52
Tron fit un pas en arrière et un quart de tour à droite pour se regarder de profil dans le miroir. Le soleil qui entrait dans la chambre de la princesse par la fenêtre grande ouverte mettait en valeur le rouge carmin de l’uniforme et faisait briller les riches passementeries argentées sur sa poitrine et sur ses manches. Pour des raisons qui lui étaient inconnues, le casque était recouvert de fourrure sombre et surmonté d’une mystérieuse boule en métal d’où sortait une grande plume d’autruche oscillant à chaque mouvement de la tête. Selon lui, il fallait être soûl pour concevoir une pareille tenue.
— Nous avons essayé au moins une douzaine d’uniformes, expliqua-t-il en s’efforçant de ne pas bouger. C’est le seul qui m’allait et pour lequel Carducci avait encore une paire de bottes.
Les bottes, elles aussi ornées de riches broderies argentées, étaient taillées dans du cuir teint en jaune et lui arrivaient presque aux genoux. Elles étaient si grandes qu’il avait dû les bourrer de papier journal. Pour marcher, il était obligé de tourner la pointe des pieds vers l’extérieur.
— Et à quel corps d’armée appartiens-tu ? voulut savoir Maria, assise sur le rebord de la fenêtre, les jambes ramenées contre le corps, une cigarette à la main.
Un doux vent d’ouest avait chassé le brouillard. Le ciel derrière elle était d’un bleu sans nuages. Ce temps se maintiendrait à coup sûr jusqu’au soir, pensa Tron.
— Je suis capitaine des hussards hongrois. En fait, je devrais aussi porter une fourrure de tigre sur l’épaule gauche. Mais elle sentait le poisson, nous y avons renoncé. M. Carducci m’a certifié que sur ce point, le règlement manquait de clarté.
— On ne peut pas vraiment parler de tenue discrète, remarqua la princesse.
— Tu crois que quelqu’un qui voudrait passer inaperçu porterait un tel uniforme ?
— J’en doute.
— Donc, il n’existe pas de meilleur camouflage, conclut le commissaire.
— Comment les choses vont-elles se dérouler exactement ?
— De manière on ne peut plus paisible. Après avoir montré mon laissez-passer, je vais prendre l’escalier de service et monter au grenier où notre homme se trouvera sans doute déjà.
— Alors ?
— Alors, je vais me présenter et lui exposer notre offre.
— Comme si vous vous étiez donné tranquillement rendez-vous au café ?
— Parfaitement.
— Tu seras armé ?
— Je vais prendre un revolver et une paire de menottes, dit-il en souriant. Pour le cas où il ne se montrerait pas sensible à mes arguments. Mais il n’y a aucune raison de dramatiser.
La princesse restait sceptique.
— Tu crois sincèrement qu’il va accepter ta proposition ?
— Sa Majesté m’a posé la même question.
— Et que lui as-tu répondu ?
— Que j’avais des arguments probants. Or, jusqu’à maintenant, cet homme a toujours agi de manière rationnelle. Il ne tue que quand il n’a pas le choix. De fait, il avait de bonnes raisons de vouloir se débarrasser de moi.
— Il n’en a plus à présent ?
Tron secoua la tête.
— Ce n’est pas un fanatique !
— Et tes explications ont convaincu Sa Majesté ?
— Je pense que oui.
— Il est malgré tout suprenant qu’elle ait tenu à te rencontrer au Florian.
— Pas du tout ! C’est le dernier endroit où l’on s’attendrait à trouver l’impératrice d’Autriche.
— Quelle femme étonnante ! J’ai hâte de faire sa connaissance.
La princesse jeta un coup d’œil sur sa montre, un médaillon pendu à son cou.
— À quelle heure dois-tu y aller ?
— Dans un instant.
— Je déteste quand tu pars à tes rendez-vous.
