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François-Joseph remua les orteils dans ses épaisses chaussettes en laine. Cependant, ils étaient toujours aussi gourds. Bien que ses pieds, encadrés par des chaufferettes, fussent enfouis dans un sac en peau d’ours, un cadeau de la Cour de Russie, il ne parvenait pas à chasser le froid humide qui s’infiltrait par les fissures du sol en terrazzo.
C’était étrange, pensa-t-il, car son cabinet de travail n’était pas situé au-dessus d’une cave glaciale ou même d’un sol gelé, mais d’un café très fréquenté et bien chauffé, le Florian, lieu de rendez-vous des partisans du rattachement immédiat au Piémont. Pendant un moment, il imagina avec un mélange de fascination et de terreur ses sujets rebelles, réunis en petits comités quelques pas au-dessous de lui, en train de s’entretenir sur la meilleure façon de se débarrasser de sa personne. Il frissonna encore plus et se remémora l’histoire fâcheuse, sans doute rapportée d’Afrique, de cet homme dont la maison en apparence solide s’était effondrée sur sa tête. Après coup, il était apparu que les fondations étaient rongées par des termites. Ou bien s’agissait-il de tarentules ? Peu importait. Ces deux mots lui paraissaient aussi séditieux l’un que l’autre.
François-Joseph poussa un long soupir, s’étira vers la droite, ce qui n’était pas évident avec les pieds prisonniers d’une peau d’ours, et ouvrit le coffret à liqueurs posé sur la petite table à côté de son bureau. Après un bref instant de réflexion, il se décida en faveur d’une crème de cacao*. C’était certes une boisson de femme, mais un cognac lui aurait inévitablement rappelé les Napoléon – le Premier aussi bien que le Petit.
Peu après son arrivée au palais royal, on lui avait remis un rapport du commandant de police en personne, le baron Spaur, trois feuilles de papier ministre avec une marge de reliure règlementaire, qui lui apportait un véritable réconfort. Il l’avait déjà lu à quatre reprises, et chaque fois, cette lecture l’avait rempli d’une profonde satisfaction. La garde civile avait déjoué un perfide attentat, la poudre était détruite et la forte tension nerveuse dont il souffrait en silence avait enfin disparu.
Tout compte fait, si l’on fermait les yeux sur une légère migraine de son épouse, le voyage de Vienne à Venise avait été marqué par une exceptionnelle harmonie. Ils avaient passé la nuit dans le train spécial de la ligne Sud et, parvenus à Trieste le matin même, ils avaient aussitôt embarqué sur la frégate à vapeur le Jupiter. Même si un vent d’est piquant n’avait pas cessé de souffler, un temps splendide les avait accompagnés pendant toute la traversée. Et leur bateau, flanqué du paquebot Prince Eugène, avait franchi l’entrée de la lagune peu après quatre heures.
Trente minutes plus tard, dans le bassin de Saint-Marc, l’empereur avait découvert le spectacle qui, malgré l’insubordination notoire des Vénitiens, le ravissait toujours autant : le Campanile, le pont des Soupirs, les deux colonnes supportant le lion et le saint, la façade somptueuse du palais des Doges et enfin, juste avant l’accostage, la vue sur la tour et la grande horloge. Derrière les dignitaires qui l’attendaient sur le môle, un nombre étonnant de civils s’étaient amassés. Dès qu’il eut posé son pied royal sur le quai, ils avaient clamé des hourras presque militaires.
Ce voyage et cet accueil l’avaient mis de très bonne humeur, voire dans une disposition d’esprit euphorique. Une telle joie était bienvenue avant d’affronter la demi-douzaine d’audiences qui venaient de s’achever une petite demi-heure plus tôt. François-Joseph jeta devant lui le rapport du commandant de police qu’il tenait toujours à la main, se pencha à nouveau vers la droite et rouvrit le coffret à liqueurs. Cette fois, faisant fi de rancunes mesquines, il choisit un cognac français avec une assurance souveraine, remplit son verre à ras bord, le vida d’un trait et apprécia la chaleur qui se répandait dans ses entrailles.
Fermant les yeux, il constata sans surprise que son appréhension avait disparu et qu’il se réjouissait d’avance du rôle délicat, mais glorieux, qu’il interpréterait à la face du monde. Devait-il se jeter sur Sissi pour la protéger au moment où les coups partiraient ? Ou se contenter d’avancer avec calme dans la ligne de tir et distribuer des ordres avec sang-froid tandis que les officiers de haut rang et les notables s’éparpilleraient comme des poules effrayées ?
En outre, devait-il après coup avouer la vérité à son épouse ? Lui raconter comment les choses s’étaient vraiment passées ? Connaissant son scepticisme de femme, il ne pouvait pas exclure qu’un plan aussi raffiné l’impressionne plus que l’héroïsme militaire. En même temps, il se pouvait qu’elle désapprouve aussi bien l’un que l’autre et que le plus intelligent fût de garder le secret. D’un autre côté, la vérité finissait toujours par ressortir. Il était difficile de lui cacher quoi que ce soit.
