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La gondole de Spaur descendit le rio di San Lorenzo sans hâte, évita avec habileté un bateau de légumes et s’arrêta au pied du commissariat. Comme il pleuvait, le felze au-dessus des fauteuils était fermé. Le commandant de police mit un certain temps à sortir de la petite tente noire. Tron supposa que Mlle Violetta était elle aussi à bord et que les adieux s’éternisaient. Avaient-ils parlé, à Asolo ? Mlle Violetta avait-elle donné un conseil à son amant ? Une soubrette du théâtre Malibran allait-elle à présent décider du sort de l’empereur d’Autriche-Hongrie ? Le commissaire n’en serait pas surpris. Il était en effet persuadé que les événements importants dans le cours de l’histoire ne se produisaient pas sur les champs de bataille, mais dans les cuisines et les alcôves.
De la fenêtre par où il observait son supérieur, il ne distinguait pas la mine du commandant de police. Toutefois, sa démarche alerte indiquait qu’il avait passé un moment agréable à la montagne. Il était presque midi, cela faisait deux heures que le rapport de Bossi attendait sur son bureau. Tron présumait qu’il lui faudrait une bonne demi-heure pour en venir à bout. L’inspecteur avait bien entendu signalé que Zorzi avait pris le train de Vérone à Venise le dimanche soir. En revanche, il avait tu qu’il pouvait s’agir d’une pure coïncidence puisque cette remarque constituerait déjà une appréciation des événements. Or le commissaire et lui avaient convenu que le rapport ne renfermerait que des faits bruts.
Ces faits, Tron devait l’admettre, ne parlaient pas en faveur de son ancien camarade de classe. Néanmoins, il avait toujours du mal à se le représenter sous les traits d’un tueur professionnel, d’un homme qui tordait le cou de ses victimes avec sang-froid, telle une cuisinière le cou de ses poulets. Non, pensa Tron, impossible. En même temps, il y avait beaucoup de choses qu’il ne parvenait pas à concevoir. Il n’aurait par exemple jamais imaginé que Zorzi eût pu participer à la guerre de Crimée dans les rangs de l’armée de Sardaigne.
À une heure, le sergent Kranzler, le nouveau souffre-douleur de Spaur, frappa à la porte de Tron et lui apprit que leur chef désirait le voir. Le commissaire se rendit donc aussitôt dans le bureau de son supérieur où il découvrit le tableau habituel : le commandant de police était confortablement assis devant trois photographies de Mlle Violetta et une grande boîte de confiseries de chez Demel, toute neuve, qu’il avait inscrite sur sa note de frais, comme Tron venait de l’apprendre par une indiscrétion. Un souvenir de son séjour à la montagne, à savoir une veste en loden, rehaussait l’atmosphère de détente. Cependant, le baron semblait avoir pris connaissance du rapport étalé sur son bureau.
— Je vous félicite, commissaire !
Sa main, en chemin vers une praline, fit un détour pour désigner le rapport de Bossi.
— Voilà du bon travail !
Spaur prit un bonbon enveloppé dans un papier bleu qu’il défit à l’aide du pouce et de l’index. Puis il se pencha en avant, ouvrit la bouche et posa la praline sur sa langue tout en froissant le papier de l’autre main.
— Il faut plutôt féliciter l’inspecteur Bossi, remarqua le commissaire. C’est lui qui a établi que Zorzi avait pris le train dimanche soir, pas moi. Et sans le colonel Holenia, nous n’aurions jamais découvert cette piste.
— Et maintenant ? Que faire, à votre avis ?
— Nous avons détecté un attentat dont l’armée n’a pas la moindre idée, dit Tron. Ce résultat nous honore et ridiculise Toggenburg. Nous ferions bien de nous en tenir là.
— Mais ce Zorzi ? Vous le connaissez, n’est-ce pas ? Que pensez-vous de lui ?
— Je ne crois pas qu’il ait tué les deux victimes. Sa présence dans le train de Vérone peut très bien relever du hasard. Si c’est le cas, nous avancerons dans le brouillard. Or l’empereur arrive demain.
— Vous pensez l’armée capable d’arrêter ces individus d’ici là ?
Tron secoua la tête.
