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La détonation, un léger paf, retentit dix secondes après la fin des coups de cloche, alors qu’un silence attentif s’était déjà répandu autour de lui. François-Joseph avait compté jusqu’à dix avec lenteur et concentration en vérifiant l’expression de son visage et le port de sa tête dans le miroir sur pied de sa chambre à coucher. Confier au hasard la grande scène du lendemain eût été une erreur. Quelle mine devait-il afficher devant une foule suspendue à ses lèvres ? Devait-il lever un peu plus le menton ? Prendre un air de magnanime autorité ou au contraire de froide résolution ? Et devait-il tressaillir au moment où le premier coup de feu retentirait ? Ou plutôt limiter ses mimiques au strict minimum du stoïcisme et se contenter de lever la main droite pour calmer la panique qui ne manquerait pas de survenir aussitôt ?

L’empereur fit deux pas en arrière, lissa sa veste d’uniforme du plat de la main et en arriva à la conclusion qu’une nouvelle répétition s’imposait. Il fallait à tout prix que le numéro se déroulât sans heurt. Il tourna la tête sur le côté et dit, sans quitter des yeux son reflet dans le miroir : — Encore une fois, Rottner. À mon signal.

Son valet de chambre, Rudolf Rottner, s’inclina. Il tenait de la main droite une tapette à mouches et de la gauche une clochette. Sur un signe de Son Altesse, il avait déjà agité celle-ci une douzaine de fois, puis compté en silence jusqu’à dix avant de claquer la tapette à mouches contre un carton à chapeau posé sur le lit impérial. À chaque sonnerie, Sa Majesté avait inspiré profondément et fait deux pas en direction du miroir, puis, après le paf de la tapette à mouches, il avait relevé le menton et esquissé une grimace, à vrai dire chaque fois un peu différente. Son Altesse ne lui avait pas expliqué le sens de ses actes. Et bien entendu, il n’avait pas posé la question.

À nouveau, l’empereur leva le bras – le signal convenu. Aussitôt, Rottner agita la clochette, puis compta lentement jusqu’à dix. Dans l’intervalle, François-Joseph s’approcha du miroir, le dos raide, et tendit le menton. Quand la tapette à mouches s’abattit sur le carton à chapeau, paf, il tressaillit une fraction de seconde avant de tourner le regard vers le plafond et de lever la main droite. Il resta un moment dans cette position tandis que ses lèvres bougeaient. Enfin, il fit volte-face et hocha la tête d’un air satisfait.

— Ce sera tout, Rottner.

 

Tout en regagnant son cabinet de travail pour jeter un coup d’œil par la fenêtre, François-Joseph s’étonna que jusqu’à présent son plan audacieux ait fonctionné à merveille. Il était certes regrettable que le commissaire ait failli périr sur ce maudit bateau, mais, autant qu’il pût savoir, il avait déjà repris ses fonctions. Il aurait donc l’occasion de le voir le lendemain soir et de lui adresser quelques paroles. L’empereur s’étonnait aussi de n’avoir rencontré aucune difficulté lors des nombreuses audiences accordées à des notables locaux au cours de l’après-midi. Les Vénitiens étaient si différents des Tchèques mal dégrossis ou des Hongrois insoumis ! Ils faisaient preuve de politesse, exposaient leurs requêtes avec modestie, et quand on se voyait obligé de leur opposer un refus, ils le prenaient avec flegme. Ou faisaient-ils juste semblant ? Avec les Italiens, on ne savait jamais.

François-Joseph écarta le rideau, ouvrit le battant de la fenêtre qui coinçait et baissa les yeux sur la place Saint-Marc illuminée par les becs de gaz. Parviendrait-il à voir la tribune d’où, quelques heures plus tard, il calmerait la panique naissante d’un geste énergique ? Il se pencha à l’extérieur, tourna la tête vers la droite et constata avec déception que le Campanile lui bouchait la vue.

Lorsqu’il entendit un bruit sourd contre la porte derrière lui, il leva les bras en l’air sans le vouloir. Mais ce n’était qu’un laquais qui avait frappé pour annoncer son officier d’ordonnance.

Dès qu’il fut entré, le comte Crenneville s’inclina et dit d’une voix nerveuse : — Toggenburg m’a rendu visite en compagnie du commandant de police.

Il tenait à la main une grande enveloppe marron. L’empereur fronça les sourcils.

— Ils sont venus ensemble ? Que voulaient-ils ?

