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Le train, seize voitures vertes suivies de deux wagons de marchandises sans fenêtres, quitta la gare de Vérone à huit heures du soir, comme le voulait l’horaire. Seuls un petit groupe d’officiers autrichiens et une douzaine de civils étaient montés dans les compartiments chauffés, heureux d’échapper à l’humidité glaciale du quai.
Grâce aux instructions extrêmement précises du colonel Hölzl, il n’avait eu aucun mal à reconnaître l’individu et s’était installé en face de lui. Comme il s’agissait d’une voiture de première classe, une lithographie de l’empereur était accrochée entre deux lampes à pétrole au-dessus du siège en velours vert. Quel que soit l’angle sous lequel il considérait l’affaire, ce détail lui paraissait lourd de sens.
Les compartiments attenants étaient restés vides. Au fond, cela n’avait aucune espèce d’importance. Il s’était préparé à exécuter son travail sans bruit. Bien sûr, l’opération aurait pu se compliquer si, malgré l’absence de réservation, un gradé avait insisté pour s’asseoir dans le même compartiment qu’eux. Mais comme le train ne s’arrêtait qu’une seule fois, en gare de Vicence, et que cela ne s’était pas produit, il s’était détendu et somnolait à présent dans le fauteuil rembourré.
L’homme en face de lui, avec qui il n’avait pas échangé plus de deux ou trois paroles anodines, avait un visage banal, rasé de près et grassouillet. De temps à autre, il se servait du binocle accroché à un bouton de sa redingote pour feuilleter le Giornale di Verona. Le crêpe noir passé autour de son bras gauche ainsi que les commissures de ses lèvres tombantes laissaient supposer un récent décès dans sa famille. La pâleur cadavérique de son teint qui prenait des reflets verdâtres dans la lumière des lampes à pétrole convenait à merveille à ces circonstances.
Il devait avoir entre trente et quarante ans et n’était sans doute même pas officier de réserve, mais simple civil en piètre condition physique. Des hommes aux doigts roses et boudinés n’étaient pas des adversaires dangereux. Il ne lui faudrait donc pas longtemps pour en venir à bout, d’autant que le gaillard n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Une petite balle bien ciblée entre les deux yeux – c’était l’affaire de quelques secondes –, et la première partie de l’opération serait réglée. Quelques jours plus tôt, il avait chronométré une dernière fois le trajet et constaté que le train mettait huit minutes à traverser le nord de la lagune. C’était bien assez pour tuer l’inconnu et se débarrasser de son cadavre, même s’il devait rencontrer une résistance improbable.
La pluie s’était mise à tomber après Padoue et s’était transformée en un véritable déluge à l’approche de Fusina, là où commence le pont ferroviaire au-dessus de la lagune. De grosses gouttes frappaient la fenêtre, formant de larges traînées sur le verre avant de poursuivre leur chute. Si le temps avait été plus clément, il aurait baissé la vitre pour jeter un coup d’œil sur les scintillements à la surface de l’eau et respirer à pleins poumons les effluves salins. Mais aujourd’hui, il devait hélas y renoncer. Il ne voyait rien d’autre que le reflet de l’homme en train de gaspiller les dernières minutes de sa vie à la lecture du Giornale di Verona, un quotidien d’un ennui mortel.
Il ramassa la mallette posée sur le siège à côté de lui, en défit les lanières en cuir et y plongea la main droite. Comme toujours, la poignée de son arme, en ébène lisse, lui procura un plaisir extrême, presque plus intense que la peau d’une femme. Le train avait ralenti et s’était engagé sur le pont. Il n’y avait aucune raison d’attendre plus longtemps. Il sortit son revolver et le pointa sans hâte entre les yeux de l’inconnu. Puis il baissa le chien et appuya sur la détente, mais le seul bruit qu’il perçut se limita à un bref clic. Le revolver était bloqué.
L’homme aux doigts boudinés réagit avec une rapidité surprenante. Au lieu de rester figé de peur – ce qui lui aurait permis d’essayer une nouvelle fois de tirer un coup de feu –, il se pencha sur la gauche et projeta son pied droit dans les airs. Sa botte vint frapper le revolver qui tomba par terre avec fracas. Alors le petit gros jaillit de son fauteuil. Ses deux mains se refermèrent autour de son cou comme les mâchoires d’une tortue.
Il l’étranglait de toutes ses forces. Sous l’effet d’une douleur à peine supportable, sa vue se troubla un instant. Il roula sur le côté et se cogna contre la vitre avec violence. Malgré tout, il parvint à enfoncer l’index et le majeur dans les globes oculaires de son adversaire. Le petit gros aux doigts boudinés hurla et relâcha son étreinte sans le vouloir, ce qui lui donna l’occasion de le frapper au menton du poing gauche. Sa tête partit à la renverse. Un second coup de poing, cette fois de la main droite, la plus forte, atteignit à son tour le menton de l’inconnu et lui imposa une rotation sur le côté. Le petit gros perdit l’équilibre et s’effondra en haletant comme un poisson hors de l’eau.
Aussitôt, il s’assit à califourchon sur son dos, passa le bras droit autour de son cou et lui attrapa les cheveux de la main gauche de manière à tirer sa tête en arrière. Un geste bref et puissant suffit à lui briser la nuque. On aurait dit le bruit d’un coquillage qu’on écrase sur la plage. Le bonhomme lâcha un cri étouffé, se cabra une dernière fois, puis retomba sans force sur le plancher. Sa tête était tournée vers le côté. Ses yeux vides fixaient le visage de l’empereur qui avait suivi le combat d’une mine impassible.
Dans l’intervalle, le train devait avoir franchi la moitié du pont. Il lui restait donc encore quatre petites minutes pour fouiller sa victime et, ensuite, la jeter par-dessus bord. Les documents de transport se trouvaient dans la poche intérieure de sa redingote – avec un passeport, un billet de première classe et une réservation dans un hôtel de la place Saint-Marc. Le passeport était à coup sûr falsifié, et le mort n’avait sans doute jamais eu l’intention de descendre dans cet hôtel. Il remit le billet de train dans la poche intérieure de la redingote : premier indice destiné à la police vénitienne.
Il attrapa l’inconnu sous les aisselles, le releva et plaqua son dos contre la porte du compartiment, aussi droit que possible. Puis il baissa la poignée et vit le buste tomber en arrière dans l’obscurité. Il s’imagina entendre le claquement du cadavre à la surface de l’eau. La pluie continuait son vacarme sur le toit du wagon. Par un temps pareil, personne n’aurait l’idée de passer son nez à la fenêtre. Et quand bien même c’eût été le cas, il faisait trop noir pour qu’on pût distinguer quoi que ce soit. Il se rassit et posa le Giornale di Verona à côté de lui.
Le train avait ralenti et roulait maintenant au pas. Sur la droite, on distinguait déjà quelques becs de gaz. Puis le quai surgit. Des porteurs en uniforme bleu marine attendaient devant un panneau où il était écrit, pour les voyageurs qui auraient eu un doute, Venezia Santa Lucia.
Quelques instants plus tard, un homme d’âge moyen, à l’air bouleversé, sortit d’une voiture de première classe et jeta un regard inquiet à la ronde. Il portait un crêpe noir autour du bras gauche de son manteau démodé et tenait un journal dans la main droite. De toute évidence, il arrivait à Venise pour un enterrement.