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Debout à la fenêtre de sa chambre, grande ouverte, un verre de cognac rempli à ras bord à la main, Eberhard von Königsegg admirait la place Saint-Marc plongée dans la pénombre. Comme il s’était mis à bruiner vers onze heures, il ne distinguait qu’un rectangle gris foncé, entouré de plusieurs douzaines de points lumineux – les becs de gaz offerts aux Vénitiens par Son Altesse en personne. Le général de division vida son verre d’un trait. Une explosion de chaleur à l’intérieur de son ventre le détendit aussitôt. Il se prit à rêver qu’il n’avait jamais mis les pieds au casino Molin.

La reconnaissance de dette qu’il y avait signée la nuit précédente atteignait la somme astronomique de cinq mille cinq cents florins. Or il savait que quand les officiers autrichiens ne réglaient pas leurs obligations, les casinos s’adressaient au commandant de place. Le cas échéant, une enquête officielle ferait éclater au grand jour son goût pour la boisson et ses aventures extraconjugales. Après cela, tout le monde le laisserait tomber comme une vieille chaussette. À moins que…

Königsegg inspira profondément et ferma la fenêtre. Ensuite, il jeta un coup d’œil sur sa montre de gousset et constata qu’il était presque onze heures et demie. Il avait décidé d’attendre minuit. Plus il sortait tard, plus le risque de rencontrer quelqu’un dans les escaliers diminuait.

Au bout de trente minutes passées dans son fauteuil, un autre cognac à la main, le comte se leva. Il éteignit la lampe à pétrole et ferma le dernier bouton de sa veste d’uniforme. Puis il s’empara de la lanterne sourde dont il aurait besoin dans le cabinet de l’empereur et sortit sans bruit dans le couloir.

À présent, il éprouvait une certaine lourdeur dans les membres. Ses genoux vacillaient. Les premiers pas lui donnèrent même l’impression ridicule que le sol s’inclinait sous ses pieds. Néanmoins, il constata qu’il lui suffisait de s’appuyer contre le mur pour garder le cap. Une chance que le cognac ne trouble que son équilibre, pensa-t-il en cherchant la rampe à tâtons. Il gardait l’esprit clair – ce qui était l’essentiel – et son entendement aigu.

Deux paliers plus bas, il toucha au but. Il se trouvait dans un long corridor, faiblement éclairé par les flammes bleuâtres de quelques appliques à gaz. À gauche, du côté de la place Saint-Marc, les appartements de l’empereur se composaient de trois pièces contiguës : tout d’abord l’antichambre, puis la petite salle d’audience et, enfin, le cabinet de travail de Son Altesse où se trouvait le coffre-fort renfermant le collier.

Arrivé devant la porte des appartements royaux, Königsegg s’immobilisa quelques secondes et tendit l’oreille. Comme il n’entendait rien, il appuya sur la poignée avec lenteur, traversa l’antichambre, puis s’engagea d’un pas titubant, mais non dénué d’élan, dans la salle d’audience. Dix minutes après avoir quitté sa chambre, il pénétrait dans le cabinet de travail de l’empereur. Il s’arrêta devant le coffre-fort et inspira de nouveau profondément. Jusqu’à présent, tout s’était déroulé sans accroc. Mais la partie la plus délicate de l’opération l’attendait encore. Il devait composer le bon code.

Quand Grünne avait ouvert le coffre pour y déposer la cassette, deux jours plus tôt, le général de division avait pu voir les deux premiers chiffres de la combinaison. Les quatre suivants allaient de soi. Il s’agissait sans doute d’un zéro, d’un huit, d’un trois et à nouveau d’un zéro. La plupart des gens utilisaient leur date de naissance pour concevoir un code. Königsegg supposait qu’en cela l’empereur n’était pas différent des autres.

Il s’agenouilla, dirigea le faisceau de la lanterne sourde vers le cadran à dix chiffres, gros comme le poing, et arrêta l’aiguille devant le un. Avant chaque nouvelle rotation, il laissait au mystérieux mécanisme de la serrure le temps de s’enclencher. Lorsqu’il eut composé le dernier chiffre, il constata que la sueur perlait à son front et que ses mains tremblaient. Malgré tout, il baissa l’imposante poignée, de la taille de son avant-bras, et tira sur la porte avec précaution. Elle s’ouvrit sans peine. Comme elle était bien huilée, elle ne grinça même pas. Königsegg poussa un soupir de soulagement.

La cassette se trouvait à l’endroit où Grünne l’avait laissée, c’est-à-dire sur l’étagère du milieu. Il s’agissait d’un insignifiant coffret en métal, recouvert de velours vert, qui rappelait immanquablement les boîtes de confiseries de chez Demel, le pâtissier de la Cour à Vienne. Le général de division tendit le bras et l’ouvrit.

Le collier, fixé sur un coussin en velours, était encore plus beau et plus massif que dans son souvenir. Les douze médaillons ovales, dont chacun montrait le profil d’une impératrice romaine, étaient reliés par une chaîne travaillée avec art. Ils produisaient le bruit à la fois clair et sonore des objets en or pur quand ils cognent les uns contre les autres. C’était, pensa-t-il, un de ces bijoux jadis gardés par des dragons et causes de guerres sanglantes. Il devait peser une petite livre. Königsegg ignorait le prix exact de l’or, mais cette somme suffirait à coup sûr pour rembourser ses dettes.

Il enfouit le collier dans une poche de son uniforme, rangea la cassette et referma la lourde porte du coffre-fort. Puis il refit le chemin en sens inverse en prenant soin de ne pas poser les talons. Sur le seuil du cabinet de travail, il s’arrêta un instant et promena le faisceau de la lampe sourde à travers la pièce pour vérifier qu’il n’avait laissé aucune trace. Il y avait peu de chances que quiconque ouvre le coffre-fort dans les prochaines vingt-quatre heures. Il y avait même très peu de chances que quiconque pénètre dans le cabinet de travail avant l’arrivée de l’empereur. Si tout se déroulait comme prévu, il pourrait donc remettre le collier à sa place la nuit suivante.