François-Joseph extirpa ses pieds du sac en peau d’ours, les posa sur le sol en terrazzo et se leva. Pendant quelques instants, il s’appuya sur son bureau du plat de la main droite et, immobile, laissa son regard errer sur le cabinet de travail. Trois fauteuils et une causeuse endommagée entouraient une table de salon où brûlait une deuxième lampe à pétrole. De l’autre côté de la pièce, il aperçut le coffre-fort massif sur lequel une main vraisemblablement féminine avait posé une coupelle remplie de confiseries, de craquelins à la gomme adragante et de biscuits glacés sans se douter du trésor qu’il renfermait.
Douze coups retentirent au-dessus de la place Saint-Marc. Au même instant, l’empereur perçut des pas dans la pièce voisine. On frappa, un battant de porte s’ouvrit en grinçant, le bras d’un laquais fit une brève apparition. Puis Crenneville entra et s’inclina devant le souverain.
— Félicitations, Majesté.
— À quel sujet ?
François-Joseph écarquilla les yeux. La raison coulait pourtant de source. Crenneville esquissa une nouvelle courbette.
— Sa Majesté a sans doute lu le rapport du commandant de police.
Il hocha la tête.
— Bien entendu ! L’hydre est décapitée, le dragon terrassé. Un beau succès, Crenneville !
Le comte, qui savait ce qu’on attendait de lui, leva la main dans un geste de dénégation.
— Que Sa Majesté se félicite elle-même ! L’ensemble de ce plan repose en vérité sur une inspiration heureuse de Son Altesse royale.
— C’est moi qui suis à l’origine de ce plan, vous avez raison de le rappeler, dit François-Joseph avec un regard bienveillant à l’intention de son officier d’ordonnance. Néanmoins, sans l’aide des subalternes, les inspirations les plus heureuses demeurent lettre morte.
Crenneville, que ce compliment ambigu ramenait au rang de simple subalterne, hocha la tête avec flegme.
— Cette humiliation est un coup dur pour Toggenburg, reprit l’empereur. D’autant que nous avions dispensé la garde civile d’assurer ma sécurité.
— Le commandant de place n’interprétera sans doute pas cet incident comme un échec personnel, répliqua le comte. Il n’y peut rien, hélas, puisque…
Il s’interrompit avec un sourire résigné. Le souverain termina la phrase à sa place.
— … puisqu’il manque à l’armée les moyens nécessaires !
Crenneville inclina la tête dans un geste d’approbation.
— Les événements de jeudi renforceront encore cette impression, ajouta-t-il.
François-Joseph parut se concentrer. Au bout d’un instant, il demanda :
— Que diriez-vous d’inviter au gala ce commissaire qui a mené l’enquête ? En fin de compte, je lui dois la vie.
— Avec le commandant de police ?
L’empereur approuva.
— Ils n’ont qu’à venir tous les deux. Cela renforcera les animosités entre la Kommandantur et la police vénitienne. De plus, on pourrait interpréter leur présence comme une subtile humiliation de l’armée.
— Sa Majesté pense que le Parlement pourrait décider par simple…
François-Joseph était très fier de l’idée qui venait de lui traverser l’esprit à l’improviste.
— Ne sous-estimez pas l’importance de la pitié, Crenneville ! Les civils, en particulier, éprouvent très souvent ce sentiment. Quoi qu’il en soit, poursuivit-il, il me paraît judicieux d’accorder un entretien bienveillant à ce commissaire. L’impératrice fait grand cas de lui. Il lui a rendu service il y a quelques années, ainsi qu’à mon frère Maximilien d’ailleurs.
— Dois-je lui envoyer une invitation ?
L’empereur hocha la tête.
— Parlez-en à Königsegg. C’est de son ressort.
Puis il fixa le comte.
— Où en sont les préparatifs pour après-demain ?
— Je crois qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter, Majesté.
L’empereur trouva le verbe croire déplacé dans ce contexte.
— Que voulez-vous dire par « je crois » ?
Crenneville toussota.
— J’en suis sûr, Majesté.
— Le colonel Hölzl a-t-il pris contact avec notre homme aujourd’hui ?
Le comte secoua la tête.
— Non, leur dernier entretien remonte à hier après-midi. Le colonel lui a remis l’emploi du temps de jeudi.
— Donc, le plan reste inchangé.
— Oui. Le malefico sonnera à quatre heures. C’est le signal. Dix secondes plus tard, il tirera trois coups de feu par la lucarne.
L’empereur esquissa soudain un sourire malicieux.
— Est-ce vous qui avez suggéré de recourir au malefico ?
— Non, c’est une idée du colonel Hölzl, répondit Crenneville d’un ton las.
— Savez-vous à quoi cette cloche servait autrefois ?
Le sourire de François-Joseph s’était encore accru. Son officier d’ordonnance fit non de la tête.
— Elle annonçait une exécution !