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Vue du ciel, l’île San Michele, le cimetière de Venise, possédait une forme étonnamment géométrique, mélange de rectangles, de carrés et d’arcs de cercle. Sur ce bloc de pierre, il ne poussait pas un seul vrai arbre, rien que des cyprès droits et sombres, et on ne voyait nulle part de terre marron et fertile.

Le père Silvestro, qui n’avait jamais souffert de l’absence de vrai arbre et de terre fertile, s’enferma dans son cabinet de travail et baissa la poignée pour vérifier que la porte était bien fermée. Puis il monta sur une chaise et recouvrit le crucifix en bois d’un bout de tissu. Il tira les rideaux, s’assit à son bureau et sortit un couteau du tiroir. Alors il prit la grande enveloppe marron posée devant lui et l’ouvrit d’une main tremblante.

Il était allé la chercher le matin même au bureau du Rialto, où elle l’attendait en poste restante1. Chaque fois qu’il revenait avec une nouvelle commande, son cœur battait à tout rompre. Il se sentait observé. Bien entendu, il savait que c’était absurde. Sa silhouette grêle et ses sympathiques yeux marron traduisant la piété et l’ascèse faisaient de lui l’idéal du prêtre digne de confiance. Personne ne pouvait soupçonner la véritable nature du courrier.

Le père Silvestro rangea le couteau dans le tiroir et se retourna par précaution pour jeter un dernier coup d’œil à la porte et à la fenêtre. Puis il plongea sa main toujours tremblante dans l’enveloppe. La première fois qu’il avait passé commande, il vivait encore au séminaire. Il était tombé sur une annonce dans un journal français et avait été très satisfait de la livraison. Il aurait beaucoup aimé s’accorder ce petit plaisir de manière plus régulière, mais il craignait que cela ne se voie s’il détournait trop souvent de l’argent de la quête.

Comme d’habitude, l’enveloppe comprenait deux douzaines de clichés au format pratique d’une carte de visite, emballés un par un dans du papier de soie parfumé. Trois d’entre eux, constata-t-il ravi, étaient colorés avec bon goût. Chacune des jeunes femmes photographiées tenait à la main un objet : un tambourin, un éventail, un verre de vin, une cigarette. Et en dehors d’un haut-de-forme, d’un turban ou de bottines, elle était nue.

Lorsqu’il entreprit de disposer les photographies sur son bureau, à la manière d’un jeu de patience, il sentit le sang lui monter à la tête et son pouls s’accélérer. Il rouvrit le tiroir, en sortit cette fois une loupe et se pencha au-dessus des clichés en haletant. Quand il tenait la loupe tout contre son œil droit et qu’il fermait le gauche, il avait l’impression qu’il lui suffisait de tendre pour le bras pour…

Il s’attendait si peu à ce qu’on frappe à la porte qu’il lâcha la loupe sous le coup de l’émotion. La panique le tint dans son étau pendant plusieurs secondes. Enfin, une voix qu’il ne connaissait pas retentit de l’autre côté, pareille à celle de la mort.

— Vous êtes là, père Silvestro ? Nous aimerions vous parler.

Le prêtre ouvrit le tiroir en hâte, y glissa les photos à deux mains, le referma d’un geste brusque et se leva en vacillant.

 

Tron et Bossi pénétrèrent dans une petite pièce à deux fenêtres, dont l’ameublement se limitait à une armoire, une étagère presque vide, deux chaises et un bureau sur lequel étaient posées une bible grande ouverte et une loupe au manche en écaille. Pour quelque mystérieuse raison, le crucifix accroché au mur était recouvert d’un tissu, si bien qu’on ne voyait que les pieds du Christ. Le père Silvestro, dont la soutane avait remonté et laissait aussi voir les orteils, était un homme maigre au front haut et à l’allure ascétique. La vue d’un uniforme semblait le terroriser.

— Je suis le commissaire Tron, du secteur de Saint-Marc, se présenta Tron d’un air affable. Et voici l’inspecteur Bossi. Nous sommes désolés de vous déranger en plein travail, mon père.

— De quoi s’agit-il ?

Les traits du prêtre s’étaient apaisés. Cependant, sa voix restait fluette et apeurée. Il s’était posté devant son bureau et ne faisait pas mine de leur offrir un siège. Sans doute, pensa Tron, parce qu’il ne disposait que de deux chaises et voulait ainsi éviter de commettre un impair.

— Il s’agit d’un cercueil, répondit-il.

— D’un cercueil ?

Il était difficile de savoir si le curé était vraiment surpris ou s’il faisait semblant.

— Dimanche soir, expliqua le commissaire, deux fossoyeurs sont venus chercher un cercueil à la gare avant de le ramener ici. Nous recherchons l’homme qui l’a transporté jusqu’à Venise.

Le père Silvestro leva les sourcils.

— Vous recherchez M. Montinari ?

— Vous le connaissez ?

À présent, c’était au tour de Tron d’être surpris. Son interlocuteur hocha la tête.

— Il est venu réserver un emplacement il y a une bonne semaine. L’enterrement a eu lieu lundi.

— Qui a pris part à la cérémonie ?

— Personne en dehors de M. Montinari et de moi-même, répondit le prêtre. Il n’a pas de famille à Venise.

— Et qui a envoyé les deux fossoyeurs l’accueillir à la gare dimanche soir ?

— M. Montinari m’a expédié un télégramme de Vérone dimanche matin pour me communiquer l’heure d’arrivée. Je les ai donc chargés de récupérer le cercueil.