— Rendez-vous est le mot juste, plaisanta Tron. Je vais mener une conversation, arrêter cet individu, et à six heures, je suis de retour. Nous aurons encore bien assez de temps pour nous changer avant le bal.
Vingt minutes plus tard, Tron descendit de gondole dans la calle Vallaresso pour gagner l’aile Napoléon par l’arrière (compte tenu de son uniforme, il préférait ne pas traverser la place Saint-Marc). Venise resplendissait. Un ciel radieux, d’un bleu à la Della Robbia, recouvrait la cité des Doges. Il faisait une chaleur presque estivale. Au bout de quelques pas, il se mit à suer sous son casque recouvert de fourrure. Les bottes d’apparat jaunes, conçues pour monter à cheval, se révélaient elles aussi très inconfortables. Comme le papier journal censé caler ses pieds s’était vite écrasé, il nageait dedans et était obligé de trottiner en se dandinant.
Malgré tout, il passait inaperçu, tant la cohue était grande. L’intérêt que l’apparition publique de l’empereur suscitait chez les Vénitiens ne manqua pas de le surprendre. Une véritable marée humaine s’engouffrait dans les étroites ruelles menant à la place Saint-Marc. Quand la foule fut bloquée, l’uniforme somptueux des hussards hongrois se révéla même d’une grande utilité : les gens s’écartèrent devant lui avec respect, ce dont il les remercia d’un aimable tapotement de l’index sur la tempe droite.
Il franchit le premier barrage, situé devant l’aile Napoléon, sans devoir s’arrêter. Le deuxième contrôle, assuré par des chasseurs croates, eut lieu juste à l’entrée du palais royal. Il se limita à un coup d’œil admiratif sur son uniforme, suivi d’un salut militaire et d’un recul servile. Le troisième, dans le vestibule, était confié à un lieutenant des trabans, vêtu d’une veste vert foncé aux revers écarlates et d’un pantalon en daim blanc. Il examina la plume d’autruche au-dessus du casque avec un air de connaisseur. Dès qu’il aperçut la signature de l’impératrice au bas du laissez-passer, il se mit au garde-à-vous et claqua des talons.
Au pied du grand escalier conduisant à la salle de bal, Tron prit à gauche. Il traversa un deuxième vestibule où plusieurs officiers bavardaient en fumant et arriva dans un long couloir au bout duquel se trouvait l’escalier en colimaçon permettant d’accéder aux combles. Comme le couple impérial était à la basilique avec l’ensemble de sa suite, Tron s’était imaginé que le palais royal serait désert. En réalité, il croisa une foule de laquais, frôla des ordonnances, rencontra un aumônier. Et dans l’escalier, il dut même se pousser à deux reprises pour laisser descendre une domestique portant un panier à linge.
Le commissaire entra dans le grenier du palais royal peu après trois heures de l’après-midi. La porte en haut de l’escalier n’était pas fermée à clé. Néanmoins, il ne se donna pas la peine de l’ouvrir sans bruit. Le tireur pouvait bien l’entendre. Il devait même l’entendre. Tron rabattit la porte derrière lui et resta un instant immobile, le temps que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Peu à peu, il distingua l’espace divisé en chambres de bonne par des cloisons en bois. Dans l’une d’elles se trouvaient deux chaises ; dans une deuxième, une commode et un mannequin de tailleur. Toutes les autres étaient vides.
Le jour provenait de deux lucarnes inclinées. Comme l’air était rempli de minuscules grains de poussière, une bande de lumière sale tombait sur le plancher grossier. Sans doute y avait-il des chauves-souris. En levant les yeux, Tron en reconnut plusieurs grappes accrochées aux chevrons, leurs petites têtes en bas. Il ne put s’empêcher de penser à Bossi qui ne lui ferait jamais croire que ces bestioles se nourrissaient d’insectes et non de sang humain. Il prit à droite et s’arrêta au bout de l’étroit couloir délimité par les cloisons.
