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La mouche posée sur son petit pain avait ses plus beaux jours derrière elle. Elle collait à une moitié de cerise au point qu’on aurait pu la confondre avec un morceau de fruit. D’ordinaire, Tron aurait mordu et avalé l’insecte sans même s’en rendre compte. Mais là, comme il avait mis son binocle, il le voyait avec une extrême précision. Même si les ailes et les jambes manquaient, le tronc ne permettait aucun doute.
Le commissaire ferma les yeux, le temps de réfléchir. Devait-il gratter la confiture et entamer une discussion sur la qualité des produits ? Une discussion dont il ne se sentait point capable de si bonne heure. Ou devait-il garder les paupières closes, mordre dans son petit pain de manière stoïque et se rincer aussitôt la bouche avec une grande gorgée de café ? Au fait, quelle était l’humeur de sa mère en ce dimanche matin grisâtre ? Quand Alessandro leur avait apporté le petit déjeuner, elle s’était montrée froide et distante. Une telle attitude laissait présager qu’elle avait mal dormi et qu’il valait mieux…
— Que se passe-t-il, Alvise ?
La comtesse avait reposé la tasse qu’elle s’apprêtait à porter à sa bouche et fixait son fils avec suspicion.
— Un problème avec la confiture ?
Tron toussota.
— On dirait qu’une mouche est tombée dedans.
Sa mère le regarda sans comprendre.
— Eh bien, prends ta cuillère et retire-la, grand Dieu ! Je suppose qu’elle est morte, cette mouche, non ? Ou faut-il que je sonne ?
La question était bien sûr purement rhétorique. Le commissaire secoua la tête.
— Non, non, ce n’est pas la peine.
Sonner aurait en effet présenté quelque difficulté puisque le cordon installé entre la cuisine et la salle à manger au cours de récents travaux de rénovation n’avait jamais fonctionné. On tirait, on attendait et il ne se passait rien. Le cordon devait coincer quelque part. Évidemment, la comtesse avait refusé de régler la facture.
Du reste, il n’échappait à personne que cette remise à neuf avait tourné court – à la plus grande joie de Tron qui aimait le palais en l’état, avec ses marches usées, son crépi écaillé, ses miroirs ternis dans la salle de bal et ses sols en terrazzo endommagés. Comme des divergences d’opinion majeures avaient surgi dès le deuxième jour entre la comtesse et les artisans à propos du montant des travaux, ceux-ci avaient été remis à plus tard. Depuis, trois échelles et deux seaux attendaient la suite des événements dans un tournant de la cage d’escalier où Alessandro les avait déposés au pied d’une vieille lanterne de coursive. Avec le temps, on finirait par s’y habituer, jusqu’au moment où on ne les verrait plus. Et comme la comtesse préférait investir son argent plutôt que le dépenser, son fils conservait l’espoir que peu de choses changeraient au palais.
Cela étant, les travaux de rénovation chez les Tron n’avaient pas échoué à tous égards. Les activités commerciales avaient produit sur la comtesse l’effet d’une cure de jouvence. Ses cheveux gris étaient maintenant frisés avec soin, son lorgnon démodé avait cédé la place à un élégant pince-nez et elle répandait une fébrilité que son fils, ayant hérité de la léthargie de son père, avait beaucoup de mal à supporter. La plupart du temps, il se réfugiait désormais dans sa chambre, située à l’étage intermédiaire, pour travailler à l’Emporio della Poesia, ce qu’il avait bien l’intention de faire ce jour-là aussi dès la fin du petit déjeuner.
Néanmoins, il fallait d’abord l’achever, ce petit déjeuner. Et au train où les choses étaient parties, cela promettait d’être assez compliqué. Le pain dans lequel il mordit après avoir ôté la mouche de la confiture était vieux. Si vieux qu’il ne parvint même pas à y enfoncer les dents. Il le retourna et l’attaqua par l’autre bout, sans plus de résultat. Découragé, il le reposa dans son assiette et nota que sa mère l’observait, les sourcils froncés.
— Se peut-il que ces petits pains soient… ?
Non, surtout pas d’autre discussion sur le petit déjeuner ! Il se tut, réprima un soupir et trempa bravement son pain dans sa tasse de café. Le front de la comtesse se plissa encore plus ; il exprimait à présent une énergie qui ne laissait rien présager de bon.
— Qu’est-ce qu’ils ont, ces petits pains, Alvise ?
— Eh bien, ils sont peut-être un peu…
Tron réfléchit. Quel était le mot juste* ? Quel adjectif Dante ou Manzoni auraient-ils employé ? Secs ? Fermes ? Durs comme la pierre ? Non, c’était des mots méchants, ils ne feraient qu’engendrer une nouvelle dispute. Il dit d’un ton hésitant :
— Un peu croustillants ?
— Ils ont deux jours, répliqua-t-elle avec froideur. Hier matin, tu ne les as pas terminés et les as laissés dans ton assiette. Alessandro a dû les redescendre.