Le père Silvestro semblait avoir recouvré son calme. Sa voix n’était plus aussi fluette et inquiète.

— Vous connaissez son adresse à Venise ? intervint Bossi.

— Il habite sur le campo San Giobbe. En face de l’église.

Puis se tournant à nouveau vers le commissaire, le prêtre ajouta :

— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?

— Parce qu’on a commis un crime dimanche soir dans le train de Vérone et que nous recherchons des témoins.

— Vous pensez que M. Montinari pourrait avoir vu quelque chose ?

— C’est bien possible. Voilà pourquoi nous aimerions lui parler.

Le père Silvestro fronça les sourcils.

— Cette affaire a-t-elle un rapport quelconque avec le cadavre repêché devant le ponte dei Mendicanti ?

Le commissaire lui adressa un sourire poli.

— Nous n’en savons rien. L’enquête ne fait que commencer.

À ce moment-là, Bossi se manifesta de nouveau.

— Où se trouve la tombe ?

Le prêtre répondit par une autre question.

— Où avez-vous laissé votre gondole ?

— Devant le ponton face à la fondamenta Nuove, expliqua l’inspecteur.

— Dans ce cas, vous êtes passés devant. C’est la tombe toute fraîche juste à gauche en arrivant.

Tron avait en effet remarqué quelque chose de semblable.

— Vous voulez parler des planches recouvertes d’une couronne de fleurs ?

— Oui, dit le père Silvestro. La pierre tombale n’arrive que dans trois semaines. M. Montinari a tenu à s’en occuper en personne.

Au moment de prendre congé, le curé avait retrouvé sa tranquillité sacerdotale : il leur donna la main – quoique du bout des doigts, comme s’il venait de discuter avec deux hérétiques.

 

— Félicitations, Bossi ! lâcha le commissaire un quart d’heure plus tard, alors qu’ils étaient de nouveau assis dans la gondole. Votre hypothèse était la bonne. Le cercueil est bel et bien arrivé à San Michele.

Sur le chemin du retour, ils n’avaient certes pas vu le cercueil, mais ils s’étaient arrêtés devant la tombe en question – un trou caché par des planches où une couronne de fleurs se fanait.

— Je me demande à quelles déductions vous allez maintenant arriver, poursuivit-il. Pourquoi le tueur professionnel n’a-t-il pas détourné le cercueil, mais l’a-t-il expédié sur l’île des morts ?

Bossi, la mine renfrognée, garda le silence pendant un moment. Puis il demanda :

— Et vous, commissaire, quelles conclusions en tirez-vous ?

— Strictement aucune, répondit Tron en allongeant les jambes et en se calant dans les coussins. Je n’y comprends rien du tout.

La gondole s’écarta sur la droite pour éviter un bateau à vapeur grec qui était sorti de la sacca della Misericordia et passait justement sous le ponte dei Mendicanti. Il faisait un calme plat de sorte que la fumée qui s’échappait de la cheminée formait une colonne sale dans l’air humide.

— M. Montinari, reprit le commissaire, achète une concession à perpétuité il y a une bonne semaine. Ensuite il se rend à Peschiera où son père décède. Il revient à Venise avec le cercueil, mais se fait assassiner en chemin. Or, bizarrement, le meurtrier ne trouve rien de mieux que d’envoyer le cercueil à San Michele, comme c’était prévu à l’origine, et l’enterrement a lieu le lendemain en présence de Montinari lui-même, lequel devrait en principe être mort.

Tron secoua la tête et poussa un soupir.

— Une seule chose est sûre : ce n’est pas M. Montinari qui a été assassiné dans le train, puisqu’il assistait à l’enterrement lundi dernier.

— Qui était-ce, alors ?

— Quelqu’un qui se faisait passer pour lui, dit le commissaire. Dieu seul sait pour quelle raison.

— Et pourquoi l’a-t-on assassiné ?

— Je n’en sais rien. Cette histoire n’a aucun sens.

Tron se tourna vers la gauche et observa son subalterne.

— Quelle impression vous a faite le père Silvestro ?

— Quand il a ouvert la porte, il était paniqué. Vous avez remarqué le tissu sur le crucifix ?

— Oui, bien sûr.

— Les curés utilisent ce stratagème pour éviter que l’œil du Seigneur ne s’attarde sur eux, expliqua Bossi avec un air d’intense réflexion, c’est-à-dire le plus souvent quand ils se livrent à une activité pas très catholique.

— À quelle activité pas très catholique pensez-vous ?

— Mentir, suggéra l’inspecteur. Le père Silvestro avait quelque chose à cacher. Cela crevait les yeux.

— Et quoi ?

— Je n’en sais rien, concéda Bossi. Mais ne trouvez-vous pas louche qu’il ait aussitôt évoqué le cadavre du ponte dei Mendicanti ?

Le commissaire fit non de la tête.

— Pas du tout. Il en a sans doute entendu parler. Dans ces conditions, la question s’impose.

— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Bossi.

— Vous avez une suggestion ? lui rétorqua son chef.

L’inspecteur prit une mine songeuse. Puis il proposa sur un ton hésitant d’aller au campo San Giobbe – même s’il se doutait qu’il irait rendre visite à M. Montinari tout seul. Tron se retint de sourire.

— Vous avez besoin de moi pour cela, inspecteur ?

Bossi reprit un air songeur, s’éclaircit la gorge et répondit :

— Pas nécessairement, commissaire.

— Dans ce cas, je vous suggère de me déposer au commissariat en chemin.

1- Toutes les expressions en italique suivies d’un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.)