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— Merveilleux ! s’exclama la princesse. Tu récupères le collier, tu saisis la poudre, tu interpelles les conspirateurs et tu arrêtes les deux assassins. Ensuite, Königsegg, l’impératrice et l’empereur te seront reconnaissants à vie. Il n’y a vraiment aucun problème.

D’un geste de la main, elle autorisa Moussada, qui venait de servir le dessert, à se retirer. Tron fut obligé de rire.

— Je dois les arrêter tout de suite ou je peux prendre le temps de terminer mon repas ?

Ce soir-là, le dessert se composait – ça tombait bien – d’un riz façon impératrice aux six trésors, c’est-à-dire un gâteau de riz parfumé au gingembre et couvert de sauce à la vanille, entouré d’une couronne de coupelles dont chacune contenait une sorte de fruits confits différente : des prunes, des ananas, des poires, des dattes, des cerises et des fraises.

— Je suis sérieuse, Alvise !

— Le problème demeure que nous avançons dans le noir. Nous ne savons absolument pas qui a tué Ziani et encore moins où le collier est passé.

Il se servit une grosse cuillerée de gâteau de riz et la décora de quelques cerises confites.

— Jusqu’à présent, tu es toujours parvenu à résoudre tes affaires, remarqua-t-elle.

— Oui, mais celle-ci est plus compliquée, et les enjeux beaucoup plus importants.

— C’est une chance unique !

Comme d’habitude, la princesse avait renoncé au dessert et s’était allumé une cigarette à la place.

— Quelle est la probabilité que des gens préparent pour de bon un attentat selon toi ?

— Toute la question est là, dit le commissaire. Un attentat, qu’il réussisse ou non, desservira notre image à l’étranger et entraînera une dure répression de la part des Autrichiens. Cela produirait l’inverse de l’effet escompté.

— Bref, tu veux dire qu’il s’agit de fous ? résuma-t-elle.

— Juste de nationalistes, rectifia-t-il, ce qui lui valut aussitôt un regard lourd de reproches.

— Les nationalistes ne sont pas des fous ! s’emporta-t-elle. Pourquoi t’es-tu battu, toi, en 1848 ?

— Notre devise était Vive Saint-Marc ! Pas Vive l’Italie !

Combien de fois s’étaient-ils déjà disputés à ce sujet ? Cent ? Mille ?

— Nous voulions le rétablissement de la République, pas la soumission à Turin. Je ne suis absolument pas convaincu que la laisse à laquelle vous voulez tous nous attacher soit beaucoup plus lâche que celle des Autrichiens. Les Piémontais ne parlent même pas un italien correct.

— C’est bien à toi de critiquer !

— Mon toscan n’a rien à envier au tien quand je m’en donne la peine !

Le commissaire inspira à pleins poumons et déclama :

Nel mezzo del cammin di nostra vita, mi ritrovai per una selva oscura1

La princesse au supplice ferma les paupières.

— Pauvre Dante ! Ton accent est affreux.

Elle rouvrit les yeux et but une gorgée de café.

— Au départ, je te rappelle, nous voulions discuter de ton enquête.

— La première hypothèse, reprit-il, ce serait donc une bande de nationalistes exaltés.

Il se resservit une copieuse portion de gâteau de riz.

— La deuxième, ce seraient les cercles ultras qui salueraient un attentat parce qu’ils pourraient ainsi prendre des mesures énergiques, non seulement envers l’étranger, mais aussi à l’intérieur.

— À l’intérieur ?

— Certains cercles n’ont toujours pas pardonné à l’empereur d’avoir signé la patente de février2 en 1861, expliqua Tron. Depuis, c’est le Parlement qui vote le budget de l’armée.

— Après la défaite en Lombardie, dit Maria, François-Joseph s’est retrouvé dans une situation précaire.

— Il aurait tout de même pu risquer le coup, objecta le commissaire. Comme le roi de Prusse. Lui a tout bonnement piétiné la Constitution !

— Parce que l’ancien ambassadeur à Paris, ce… euh…

— Bismarck.

— C’est cela. Parce que ce Bismarck l’y a poussé, remarqua-t-elle.