Là, il faisait presque noir. Pourtant, au bout de quelques secondes, il distingua une porte quasi invisible. Alors il ôta son casque, le posa par terre et inspira profondément. Puis il poussa le battant avec précaution. La porte s’ouvrit dans un craquement. Après avoir enjambé le seuil, il se retrouva dans le grenier de la bibliothèque Marciana.
L’atmosphère y était plus fraîche. Un léger courant d’air agitait les toiles d’araignée tendues entre les poutres. Tron comprit aussitôt à quoi tenait cette différence. L’une des trois lucarnes était entrouverte. Un morceau de bois coincé entre le cadre et le montant l’empêchait de se refermer. Sous la lucarne se trouvait une caisse en bois. Deux pas plus loin, il aperçut un anneau métallique vissé dans un imposant madrier. Au moment où il découvrit l’arme posée à terre devant la caisse, une voix retentit derrière lui.
— Levez les mains en l’air sans vous retourner !
L’inconnu n’avait pas haussé la voix, mais parlé sur un ton tranchant et résolu. Surtout, ses paroles avaient été précédées du bruit caractéristique d’un chien de revolver qu’on abaisse. Tron s’exécuta aussitôt. L’inconnu s’approcha de lui, fouilla sa veste et s’empara des menottes ainsi que de son arme.
— Allez jusqu’à la poutre. Là, vous pourrez baisser les bras.
Tron obéit. Il sentit qu’une moitié des menottes se refermait autour de son poignet tandis que l’autre était attachée à l’anneau métallique fixé au madrier. Alors, la voix dit :
— Vous pouvez vous retourner, commissaire.
L’homme debout sous la lucarne portait un uniforme de premier-lieutenant des chasseurs impériaux d’Innsbruck et l’observait, les sourcils légèrement levés. Son visage bien dessiné était rasé de près. Des mèches grises traversaient ses cheveux foncés qui commençaient à se raréfier en haut du front. Le rayon de lumière presque vertical au-dessus de lui accentuait le blanc immaculé de sa veste et soulignait les rides prononcées aux commissures de ses lèvres. Il avait glissé son revolver dans sa ceinture avec décontraction. Un tueur professionnel, se dit Tron, ne ressemble pas à cela, il a l’air plus froid, plus impitoyable. Il pensa à la mort de Zorzi afin d’éprouver du dégoût pour cet homme, mais sans succès.
— Le commandant de police avait garanti au général d’artillerie que vous resteriez en dehors de cette histoire, commissaire, dit l’inconnu d’une voix calme après l’avoir dévisagé pendant un petit moment.
Tron fronça les sourcils.
— Vous savez qui je suis ?
— En tout cas, vous n’êtes pas capitaine des hussards hongrois. Que voulez-vous ?
— Vous suggérer de renoncer. L’attentat ne peut plus passer pour le fait de patriotes italiens. Trop de gens sont maintenant au courant de la conjuration au sein de l’armée.
Un rapide sourire traversa le visage de l’inconnu. Puis il prononça des paroles que Tron ne comprit pas :
— Il ne s’agit pas d’une conjuration au sein de l’armée, commissaire. Ma mission consiste à tirer sur l’empereur avec des balles à blanc.
Et il ajouta avec un haussement d’épaules :
— Rien n’accroît autant le prestige d’un souverain qu’un attentat manqué.
L’espace d’un instant, Tron fut persuadé que l’homme venait de dire quelque chose d’absurde. Quelque chose qui n’expliquait ni les événements des jours précédents ni leur présence dans ce grenier. Son entendement finit pourtant par se raccrocher à l’expression de balles à blanc qui conféra soudain un sens à la phrase. Il parvint à refouler un éclat de rire hystérique, mais dut ravaler plusieurs fois sa salive avant de pouvoir parler.
— Vous voulez dire que tous ces événements constituent…
Il s’interrompit car il ne trouvait pas le mot juste.