— Le commissaire Tron a découvert que demain après-midi, un membre de l’armée allait tirer sur Sa Majesté depuis le toit du palais royal.

Le souverain écarquilla les yeux.

— Comment a-t-il fait ?

Crenneville glissa une main dans l’enveloppe.

— Son Altesse royale désire-t-elle lire le rapport du commissariat ?

François-Joseph secoua la tête.

— Non, résumez !

Quand le général d’artillerie eut terminé, l’empereur garda le silence un moment.

— Ce Tron est vraiment étonnant, dit-il enfin. Bien entendu, ils s’imaginent être en présence d’un attentat réel. Que leur avez-vous raconté ?

— Que nous avons tendu un piège au tireur. Et que cette affaire relevait du secret d’État.

— Vous croyez que Spaur s’y tiendra ?

— Sans aucun doute ! Pour plus de précaution, j’ai fait une allusion à sa requête.

Il sortit cette fois de l’enveloppe une feuille de papier ministre qu’il tendit à l’empereur.

— Elle est arrivée de Vienne ce matin par la valise diplomatique.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une demande du commandant de police relative à une affaire personnelle, répondit l’officier d’ordonnance. Le dossier a été bloqué à la chancellerie de la Hofburg car le formulaire d’accompagnement n’était pas rempli de façon correcte. C’est pourquoi la demande a d’abord été rejetée pour des raisons formelles. En d’autres termes, il s’agit d’une réitération.

Crenneville toussota. François-Joseph esquissa un geste agacé.

— Merci, j’ai compris. Que veut-il ?

Le comte s’autorisa un sourire discret.

— Se marier.

— Comment ? Donnez-moi ça !

L’empereur survola le courrier en secouant la tête.

— C’est ridicule. Quel âge a-t-il maintenant ?

— Soixante-trois ans.

— Et la dame ?

— Vingt-sept.

— Elle pourrait être sa petite-fille !

— C’est exact, renchérit Crenneville. Mais au moins, il a une bonne raison de se taire.

— Faut-il que je décide tout de suite ?

— Non, rien ne presse.

Le comte s’apprêtait à sortir quand un geste de l’empereur l’arrêta.

— Encore une question, Crenneville.

— Majesté ?

— Cet homme qui doit me tirer dessus, il va s’enfuir par le palais royal, n’est-ce pas ?

Le général d’artillerie baissa la tête.

— C’est exact, Majesté.

François-Joseph afficha une mine songeuse.

— Ne serait-il pas dommage qu’il parvienne à s’échapper ? Il a quand même tenté d’éliminer un commissaire de police.

Il se tut un instant avant de reprendre sur un ton presque badin : — Que diriez-vous d’un petit accident au cours de sa fuite ?

Crenneville ravala sa salive.

— Sa Majesté suggère qu’en traversant le palais royal cet homme… rencontre des difficultés ?

François-Joseph avait soudain une expression qui ne lui disait rien de bon.

— S’il tombait sur une personne persuadée qu’il voulait vraiment commettre un attentat, expliqua le souverain d’une voix lente sans quitter son officier d’ordonnance des yeux, cette personne ne s’efforcerait-elle pas de l’arrêter ?

Crenneville acquiesça.

— Si, c’est probable, Majesté.

— Et qui est persuadé qu’on en veut à ma vie ?

— Le commissaire Tron, Majesté.

François-Joseph fixa les becs de gaz sur la place Saint-Marc pendant un bon moment. Enfin, il se détourna de la fenêtre et demanda : — Croyez-vous que, s’il le fallait, ce commissaire hésiterait à… tuer notre homme ?

Crenneville sentit son pouls s’accélérer.

— Non, Majesté.

L’empereur lissa sa veste d’uniforme.

— Eh bien, trouvez une idée !

 

Une fois dans le couloir, Crenneville constata que son pouls s’était calmé. Eh bien, trouvez une idée ! Il n’en trouverait jamais, une idée. Toute cette affaire était déjà bien assez délicate en soi. Y mêler le commissaire ne ferait que compliquer les choses. Et puis, que lui dire ? Nous avons préparé un attentat fictif, commissaire, et après le numéro, nous aimerions réduire le régicide au silence. Peut-être accepteriez-vous de, paf, paf, nous en débarrasser ? Non, impossible. Le commissaire Tron n’accepterait jamais. Ce plan ne tenait pas debout. Crenneville prit une grande aspiration et décida de faire ce qui lui semblait le plus raisonnable dans sa situation, à savoir oublier l’ordre de l’empereur.