— Quoi qu’il en soit, le roi de Prusse a obtenu ce que l’empereur d’Autriche n’a même pas essayé.

— L’armée le lui reproche ?

Tron hocha la tête.

— Les militaires le prennent pour une mauviette et aimeraient s’en débarrasser. En tout état de cause, un attentat leur laisserait le champ libre.

La princesse mit un soupçon de sucre dans son café et tourna sa petite cuillère.

— Es-tu en train d’affirmer qu’il existe un complot au sein de l’armée ? Que des officiers préparent un attentat contre François-Joseph ?

Le commissaire haussa les épaules.

— Je constate juste que certains cercles auraient un motif pour attenter à sa vie.

Un froncement de sourcils indiqua que la princesse ne faisait pas grand cas de cette théorie.

— Pourquoi se seraient-ils autant compliqué la tâche pour introduire la poudre ? Ils auraient pu la transporter par bateau militaire.

— Non, la contredit son fiancé. Après l’attentat, réussi ou non, on ordonnera une enquête. Les instigateurs doivent donc demeurer au-dessus de tout soupçon. D’où cette mise en scène recherchée avec le cercueil.

— Qu’avez-vous l’intention de faire maintenant ?

— Bossi va aller montrer la photographie de Ziani à la gare et au cimetière. Ensuite, nous verrons.

— Et s’il s’avère que quelqu’un projette bel et bien un attentat contre la personne de l’empereur ?

— Alors, Spaur devra décider s’il confie cette affaire à la police militaire ou non.

— Que va-t-il décider, à ton avis ?

— Il leur refilera les deux affaires – et le meurtre à bord du train, et celui du campo San Maurizio.

— Mais le collier ?

— Je n’en parle à personne. Ni à Spaur, ni à Toggenburg. Je l’ai promis à Königsegg.

— Que va-t-il se passer quand on découvrira que le coffre-fort est vide ? Ne risque-t-on pas de suspecter l’intendant en chef ?

— Pas forcément, répondit le commissaire. Il pourrait très bien s’agir d’un cambriolage. En même temps, ce n’est pas certain. Voilà pourquoi le général est aussi nerveux, outre ses dettes chez Zorzi.

— À combien se montent-elles ?

— Cinq mille cinq cents florins.

La princesse tira sur sa cigarette et réfléchit. Puis elle dit :

— Nous pourrions les lui avancer. Contre une lettre de change. Tu n’as qu’à lui expliquer que tu te sens obligé de l’aider par sympathie.

— Il ne pourra jamais rembourser une telle somme.

— J’espère bien !

Tron regarda sa fiancée d’un air troublé.

— Qu’est-ce que tu espères bien ?

— Königsegg, commença-t-elle sur son ton de femme d’affaires, se trouve dans une situation telle que nous pouvons l’acheter. Si Zorzi s’adresse à la Kommandantur, sa carrière est fichue. Si tu voles à son secours, au contraire, il te devra son poste d’intendant en chef – et se montrera à coup sûr reconnaissant.

Maria sourit d’un air satisfait.

— Ces cinq mille cinq cents florins constituent un excellent placement.

— À moins qu’il n’arrive malheur à François-Joseph pendant son séjour à Venise.

— Tu crois que c’est possible ?

— Nous en saurons plus demain matin.

Un ange passa. Puis la princesse dit :

— Quelle décision prendrais-tu à la place de Spaur ? Tu lâcherais l’affaire ?

— Si nous ne la confions pas à la police militaire et qu’il arrive quoi ce que soit à l’empereur, répondit Tron, on nous soupçonnera d’être impliqués dans cette histoire.

Il versa un peu de sauce à la vanille sur le tas de cerises confites posées dans son assiette.

— En revanche, si nous mettons la main sur les conjurés – je dis bien si ! –, alors les médailles pleuvront et nous devrions pouvoir résoudre ton problème de taxes douanières sans difficulté.

1- « Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai dans une forêt obscure. » Ce sont les deux premiers vers de La Divine Comédie de Dante. (N.d.T.)

2- Ensemble de lois fondamentales réorganisant l’Empire austro-hongrois. (N.d.T.)