17

Le colonel Hölzl arriva sur le campo Santa Margherita par le sud. C’était un homme de taille moyenne, aux habits discrets, qui portait un haut-de-forme noir et tenait une canne bienveillante dans la main droite. Il s’agissait en réalité d’une canne-épée sans laquelle il ne sortait jamais de chez lui. Il aimait cette arme à son image, car il se voyait lui-même comme un homme d’acier dont la vraie nature se cachait derrière le masque de l’inoffensif bourgeois. Le colonel Hölzl résolut de la montrer à Boldù dès la première occasion : il en tirerait ses conclusions.

La bruine qui avait arrosé la ville pendant tout l’après-midi avait cessé à la tombée de la nuit. Cependant, le ciel restait couvert. Comme la lumière des rares lampes à huile fixées sur le mur des maisons n’excédait pas quelques enjambées, la plus grande partie de la place était plongée dans l’obscurité. On distinguait à peine la Scuola dei Varoteri, le bâtiment en briques au centre du campo où ils s’étaient donné rendez-vous. C’était vraiment un lieu idéal pour une rencontre secrète. Il doutait que Boldù soit surveillé, mais mieux valait ne courir aucun risque. Quand il eut fait le tour de l’édifice central, il constata que son agent n’était pas encore arrivé. Il faut dire qu’il avait dix minutes d’avance.

L’avant-veille, il avait reçu à Vienne un télégramme de Turin dont les dix phrases insignifiantes, une fois déchiffrées, prenaient un sens si grave qu’il avait aussitôt demandé un entretien à Crenneville. Et comme le colonel lui avait conseillé de se rendre à Venise, par précaution, il avait pris le train de Trieste dès le lendemain, puis l’Archiduc Sigmund, un bateau à aubes du Lloyd autrichien.

Le colonel Hölzl, pour qui la Sérénissime ne possédait pas plus de charme que Klagenfurt, avait déjeuné au Quadri et bu un café au Florian, prenant toujours soin de vérifier qu’on lui donnait bien une facture correcte, avec la date, pour le remboursement de ses frais de séjour. Par deux fois, il avait passé un long moment sur la Piazzetta à examiner les lucarnes de la bibliothèque Marciana, le bâtiment d’où les coups de feu devaient partir, très en biais. Il ordonnerait à Boldù de se tenir bien droit dans la lucarne au moment où il tirerait ses coups de feu d’opérette. Il fallait à tout prix qu’on voie l’homme cherchant à tuer Son Altesse. Le colonel s’arrêta et ferma les yeux. Il entendait les détonations, le cri de panique s’élevant de la foule, et dans un remarquable contraste, il voyait le sang-froid du souverain ainsi que son regard reconnaissant posé sur lui.

Il ne faisait aucun doute qu’après cela il serait invité au bal donné le soir au palais royal et que l’empereur ne manquerait pas de le féliciter. Peut-être aurait-il même droit à une poignée de main, d’homme à homme. Et qui sait ? N’était-il pas en droit d’espérer une promotion à son retour à Vienne ? Peut-être même une décoration ? La croix de Léopold avec son ruban ? La médaille du prince Eugène avec sa feuille de chêne et ses épées ? Ou même l’ordre de Marie-Thérèse avec sa barrette de diamants ? Le colonel Hölzl en eut le souffle coupé. Il dut se retenir au pommeau de sa canne, sa canne-épée, de telles perspectives lui donnant le vertige.

Quand un toussotement s’éleva derrière lui, il fit volte-face et ne put s’empêcher de pousser un petit cri. L’espace d’un instant, il s’imagina avec angoisse victime d’un vol. Si on lui dérobait sa bourse et sa canne-épée, il ne pourrait même pas porter plainte. Il aurait l’air trop stupide. Mais ce n’était que Boldù, plus grand que dans son souvenir. À cause de l’obscurité, il ne distinguait pas son visage. Malgré tout, il avait l’impression d’y apercevoir un sourire.

— Lieutenant Boldù ?

— Évitez de m’appeler lieutenant tant que nous sommes à Venise, répondit celui-ci sans se démonter. Je pensais que vous n’arriviez qu’après-demain.

— Je sais, concéda le colonel. Mais il y a une petite complication. L’homme que vous avez assassiné dans le train aurait dû signaler son arrivée à Venise. Il était convenu qu’il envoie un télégramme à Turin.