À son air, on aurait pu croire qu’elle avait cuit le pain de ses propres mains, l’avait monté à la sueur de son front, servi pour rien et rapporté elle-même à la cuisine.
— Mais vu la température en ce moment, poursuivit-elle, ils se conservent sans problème quelques jours.
Tron commit l’imprudence de lâcher sans réfléchir :
— Je croyais que tu les achetais quand ils avaient déjà quelques jours ?
Ciel, il aurait mieux fait de se taire ! Sans le vouloir, il courba l’échine. Cependant, au lieu d’envoyer une réplique cinglante de l’autre côté de la table, la comtesse hocha la tête avec véhémence.
— Tu as parfaitement raison ! Quand je les achète l’après-midi, ils ne coûtent plus que la moitié. En six heures, je réalise donc un bénéfice de cent pour cent. Si tu ramènes cela à l’année, cela signifie que je ne peux tout simplement pas me permettre des petits pains frais.
Tron avait du mal à la suivre. En outre, il s’étonnait qu’elle le tînt pour capable de ramener à l’année un pourcentage.
— Je croyais les ventes excellentes. Maria m’a dit que votre verre pressé marchait à merveille.
— Ne dis pas toujours votre verre pressé comme si tu n’avais rien à voir dans cette affaire, Alvise !
Il sourit d’un air conciliant.
— Bon, d’accord. Elle a dit que notre verre pressé marchait à merveille.
— Elle n’a pas tort. Néanmoins, cela n’empêche pas que nous devions investir. Ou bien nous bradons notre argent, comme ton père l’a toujours fait, ou bien nous l’investissons dans l’entreprise.
Elle dévisagea son fils comme s’il ignorait le sens de son mot favori. Puis elle se servit un nouveau petit pain d’un geste démonstratif et le trempa dans son café au lait clairet.
— La princesse m’a rapporté que l’impératrice devait bientôt t’accorder un entretien.
— Pardon ?
— Que l’impératrice devait t’accorder un entretien. Et que tu allais régler cette affaire de taxes douanières. Il faut dire que vous êtes en très bons termes.
Sans doute, pensa-t-il, sa mère allait-elle maintenant ajouter, avec des trémolos dans la voix, que Sissi était déjà venue au palais. Et qu’il avait dansé avec elle dans la salle de bal.
— Je te rappelle qu’elle est déjà venue chez nous, dit-elle avec des trémolos dans la voix. Et que tu as dansé avec elle ! Au cas où tu l’aurais oublié…
« Eh bien, qu’est-ce que je disais ? » Il hocha la tête.
— Comment aurais-je pu l’oublier ?
— Comme vous entretenez des relations pour ainsi dire familières, tu devrais pouvoir sans peine lui exposer les faits.
Tron ignorait qu’il entretenait des relations familières avec l’impératrice d’Autriche, mais l’expression lui parut charmante.
— Le problème est de savoir si j’en aurai l’occasion. La sécurité du couple impérial a été confiée à la police militaire. Nous n’avons rien à voir avec cela.
— Parce qu’on ne vous fait pas confiance ?
Il abonda dans son sens.
— Cela m’en a tout l’air.
— Et il n’y aura pas de gala ?
Le commissaire haussa les épaules.
— Jusqu’ici, personne n’a le programme. Pour des raisons de sécurité, nous n’apprendrons l’emploi du temps de François-Joseph qu’au tout dernier moment.
— N’est-ce pas un peu stupide ? demanda la comtesse.
— Pas forcément, répondit son fils. Des rumeurs d’attentat courent dans la ville.
La comtesse se pencha au-dessus de la table, l’air outré.
— Quoi ? Et toi, tu prends ici ton petit déjeuner en toute tranquillité ?
Tron bâilla. Ce café léger n’était pas fait pour le requinquer.
— Bossi s’en occupe, dit-il d’une voix lasse.
Cette réponse suscita un long regard inquisiteur de la part de la comtesse, qui finit par secouer la tête avec un air de reproche.
— Tu sais de quoi tu manques le plus, Alvise ?
« Aucune idée. De dents de castor pour mordre dans tes petits pains, peut-être ? Ou de goût pour les mouches ? »
— Non, mais tu vas sûrement me le dire.
— D’ambition professionnelle ! lâcha-t-elle d’une voix résignée. Exactement comme ton père.
Elle lui adressa un sourire forcé et leva sa tasse de café.
— Quel est ton programme aujourd’hui ?
À en juger par son profond soupir, elle supposait qu’il allait encore perdre son temps. Dans ces conditions, Tron jugea préférable de passer l’Emporio della Poesia sous silence.
— Spaur m’a chargé d’élaborer un plan pour assurer la sécurité du couple impérial, prétendit-il, au cas où la Kommandantur nous appellerait en renfort à la dernière minute.
La comtesse hocha la tête d’un air satisfait.
— Il serait fâcheux qu’il arrive quoi que ce soit à l’empereur.