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Sissi ouvrit les yeux et vit dans le miroir ce qu’elle voyait chaque fois qu’on la coiffait : son visage, encadré par des flots de cheveux châtain clair et détaché du reste du monde par un tablier aussi blanc que la nappe de sa table de maquillage ou la blouse de sa coiffeuse. Celle-ci avait peigné les mèches impériales pendant une heure et s’occupait à présent de nouer un chignon provisoire. Fanny Angerer, ancienne coiffeuse du Hoftheater qu’elle avait réussi à débaucher, coûtait à la liste civile deux mille florins par an, soit le salaire d’un professeur d’université, comme François-Joseph se plaisait à le lui rappeler quand il ne lui faisait pas la morale sur le coût de ses chevaux, de ses voyages et de sa garde-robe.

Elle avait eu tort, d’ailleurs, de ne pas lui faire remarquer, la veille au soir, qu’il profitait lui aussi de son éclat. Quand il était entré dans sa loge à La Fenice avec l’impératrice à son bras, un murmure avait parcouru la salle et s’était bientôt transformé en une véritable tempête d’applaudissements. Selon elle, il ne faisait aucun doute que cet enthousiasme lui était destiné, à elle, Sissi, vêtue d’une robe de rêve, un froufrou* sensationnel en soie jaune, avec une longue traîne, des manches ballon et une abondante dentelle au cou et aux poignets. Au théâtre, François-Joseph s’était montré pendant un petit moment détendu et joyeux, libre du souci qui semblait l’accabler depuis leur arrivée à Venise et qu’il refusait de lui avouer, qu’il ne s’avouait sans doute pas à lui-même.

En y repensant bien, à vrai dire, Sissi devait reconnaître que la nervosité de son époux n’était pas injustifiée. La garde civile avait en effet découvert un nid de conjurés. Le commissaire Tron avait même failli perdre la vie lors d’une explosion. Cet incident flétrissait l’honneur du contre-espionnage de l’armée autrichienne, qui ne soupçonnait manifestement rien, et faisait honneur à la police vénitienne. C’était un beau geste de la part de l’empereur, pensa-t-elle, d’avoir invité le comte Tron au gala du lendemain. Elle se réjouissait de le revoir et, par la même occasion, de faire la connaissance de sa fiancée dont on lui avait vanté la beauté et le sens des affaires.

Il demeurait malgré tout surprenant que François-Joseph se montrât toujours aussi tendu alors que le complot était déjà déjoué. Comment se faisait-il qu’il donnât une telle impression de nervosité, comme s’il craignait encore un danger imminent ? De quoi pouvait-il s’agir ? Il avait refusé de répondre à toutes ses questions.

C’est sans doute à cause de ce danger inconnu qu’elle n’avait pas réussi jusqu’alors à sortir du palais royal en catimini. Les Königsegg semblaient avoir reçu des instructions formelles. Quand elle avait exposé à l’intendant en chef son désir de descendre incognito au café Florian, le comte s’était montré inflexible. Même son épouse avait cette fois-ci refusé de se laisser entraîner dans des escapades douteuses. L’expression semblait assez déplacée à l’égard de l’impératrice, mais dans sa grande bonté, Sissi avait fermé les yeux car la pauvre connaissait à nouveau des difficultés avec son mari et avait les nerfs à fleur de peau. Pour une fois, la cause de leurs disputes n’était pas une liaison extraconjugale, mais un chiot blanc à taches noires avec lequel le comte l’avait accueillie à son arrivée à Venise. Spartacus, comme il s’appelait, laissait derrière lui des crottes et des flaques dans tout le palais royal. La comtesse semblait très remontée contre l’animal.

Quoi qu’il en soit, Sissi devait se contenter de promenades en gondole avec les Königsegg qui n’ouvraient pas la bouche de tout le trajet et, conformément aux instructions, veillaient avec soin à ce que l’embarcation ne s’arrête nulle part. La veille, ils avaient entrepris une excursion au Lido ou, plutôt, ils avaient contemplé le Lido de loin et, seulement parce qu’elle avait insisté, mis le cap sur la punta di Santa Marta avant de rentrer. Le bateau, qui portait le nom étrange de Patna, n’avait pas coulé, ce qui tenait sans doute au fait qu’en dehors des passages balisés, la lagune ne dépassait pas deux mètres de profondeur par endroits. Elle ignorait toujours ce qui s’était passé au juste sur ce navire, mais elle espérait en apprendre plus de la bouche du commissaire pendant le gala.

Sissi nota que les doigts de Mlle Angerer quittaient ses cheveux et que ses mains s’écartaient. Comme chaque fois que la coiffeuse retirait le tablier, un léger courant d’air lui caressa le visage. Dans le miroir, elle vit que ses cheveux étaient tressés en un simple chignon. Elle approuva. Ce n’était pas ce qu’elle souhaitait pour le bal du lendemain, mais pour ce soir-là, il suffisait amplement.