— Une mascarade, confirma l’inconnu d’une voix calme.
D’accord, pensa Tron, il avait bien compris. Sauf que cette mascarade avait coûté la vie à deux personnes. Il toussota.
— Voilà pourquoi Crenneville voulait nous tenir à l’écart ?
L’homme hocha la tête. Puis, pour la deuxième fois, il prononça une phrase que Tron ne comprit pas tout de suite, qu’il ne comprit pas du tout. Il précisa sans élever la voix et sur un ton presque badin :
— Cela étant, il ne pouvait pas savoir que vous aviez raison, commissaire.
Que vous aviez raison, commissaire ? Tout à coup, Tron eut le sentiment désagréable que son entendement s’échappait de son crâne, traversait la lucarne et s’envolait avec lenteur dans le ciel bleu. Il inspira à pleins poumons et attendit qu’un sens quelconque résulte de cette phrase. Cependant, elle continuait de n’en avoir aucun.
— Je ne vais pas me servir de balles à blanc, reprit l’individu.
Il ramassa son fusil posé par terre, fit basculer le canon et introduisit une cartouche dans la chambre. Alors il dit :
— Je vais tuer l’empereur.
Je vais tuer l’empereur. Cette phrase-ci, au moins, pensa Tron, était courte et limpide comme un exemple dans une grammaire latine. Caedam caesarem. Zorzi lui revint à l’esprit, le séminaire patriarcal et les uniformes noirs qui leur donnaient une allure de petits curés. Il se rappela le froid en hiver et les doigts tout bleus de son ancien camarade de classe. Alors, il fixa le tueur.
— Pour qui travaillez-vous ? Pour Turin ? Pour Garibaldi ?
L’homme reposa son fusil. Soudain, il eut l’air triste et fatigué, comme quelqu’un qui n’a pas dormi depuis des jours.
— Ni pour l’un ni pour l’autre, répondit-il. Je commandais une unité spéciale qui poursuivait une troupe de Chemises rouges. À la tombée de la nuit, les rebelles se sont réfugiés dans une maison à proximité de Torre di Benaco. C’est un village sur la rive orientale du lac de Garde, ma région natale. Nous avons cerné le bâtiment.
Il marqua une courte pause avant de reprendre :
— Dans cette maison, il y avait une femme et une enfant. C’est pourquoi nous ne l’avons pas prise d’assaut.
— À quand cela remonte-t-il ?
— À l’été 59, dit l’homme. Nous avons demandé du renfort à Vérone. Je pensais que face à notre supériorité numérique les Chemises rouges se rendraient. Les renforts arrivèrent à l’aube. Mais le lieutenant a refusé de négocier. La femme et l’enfant ne l’intéressaient pas.
L’homme se tut et fixa le fusil qu’il tenait toujours dans les mains.
— Ils ont incendié la maison, reprit-il enfin. Quand les Chemises rouges en sont sortis, les mains en l’air, ils les ont abattus.
— Et la femme avec son enfant ? demanda le commissaire.
— Ils les ont également abattues, dit l’inconnu d’un ton placide. Suite à cela, le commandant a été décoré par François-Joseph.
Tron toussota. La question lui paraissait superflue car il en savait d’avance la réponse, mais il la posa quand-même.
— Vous connaissiez la femme et l’enfant ?
L’homme acquiesça sans trahir la moindre émotion.
— C’étaient mon épouse et ma fille.
Un silence se fit. Il dura un long moment, jusqu’à ce que, tout à coup, le malefico se mît à sonner, à sonner si fort que les poutres du toit en vibraient. L’homme se retourna sans hâte et monta sur la caisse. Puis il ouvrit la lucarne en grand, épaula son fusil et posa le canon sur le cadre de la fenêtre. Quand le malefico s’arrêta, ses lèvres commencèrent à bouger comme s’il comptait ou récitait une prière.