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Bossi était fou de joie. Zorzi, un agent double ! Cette expression qu’il n’avait jusqu’alors rencontrée qu’entre deux plats d’un livre devenait enfin réalité. Il ne se lassait pas de la répéter, prenant alors le même ton que lorsqu’il disait tueur professionnel, vanne de gaz ou plaque sèche à la gélatine. Bien sûr, il s’était gardé de montrer à quel point il était ravi qu’on eût démasqué le fourbe. Mais il n’avait pu cacher sa satisfaction de ne pas devoir terminer le rapport destiné à la Kommandantur et de savoir que l’enquête resterait entre les mains de professionnels, comme il s’était exprimé sans qu’on puisse deviner s’il n’entendait par là que lui-même ou incluait son chef.
Le commissaire était monté le voir dans son bureau sous les combles du commissariat, une minuscule soupente, gelée en hiver et irrespirable en été, pleine à craquer de matériel photographique. Quand Tron eut terminé son compte rendu, Bossi sortit du tiroir son arme de service et se mit à la charger. Le commissaire ne comprenait pas pourquoi il léchait chaque cartouche du bout de la langue avant de l’introduire dans le magasin.
— Nous allons au casino Molin seuls ou nous prenons des renforts ? demanda Bossi avec un regard dur en direction de son chef.
On aurait dit l’incarnation de la vitalité. Tron, que les gens débordant d’énergie rendaient nerveux, fronça les sourcils.
— Pour quoi faire ?
— Arrêter Zorzi, pardi ! Après deux meurtres, il n’a plus rien à perdre. Des agents doubles tels que lui sont des gens extrêmement dangereux.
Bossi entreprit de nettoyer le canon de son revolver à l’aide d’un chiffon, par bonheur sans le lécher au préalable.
— Je n’ai pas l’intention de l’arrêter, dit le commissaire. J’avoue que la théorie d’Holenia est originale. Mais seuls les dieux savent si ses spéculations sont fondées.
— Qu’envisagez-vous de faire, alors ?
Bossi avait du mal à cacher sa déception.
— Je veux d’abord m’assurer que sa théorie est juste, répondit son supérieur. Si Zorzi était au casino dimanche soir, il ne peut pas avoir commis le crime dans le train. Et le cas échéant, il n’avait aucune raison de tuer Ziani.
— C’est-à-dire que nous allons vérifier s’il était au Molin dans la nuit de dimanche à lundi ?
— Que vous allez le vérifier, Bossi. Moi, le personnel me connaît déjà. Et rangez-moi ce fichu revolver, s’il vous plaît !
L’inspecteur prit le temps d’extraire les cartouches une à une. Un profond soupir souligna le fait qu’on l’obligeait à mettre sa vie en jeu.
— Que dois-je entreprendre si Zorzi n’était pas au casino ce soir-là ?
— Dans ce cas, essayez de savoir où il se trouvait. Sans utiliser votre pétard !
— Et s’il s’avère qu’il était dans le train de Vérone ? Et qu’il n’a pas d’alibi pour jeudi soir non plus ?
Tron esquissa une moue sceptique.
— Vous allez trop vite en besogne, Bossi. Pas besoin de nous casser la tête à ce sujet pour le moment.
— Où puis-je vous joindre, commissaire ?
— Aujourd’hui, je reste au palais Tron. Demain, je serai au palais Balbi-Valier.
Tron se leva de son tabouret et se dirigea vers la porte. Alors qu’il posait la main sur la poignée, Bossi lâcha enfin la question que son chef attendait depuis le début.
— Pourquoi Spaur ne veut-il pas céder l’affaire ?
Le commissaire se l’était demandé lui aussi. À vrai dire sans résultat.
— Il prétend ne pas faire confiance à la police militaire, répondit-il sans conviction. Cependant, rien n’est encore définitif. Il veut se laisser jusqu’à lundi pour décider si nous gardons le dossier ou si nous le transmettons à la Kommandantur. D’ici là, il part à la montagne avec Mlle Violetta.
Cette information sembla intéresser l’inspecteur au plus haut point.
— Vous a-t-il parlé de mariage ?
— Non, dit Tron. Mais je sais que Mlle Violetta est enceinte.
Bossi écarquilla les yeux et garda le silence pendant un bon moment. Il fallait d’abord qu’il digère la nouvelle.
— Vous voulez dire que Mlle Violetta attend un… ?
Tron hocha la tête.
— Par conséquent, précisa-t-il, il ne peut pas repousser leurs noces ad vitam aeternam. Le problème, c’est qu’il a besoin de l’autorisation de l’empereur.
— Comment cela ?
Bossi fixa le commissaire d’un air stupide. Il faut dire que cette phrase n’était pas simple à comprendre.
— Les commandants de police et les officiers ayant le rang de général, expliqua Tron, sont soumis au même régime que les archiducs. Pour se marier, ils doivent obtenir l’aval de la Hofburg ou bien démissionner, ce qui ne semble pas être dans les intentions de Spaur.
Le jeune homme secoua la tête avec indignation.
— Mais c’est une pratique moyenâgeuse ! Quelle sera la décision de l’empereur à votre avis ?
— La rumeur prétend que le frère de Mlle Violetta secondait Garibaldi en Sicile, répondit le commissaire. Si les archives du gouvernement confirment cet on-dit, leur mariage me paraît compromis.
— Et vous pensez que c’est une raison suffisante pour ne pas céder l’affaire ?
— Si Spaur lui sauve la vie, conclut Tron, François-Joseph ne pourra plus lui refuser l’autorisation d’épouser Mlle Violetta.