— Non, bien sûr ! En revanche, le commandant de place pourrait modifier l’emploi du temps de l’empereur.
— Vous voulez dire annuler toutes les apparitions officielles de Sa Majesté ?
— Oui, si nécessaire.
— François-Joseph n’acceptera jamais ! D’ailleurs, je doute que Toggenburg se risque à une telle proposition.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on lui reprocherait son incompétence. On lui demanderait pour quelle raison c’est nous qui avons découvert ce projet d’attentat, et pas eux.
L’idée parut lui plaire à l’extrême, il sourit d’un air sournois.
— Quelle autre solution lui reste-t-il si la police militaire ne parvient pas à mettre la main sur les conjurés d’ici demain après-midi ? demanda Tron.
Spaur haussa les épaules.
— Jouer la vie de l’empereur à la roulette russe. Ne rien changer au programme et espérer que tout se passera bien.
Le commissaire se rappela le jugement d’Holenia sur l’armée autrichienne.
— À moins qu’il n’espère le succès de l’attentat…
Son supérieur fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Le colonel Holenia estime qu’au sein de l’armée, certains cercles se réjouiraient d’un tel malheur, expliqua-t-il. Ils auraient enfin l’occasion de frapper fort.
— Sur ce point, il n’a sans doute pas tort.
— En dehors de cela, je pense que ni eux ni nous n’avons la moindre chance d’arrêter les conspirateurs dans un laps de temps aussi bref. C’est pourquoi il me semble préférable de nous débarrasser de cette affaire.
Spaur piocha une nouvelle praline dans la boîte posée devant lui et réfléchit.
— Admettons que votre ami Zorzi ne soit pas aussi pur que vous le croyez. Que feriez-vous dans une telle hypothèse ?
— Je lui proposerais un arrangement, répondit Tron. Il nous remet la poudre et nous classons l’affaire. Au bout du compte, sa mission consistait à empêcher un attentat.
— Pourquoi n’a-t-il pas prévenu l’armée ni la police vénitienne ?
— Parce que Turin ne nous fait pas plus confiance qu’à eux, expliqua le commissaire. Lui par contre, il nous fera confiance. À moi du moins.
— Que faire des autres personnes impliquées dans ce projet ?
— Je l’ignore, admit Tron. Nous ne pouvons pas les arrêter et leur intenter un procès.
— Donc, nous serons obligés de les laisser courir, dit le commandant. Il reste malgré tout les deux cadavres. Faut-il les évoquer dans la version destinée à l’empereur ?
— Il sera toujours temps d’y réfléchir quand j’aurai parlé à Zorzi. Jusque-là, la seule question est de savoir si je peux lui promettre que nous suspendrons l’enquête dès lors qu’il nous remet la poudre.
Spaur projeta une nouvelle praline dans sa bouche.
— Vous pouvez, dit-il en fixant son subalterne. Cependant, il y a un instant encore, vous étiez convaincu de son innocence.
Tron secoua la tête.
— Non, je n’ai pas dit cela ! Je pense juste que sa présence dans le train, dimanche soir, ne constitue pas une preuve.
— Donc, qu’est-ce que vous allez faire ?
— Aller au casino Molin pour m’entretenir avec lui.
— Et si jamais il fait la sourde oreille ? Ou s’il peut expliquer son voyage à Vérone il y a huit jours ?
— Dans ce cas, nous devrions partir du principe qu’il dit la vérité. Et abandonner l’affaire.
Spaur poussa un profond soupir et jeta un regard sur l’un des trois portraits de Mlle Violetta.
— Vous croyez que, dans ces conditions, un peu de gloire et d’honneur retombera quand même sur nous ?
Le commissaire acquiesça.
— Sans le moindre doute ! C’est nous qui avons découvert la conspiration, pas les services de l’armée. De plus, si les choses tournent mal, on dira : Ah ! Si Spaur et ses hommes avaient gardé l’affaire…
— … ils auraient mis la main sur les auteurs de l’attentat ! conclut son supérieur qui ouvrit une nouvelle praline avec élan en se servant cette fois d’un coupe-papier au manche en forme de cœur, sûrement un autre cadeau de Mlle Violetta.