 

Cinq minutes plus tard, sa femme de chambre annonça le comte Königsegg. L’intendant en chef entra dans le salon avec la mine d’un homme accablé – sans doute encore un problème de couple, pensa-t-elle. Elle avait tenté maintes fois d’intervenir dans leur détresse conjugale et de les aider de ses conseils. Mais désormais, elle se demandait lequel des deux elle plaignait le plus : lui d’avoir épousé la comtesse Bellegarde ou elle d’être tombée sur Königsegg. En tout état de cause, la comtesse devenait chaque jour un peu plus irascible, ce qui n’était pas vraiment surprenant vu que son mari, en plus de la tromper, s’adonnait à la boisson et au jeu ou cherchait du réconfort auprès d’un animal.

Le général de division fit une révérence polie que Sissi, en bonne souveraine, accueillit d’un hochement de la tête encourageant.

— Et les dents ? demanda-t-elle.

La mine de Königsegg s’éclaircit dans l’instant.

— Elles poussent ! Nous pourrons bientôt passer à la viande.

L’impératrice sourit.

— Que puis-je pour vous, comte ?

— Je viens d’avoir un entretien avec le commissaire Tron, répondit-il d’une voix hésitante. C’est pourquoi je me permets de vous importuner.

— Il est invité au bal de demain soir. A-t-il confirmé ?

— Oui, il sera là. En compagnie de la princesse de Montalcino. Mais ce ne fut pas notre principal sujet de conversation.

— De quoi avez-vous donc parlé ?

— De l’attentat qui menace l’empereur.

Sissi fronça les sourcils.

— Pas plus tard qu’hier, nous avons vu l’épave devant la punta di Santa Marta de nos propres yeux. Je pensais que l’affaire était réglée.

Königsegg soupira.

— Le commissaire aussi le croyait.

— Que s’est-il passé ?

— Certaines circonstances, dit l’intendant en chef en guise d’introduction, font apparaître les événements sous un jour un peu différent.

Lorsqu’il eut terminé son récit, l’impératrice garda le silence quelques instants. Elle finit par dire en secouant la tête : — Je n’arrive pas à y croire.

— Pourtant, c’est vrai. Le commissaire m’a convaincu.

— Donc, avec Crenneville, François-Joseph a nourri une vipère en son sein. Voulez-vous que je lui en parle ? demanda-t-elle d’un air soucieux.

Königsegg leva les mains pour l’arrêter.

— Surtout pas ! Sa Majesté convoquerait aussitôt le général d’artillerie, qui serait ainsi prévenu.

— Quelle autre solution voyez-vous ?

— Le commissaire Tron pense pouvoir désarmer l’homme à temps.

— Comment ? Il ne le connaît pas ! Il ne sait même pas s’il s’agit d’un officier.

— C’est ce que je lui ai fait remarquer.

— Et qu’a-t-il répondu ?

— Qu’il croit connaître l’heure et le lieu.

— Cela ne lui sera pas d’un grand secours, objecta la souveraine. La sécurité de François-Joseph est tout entière aux mains de l’armée. Il y a trois barrages, poursuivit-elle après une brève réflexion, et une douzaine de personnes tout au plus peuvent passer le dernier. La garde civile ne peut même pas approcher mon mari. Je ne vois pas ce que le commissaire pourrait faire.

— Il n’est pas obligé de s’approcher de l’empereur.

— Ah non ?

— Il suffit qu’il s’approche du tueur.

— Mais au moment de l’attentat, l’assassin sera sous les combles du palais royal, non ?

Königsegg hocha la tête.

— C’est bien pourquoi le commissaire a besoin d’un laissez-passer et d’un uniforme.

Sissi pâlit.

— Vous voulez dire que…

— Tron veut attendre le tireur et l’arrêter dans le grenier. C’est la seule solution.

La souveraine se retourna, puis se dirigea vers la fenêtre et fixa l’obscurité. Königsegg se demanda ce qu’elle observait, le brouillard d’une nuit d’automne s’étant levé sur le bassin de Saint-Marc. Hormis quelques becs de gaz dans les Giardini, on ne voyait rien.

Au bout d’un moment, la souveraine se retourna et déclara : — Je veux bien établir un laissez-passer au nom du commissaire, mais à deux conditions.

— Lesquelles ?

— Vous vous chargez de l’uniforme.

— Volontiers. Et la seconde ?

Quand l’impératrice l’eut énoncée, Königsegg blêmit.

— Son Altesse ne peut quand même pas…

Elle lui coupa la parole d’un geste énergique.

— Je peux parfaitement. Où joindre le commissaire ?

— Au palais Balbi-Valier.

— Alors, écrivez ! ordonna-t-elle sur un ton qui n’admettait aucune réplique.