— Il n’en a jamais été question, lâcha le lieutenant.

Aucun signe d’agacement ni de colère dans sa voix.

— Parce que nous l’ignorions, répondit le colonel.

— Et maintenant ?

— Une certaine excitation règne là-bas, expliqua Hölzl. J’ai cru devoir venir vous l’apprendre en personne. D’autant qu’il y a une autre petite complication.

Le colonel se racla la gorge avec nervosité.

— Comme ils restaient sans nouvelle, ils ont envoyé un télégramme à un certain Ziani.

— Ziani ? Qui est-ce ?

— Un membre du groupe de Venise. Il traîne un peu la jambe.

— Dans ce cas, il s’appelle Rossi, le corrigea Boldù. C’est l’homme qui est venu me chercher à la gare.

Il se tut un instant. Quand il reprit la parole, son interlocuteur nota un certain mécontentement.

— Vous m’aviez assuré que le contact entre les différents groupes se limitait au strict minimum. Connaissez-vous le contenu du télégramme ?

— Pour commencer, Ziani doit garder ces informations pour lui, révéla le colonel.

— Ils ne font pas confiance à tous les membres du groupe ?

Hölzl hocha la tête.

— C’est ce qu’on dirait. Combien sont-ils ?

— Quatre, répondit Boldù. Ziani, qui s’appelle maintenant Rossi, et trois autres.

— Que projettent-ils ?

— Ils fabriquent des bombes. Ils veulent les jeter sur la tribune et s’enfuir dans la foule.

Le colonel ne put que branler du chef devant tant de naïveté.

— La plupart des civils sur la place Saint-Marc seront en réalité des soldats venus incognito de Vérone et de Peschiera pour acclamer l’empereur. Vos amis n’auraient de toute façon aucune chance.

Il essaya de distinguer les traits de son interlocuteur dans l’obscurité.

— Vous savez si la police a retrouvé le corps de l’homme que vous avez éliminé ?

— Oui, lundi, répondit Boldù. Ils l’ont repêché au nord de Venise. J’avais laissé le ticket de train dans sa poche. C’était le premier indice. La police est déjà sur la voie. Ce midi, ils sont venus enquêter à San Michele.

Le colonel ne put taire sa surprise.

— Comment êtes-vous au courant ?

— Je m’y suis rendu, dit le lieutenant non sans une légère fierté dans la voix. Ils sont sans doute allés à Vérone montrer une photographie de la victime. Là, ils auront appris qu’il transportait un cercueil. De ce fait, ils sont venus au cimetière où ils ont sûrement demandé qui avait acheté l’emplacement et qui avait assisté à la cérémonie. Je suppose qu’un seul homme a rencontré le curé et qu’il lui a raconté des sornettes.

— Ce Ziani, vous croyez ?

— Lui ou un des trois autres, peu importe. En tout cas, la piste suivie par la police finit dans un cul-de-sac.

— Comment vont-ils réagir à votre avis ?

Boldù réfléchit quelques secondes.

— Ils vont se montrer très méfiants. Et poursuivre sur cette voie.

— C’est-à-dire ?

— Peut-être seront-ils si méfiants qu’ils examineront le cercueil, supposa le lieutenant. Cela me faciliterait la tâche.

— L’empereur arrive mardi, rappela le colonel. La police doit avoir mis ces individus hors d’état de nuire au plus tard la veille.

Boldù partit d’un rire méchant.

— Si nécessaire, je déposerai un autre appât. Un appât impossible à rater. Quand aurai-je le programme détaillé de la visite officielle ?

— Lundi, promit le colonel, heureux d’entrevoir la fin de la conversation. La grand-messe à la basilique Saint-Marc aura lieu jeudi après-midi. Pour des raisons de sécurité, les autorités locales n’apprendront le déroulement exact de la cérémonie qu’au matin. Je vous laisserai mes instructions en poste restante*. Vous n’avez qu’à passer deux fois par jour vider la boîte à lettres.

Le colonel Hölzl ressentit du plaisir à lui donner une espèce d’ordre.

— Et comment vous joindre en cas de problème ?

— De la même façon. Vous déposez un courrier au nom de M. Mödling.

Ils se quittèrent après une brève courbette. Boldù disparut de manière aussi discrète qu’il avait surgi. Sans le vouloir, Hölzl serra le pommeau de sa canne-épée avant de s’enfoncer lui aussi dans la nuit.