-là, ce qui tenait sans doute au fait qu’un cordon sanitaire* de chasseurs croates contrôlait les papiers de tout nouveau venu, y compris ceux de Tron. Les officiers, jamais bien nombreux, avaient déserté l’établissement. Même les Vénitiens semblaient en minorité. La plupart des clients étaient des étrangers : des Anglais en tweed à carreaux, des Français raffinés, des Russes barbus.

Königsegg, en civil comme Tron l’avait supposé, avait pris place dans la salle orientale, sous le portrait d’une belle Maure. Face à lui, une dame mince, vêtue de noir, à l’épaisse chevelure cachée par un chapeau gris, tournait le dos au commissaire qui distingua néanmoins qu’elle portait une voilette. Un peu troublé par la présence d’une tierce personne, il s’approcha et fit une courtoise révérence. Alors, la dame tourna la tête d’un geste lent et il reconnut son visage à travers la gaze. Sa surprise fut telle qu’il faillit marcher sur Spartacus, occupé à déguster un gâteau aux cerises sous la table.

 

Une fois la première surprise passée, Sissi avait très vite recouvré son calme quand Königsegg lui avait exposé son histoire – comme si, dans cette ville, de sombres complots faisaient partie de la vie quotidienne et qu’on n’avait aucune raison de perdre contenance à l’annonce de telles nouvelles. N’avait-on pas toujours l’impression, s’était-elle dit en attendant le commissaire, qu’ici chaque place et chaque café constituaient un décor où se jouait une pièce de théâtre différente ? Où les acteurs allaient saluer, puis retirer leurs masques dès que le rideau serait tombé ?

Elle avait songé un instant à prévenir son mari du complot. Cependant, qu’est-ce que cela aurait changé ? Königsegg avait raison. François-Joseph aurait demandé des explications à Crenneville et le général d’artillerie lui aurait servi un mensonge avant d’annuler l’opération pour la répéter ailleurs et à un autre moment. Il fallait donc à tout prix lui arracher son masque de serviteur zélé ici et maintenant.

Après avoir dicté les quelques lignes destinées au commissaire, Sissi s’était changée sans le secours de sa femme de chambre. Elle avait mis une robe simple, son chapeau à voilette, ses bottines à boutons et une cape discrète, achetée à Munich l’année précédente. Une demi-heure plus tard, l’intendant en chef et elle avaient quitté le palais royal par l’aile Napoléon et traversé la place Saint-Marc en compagnie de Spartacus, un excellent camouflage.

À nouveau, elle avait pu constater l’effet inouï que le monde produisait sur elle quand elle n’était pas entourée de sa suite et que personne ne l’importunait de ses regards curieux. François-Joseph souffrait-il lui aussi de cette indiscrétion permanente qui empêchait de voir ? En tout cas, cet instant s’était gravé dans sa mémoire : la place sertie dans une guirlande de becs de gaz, la foule houleuse, une légère nappe de brouillard que les pigeons traversaient tels des fantômes. Une odeur de sel marin où se mêlait un soupçon fétide, pareil à la note de cœur d’un parfum, perçait derrière la note de tête des marrons chauds qu’on vendait à des stands.

Le Florian en revanche, comme tant de choses qu’on s’imagine merveilleuses et qu’on aborde le cœur battant, l’avait déçue. Les salons successifs, presque aménagés comme de confortables salles de séjour, étaient certes jolis, mais nulle part elle n’avait aperçu de Vénitiens plongés dans des discussions enflammées, en train de concevoir des pamphlets séditieux et vociférant des hourras à la gloire de Garibaldi à chaque gorgée de café, comme François-Joseph le dépeignait chaque fois qu’il évoquait ce lieu. Le seul acte de résistance qu’elle ait pu remarquer était commis par un homme d’apparence fragile, qui dégustait un morceau de gâteau au chocolat tout en lisant la Stampa di Torino. Toutefois, elle ne pensait pas que la police de Venise intervînt pour si peu. D’ailleurs, le Florian était étonnamment vide. Sans doute les habitués avaient-ils préféré ne pas venir à cause du contrôle à l’entrée.

Une fois que Königsegg eut inspecté l’endroit avec nervosité, ils s’étaient installés dans la salle orientale qu’ils partageaient avec un couple (russe ?) assis en silence face à deux petites cafetières (ici, on ne servait que des cafetières) et deux choux à la crème.

Quand le serveur était venu prendre leur commande, elle avait insisté pour obtenir une coupe de glace italienne, nom inoffensif donné à une création anti-austro-hongroise qu’on appelait en dialecte vénitien coppa Garibaldi et qui se composait de glace à la pistache verte, de sorbet au citron blanc et de glace à la fraise rouge. De cette manière, il ne se douterait jamais qu’il avait affaire à l’impératrice d’Autriche. Königsegg, qui désapprouvait bien entendu son choix et tirait toujours une mine de six pieds de long, avait commandé de manière démonstrative un Kaiserschmarrn1 avec de la compote de pommes (car ils en vendaient aussi).

Peu après dix heures, le commissaire s’était approché de leur table. Sissi avait tourné la tête et constaté avec amusement qu’au moment où il la reconnut, sa mâchoire inférieure se décrocha et qu’il resta bouche bée pendant un petit moment.

 

— La comtesse, dit Königsegg en distinguant bien les deux syllabes et en adressant à Tron un regard de supplique, souhaitait vous remettre le document en main propre.

