28

Lorsque Tron entra au Florian le lendemain matin, l’odeur caractéristique de bougie, de parfum et de café l’obligea à s’arrêter sur le seuil pour respirer à pleins poumons, les yeux clos. « Existe-t-il un autre endroit au monde où l’odeur égale celle du Florian ? Non, pensa-t-il, impossible. »

Comme c’était samedi, il se serait attendu à des salles bondées. En fait, l’affluence était plutôt modeste. Cela tenait sans doute au soleil surprenant qui attirait les clients vers les tables en terrasse. En outre, la fanfare de l’armée autrichienne donnait son concert hebdomadaire sur la place Saint-Marc et, ce jour-là, elle enchaînait les valses – bien peu militaires – de sorte que la foule suivait malgré elle la mesure à trois temps. « Encore une particularité unique au monde », pensa-t-il.

Bossi était attablé dans la salle du fond. Il se leva dès qu’il aperçut son chef et entra dans le vif du sujet dès que ce dernier fut assis.

— Ziani, annonça-t-il d’un air triomphal, comme s’il le savait depuis le début, est la même personne que ce mystérieux M. Montinari, venu réserver la tombe et présent à l’enterrement. Le père Silvestro l’a aussitôt reconnu.

— Ce qui veut dire…

— Que les deux crimes sont liés ! le coupa-t-il.

Il marqua une brève pause avant d’ajouter : — Mais ce n’est pas tout !

Le commissaire soupira. Pourquoi fallait-il toujours que Bossi serve ses informations à petites doses ?

— Un des fossoyeurs chargés de récupérer le cercueil dimanche à la gare travaillait justement dans le cimetière et m’a abordé en voyant l’uniforme.

— Que voulait-il ?

— Me signaler que l’homme qui leur a remis le cercueil est venu sur la tombe hier midi et l’a questionné. Il voulait savoir s’il n’avait rien remarqué.

— Que lui a-t-il répondu ?

— Qu’à son avis quelqu’un avait en effet retourné la terre la nuit précédente.

— Notre petite visite n’est donc pas passée inaperçue, constata le commissaire. Et après ?

— Notre bonhomme a donné un pourboire au fossoyeur et est reparti vers le quai.

— Donc, qui qu’il soit, il sait maintenant qu’on a violé la tombe, lâcha Tron en observant son subalterne. Vous restez convaincu qu’il s’agit d’un – comment disiez-vous ? – tueur professionnel ?

— Plus que jamais ! D’ailleurs, le docteur Lionardo partage mon avis.

— Et vous pensez qu’il fait partie du groupe s’apprêtant à commettre un attentat contre l’empereur ?

— Oui, en effet.

— Deux points m’étonnent dans votre raisonnement, objecta le commissaire. D’une part, c’est le fait qu’il n’ait pas vu le billet de train dans la poche de sa première victime. D’autre part, c’est que nous ayons retrouvé cette bobine de mèche dans l’appartement de Ziani. Le billet nous a conduits à la gare et, ainsi, au cercueil contenant la poudre. Les mèches, elles, ont fini de balayer nos derniers doutes quant à l’imminence d’un attentat.

— Oui, en effet, notre meurtrier a commis deux erreurs coup sur coup.

— Voilà bien le problème, Bossi. A-t-il commis deux erreurs ou souhaitait-il que nous trouvions ces indices ?

— Vous voulez dire qu’il aurait fait exprès de laisser des traces ?

— Oui, c’est cela.

— Quand les criminels laissent des traces, c’est qu’ils veulent orienter l’enquête dans une fausse direction – ce qui n’est de toute évidence pas le cas. Ou bien pensez-vous qu’il s’agit d’une manœuvre de diversion ? Vous croyez que nous élaborons ici un canevas sans rapport avec le motif réel du double assassinat ?

Tron secoua la tête.

— Non, je n’ai jamais prétendu cela.

— Alors, je ne comprends pas, commissaire.

— C’est très simple. Il veut que nous flairions l’attentat. Je ne vois pas d’autre explication possible à ces erreurs grossières. D’où sa visite au cimetière hier midi. Il voulait savoir si nous avions avancé dans notre enquête.

Bossi fit une grimace sceptique.

— Donc vous supposez qu’un des membres du groupe préparant un attentat contre l’empereur souhaite son échec ? Et que, pour cette raison, il aurait tué deux personnes ?

Tron acquiesça.

— Oui, en gros.

— Dans ce cas, je me demande pourquoi il n’écrit pas tout simplement une lettre anonyme pour nous apprendre où se trouve la poudre et qui participe à ce projet.

— Votre question va de soi. Même si je suis incapable d’y répondre.

— Qu’allons-nous faire maintenant ?

— Je ne crois pas que ce soit à nous de nous creuser la tête.

— À qui d’autre ?

— À la Kommandantur ! Nous aurions dû leur confier cette affaire aussitôt après avoir appris par M. Pescemorte que le cercueil contenait de la poudre explosive.

— Vous comptez en parler à Spaur ?

— Dès que possible. De votre côté, allez au commissariat rédiger un rapport. Si Spaur confie l’enquête à Toggenburg, il lui faudra un document écrit. Joignez-y le rapport d’autopsie.

— Dois-je signaler que, selon vous, le meurtrier fait exprès de commettre des erreurs ?

Tron secoua la tête.

— Non, aucune déduction. Rien que des faits.

— Ces faits n’ont aucun sens.

— Raison de plus pour nous débarrasser de cette affaire !

— Et le collier de l’impératrice ? insista Bossi.

— Il n’y a que Königsegg, vous et moi qui sommes au courant. Or ce vol n’a rien à voir avec l’attentat. Il suffit de prétendre que l’intendant en chef avait un rendez-vous avec Ziani sur lequel il ne nous a donné aucune précision. Le rapport d’autopsie prouve qu’on ne peut pas le tenir pour coupable.

— Savez-vous où se trouve le commandant aujourd’hui ?

— Au Danieli. J’y vais de ce pas.

L’inspecteur fit une grimace déçue.

— Dommage, quand même.

— Qu’est-ce qui est dommage ?

— Que nous ne puissions pas poursuivre l’enquête. Sauver la vie de l’empereur est sans doute bon pour l’avancement.

Il réfléchit une fraction de seconde.

— Comment s’appelle ce sous-lieutenant anobli pour avoir protégé François-Joseph à la bataille de Solferino ?

— Il portait un nom slovaque. Maintenant, il se nomme baron von Trotta.

— Est-ce que Turin reconnaît les particules autrichiennes ?

— Bien entendu !

— Donc, après un changement politique, on garderait son titre de noblesse ?

Tron éclata de rire.

— Vous venez à peine de passer inspecteur, Bossi ! On ne peut pas vous anoblir aussi vite. Après un changement politique – comme vous dites si joliment –, vous pourrez toujours obtenir un titre des Piémontais. Eux aussi ont un monarque. Un titre accordé par Turin ne fait pas moins d’effet qu’un titre provenant de la Hofburg.

— Je me demande ce que Turin dirait d’un attentat contre la personne de l’empereur.

— On serait horrifié, assura le commissaire.

— Donc, là aussi, on regarderait d’un bon œil celui qui a sauvé la vie de François-Joseph.

Tron approuva.

— Sans aucun doute. Mais je ne vois pas en quoi cela vous concerne. Nous n’avons plus rien à voir avec cette affaire.