Il fallut au commissaire trente secondes, voire plus, pour refermer la bouche. Alors, il se pencha sur la main qu’on lui tendait avec un sourire, esquissa un baiser et leva le regard vers la comtesse qui, lui sembla-t-il, le lui rendit avec un grand naturel, presque avec une certaine intimité. Il distinguait sa lèvre supérieure, qui recouvrait légèrement l’autre, le tracé moqueur de sa bouche, l’amorce de ses fossettes, ses grands yeux marron foncé et son front haut. Oui, cela ne faisait aucun doute, il s’agissait bien de l’impératrice en chair et en os, assise devant lui et en train de manger une coppa Garibaldi. Il s’éclaircit la gorge.

— La comtesse Hohenembs, si j’ai bon souvenir ?

L’impératrice esquissa un sourire un peu sentimental. Puis elle lui dit dans son allemand doux, teinté de bavarois :

— C’est parfaitement exact, comte.

— Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici.

Petit à petit, il avait repris ses esprits.

— Et moi, répliqua-t-elle sans cesser de sourire, je ne m’attendais pas à vous voir au bal demain soir.

Puis elle se pencha au-dessus de la table, la mine soudain sérieuse.

— Comment comptez-vous y prendre, commissaire ?

— Je vais monter au grenier vers trois heures et arrêter cet individu.

Tron s’était assis à côté de l’intendant en chef qui plantait sa fourchette dans son Kaiserschmarrn, l’air mal à l’aise. Des bruits de langue provenaient de dessous la table : Spartacus léchait son assiette.

L’impératrice fronça les sourcils.

— Comme ça, tout simplement ?

— Je serai armé, comtesse ! précisa le commissaire. Et si nous en venons au corps à corps, son fusil de précision ne lui sera pas d’un grand secours.

Tron se réjouissait que le terme corps à corps lui soit revenu. Il semblait faire son petit effet. Derrière la voilette, Sissi fit une grimace angoissée.

— Vous pensez devoir vous battre ?

Il secoua la tête.

— Non, je pense qu’il se rendra sur-le-champ.

— Qu’est-ce qui vous permet d’en être aussi sûr ?

L’impératrice avala une cuillerée de glace à la fraise et but une gorgée de café. Le commissaire remarqua qu’elle changeait chaque fois de parfum de manière à déguster la coppa Garibaldi dans l’ordre subversif.

— Nous avons affaire à un tueur professionnel, expliqua-t-il sur un ton d’expert. Ces gens sont vénaux. Il suffit de lui proposer une plus grosse somme que la bande de Crenneville.

Sissi comprit aussitôt.

— Vous voulez dire qu’il va nous révéler le nom de ses commanditaires ? Pour de l’argent et en échange de sa liberté ?

Tron acquiesça.

— Il n’y aura pas de combat ou, tout au plus, une joute verbale.

— Quelle garantie pouvez-vous lui offrir ?

— Aucune, répondit le commissaire. Mais nous non plus, nous n’avons aucune garantie qu’il parlera. Nous serons obligés de nous faire une confiance mutuelle.

— Que se passera-t-il une fois que vous l’aurez arrêté ? Avez-vous l’intention de le confier aux gardes du palais royal ?

Sissi hésita un instant avant de poursuivre.

— Peut-être risquent-ils de…

— … le tuer au cours d’une tentative de fuite ? demanda le commissaire.

— Cette hypothèse ne me paraît pas exclue, confirma-t-elle. Les morts ne parlent pas.

— C’est pourquoi, dit Tron, je ne le confierai pas aux gardes du palais royal, mais à la Kommandantur.

La fausse comtesse plissa le front.

— Vous allez bien devoir passer devant les sentinelles pour sortir du palais !

Il secoua la tête.

— Avec mon uniforme d’officier, je n’aurai aucun mal. Une fois dehors, il sera trop tard pour l’abattre.

— Et alors, Crenneville est fichu, lâcha Königsegg non sans une certaine satisfaction.

— De même que tous les gens qui se cachent derrière lui, ajouta la souveraine.

Elle prit à nouveau une cuillère de glace à la fraise, suivie d’une gorgée de café. Puis elle sortit de son sac à main une feuille pliée en quatre qu’elle tendit au-dessus de la table.

— Voici le document que vous avez réclamé. Il ne reste plus qu’à ajouter le nom, le régiment et le grade.

Elle s’adressa alors à son intendant en chef.

— Où en est l’uniforme, comte ?

Königsegg, qui s’était penché sous la table pour parler à Spartacus, se releva. Tron remarqua un peu de gâteau aux cerises collé à ses lèvres.

— Pour l’uniforme, dit le général de division en prenant sa serviette afin de s’essuyer la bouche, adressez-vous à M. Carducci. Il vous attend.

— Le couturier de la calle Gritti ?

— Oui. Bien sûr, il faudra vous contenter de celui qui vous ira. Carducci ne pourra rien retoucher en un laps de temps aussi bref.

Il se baissa à nouveau pour poser par terre le reste de Kaiserschmarrn. Spartacus le remercia d’un ouah joyeux.

— Y a-t-il un grand choix ?

Königsegg, qui avait entre-temps refait surface, hocha la tête.

— Vous trouverez un uniforme à votre goût, commissaire.

— Dans ce cas, je prendrai le plus discret possible.

1- Dessert autrichien à base de grosses crêpes, de raisins et de sucre glace. (N.d.T.)