21

Un garçon d’auberge du campo della Bragora avait conduit Eberhard von Königsegg jusqu’à un grand dépôt situé en marge de l’Arsenal. Debout dans l’entrée, le général de division se demandait maintenant pourquoi il n’avait toujours pas eu le courage de poser le canon de son revolver sur sa tempe et de tirer. Boum ! Fini ! Réglé ! Son regard tomba sur deux chiens musculeux, tenus en laisse par un homme trapu et mal habillé. Allaient-ils participer à la course ? Ils ne donnaient pourtant pas l’impression d’être très rapides, ils faisaient plutôt l’effet de deux clébards hargneux. En tout cas, ce lieu semblait fort fréquenté. Un brouhaha et des rires s’échappaient par la porte entrouverte, de même qu’une appétissante odeur de viande rôtie.

Soudain, le général se retourna. Quelqu’un lui avait tapé sur l’épaule. Ce n’était qu’Andreotti, vêtu d’un tablier blanc au-dessus d’une redingote marron, ce qui le faisait ressembler à un gérant d’épicerie fine – bon appétit ! Königsegg frissonna malgré lui. Pendant un instant, il s’imagina que le Vénitien tenait un stand à l’intérieur du casino, un stand de saucisses, et il fut pris d’un haut-le-cœur, peut-être dû aussi aux quelques cognacs qu’il avait avalés au palais royal pour se préparer à cette course suspecte.

— Le patron n’est pas encore arrivé, déclara Andreotti sans perdre de temps à le saluer. Vous allez devoir attendre. Mais vous n’allez pas vous ennuyer !

L’Autrichien montra les deux chiens à présent couchés aux pieds de leur maître.

— Ils vont prendre le départ, eux aussi ?

Le vendeur de rats hocha la tête.

— Probable.

— Ils ne doivent pas avoir de grandes chances.

— Détrompez-vous !

— Mais de quel genre de course s’agit-il ? demanda Königsegg.

Son interlocuteur le dévisagea d’un air incrédule.

— Vous ne savez toujours pas ?

Le général secoua la tête.

— Ce ne sont pas des chiens de course ! s’exclama l’autre.

— Ah non ?

— Ce sont des chiens de combat.

De toute évidence, il était mort de rire. Le général, lui, ne comprit pas tout de suite. Pourtant, cela crevait les yeux. Il suffisait de bien regarder : ces deux chiens n’avaient pas un seul point commun avec des lévriers.

Andreotti le tira par la manche.

— Vous venez ?

Königsegg le suivit et débarqua dans une grande salle rectangulaire, sans doute un ancien entrepôt. Le toit était supporté par des poutres noircies, reposant sur des murs en briques nues. Il y avait là au moins une centaine de personnes, des gens du peuple pour la plupart, mais aussi des messieurs en redingote et en smoking ainsi que beaucoup d’Anglais vêtus de costumes en tweed. L’intendant en chef distingua même quelques officiers autrichiens, deux soldats des chasseurs d’Innsbruck et trois sous-lieutenants des chasseurs croates, debout au comptoir de l’autre côté de la salle. Par chance, ils ne se connaissaient pas.

Le sol était jonché de sciure sale tandis qu’une épaisse fumée flottait au-dessus de l’assemblée. Presque tous les spectateurs tenaient une cigarette et un verre de bière à la main. Des aboiements continus sortaient d’une porte grande ouverte à côté du comptoir. À ce moment-là, Königsegg aperçut au milieu de la foule une cloison en bois arrivant au niveau des hanches. De plus près, il constata qu’elle formait un ovale au sol couvert de sciure. Derrière, on avait installé deux chaises sur une estrade. Une grosse cloche était posée sur l’une d’entre elles. Königsegg se tourna vers Andreotti, qui l’avait suivi comme son ombre.

— Pour qui sont ces sièges ?

— Pour l’arbitre et le dresseur. L’arbitre contrôle le temps et le dresseur veille aux règles. Il peut aussi interrompre un combat si une bête est trop grièvement blessée.

— Des rats peuvent blesser un chien ?

Andreotti acquiesça.

— Cela arrive souvent. Cela étant, il est rare qu’on interrompe un combat pour ça.

Deux hommes, l’un barbu, l’autre rasé, avec une allure d’Anglais, se frayèrent un chemin dans la foule et montèrent sur l’estrade. Le rasé écrivit quelque chose sur un bloc qu’il tenait à la main, le barbu agita la cloche. D’un coup, le silence se fit.

Les groupes se séparèrent et les spectateurs se répartirent autour de l’arène. Plus personne ne parlait. Tous les yeux étaient rivés sur la porte à côté du comptoir.

— D’abord, on lâche les rats, murmura Andreotti, ensuite les chiens.

Le public de l’autre côté de la palissade se recula pour laisser passer un homme portant une caisse en bois sur l’épaule droite. Il la posa lourdement sur la clôture et ouvrit une trappe de sorte que les rats tombèrent sur le sol comme un chargement de pommes de terre. Puis il fit une révérence. Les spectateurs applaudirent à grands cris.

Au début, Königsegg ne vit qu’un tas de fourrure brune qui frémissait et émettait un sifflement strident. Peu à peu néanmoins, la masse se désagrégea et il distingua les bêtes. Certaines se dressaient sur leurs pattes arrière pour flairer l’air de leurs museaux pointus et piailler, d’autres s’enfuyaient en courant et longeaient comme des forcenés la face intérieure de l’arène tandis que d’autres encore tentaient de remonter la paroi lisse de la palissade. Il était sûr qu’elles sentaient leur fin prochaine.

— Combien y en a-t-il ?

— Vingt très exactement, lui apprit son guide sans détourner le regard de la piste. De belles bêtes en plus !

— Et maintenant, que va-t-il se passer ?

Königsegg constata que ce spectacle le fascinait : l’odeur de tabac, de bière et de chien, la tension particulière qui régnait dans la salle, c’était presque comme au casino. Non, en fait, c’était mieux, c’était plus intense.

— L’arbitre observe les rats pendant plusieurs minutes, expliqua Andreotti. Une fois qu’il est convaincu de leur bonne santé, le dresseur fait entrer le premier chien dans l’arène.

— Et alors ?

— Au premier tour, c’est le temps qui compte. Cinq concurrents de même poids s’affrontent ; celui qui tue les vingt rats le plus vite a gagné.

— Combien de temps faut-il par rat ?

Le Vénitien balança la tête.

— Entre cinq et six secondes. Jacko était le plus rapide. Il lui fallait en moyenne trois secondes. Mais plus il y a de bestioles dans l’arène, plus il faut de temps pour chacune.

— Vous voulez dire que les chiens sont plus rapides face à vingt rats ? Et plus lents devant cinquante ?

— Oh, répliqua Andreotti, ça va jusqu’à cent vingt ! Dans ce cas, le combat peut durer une dizaine de minutes.

— À combien se montent les mises ?

— Tout dépend du bookmaker, déclara le cicérone en désignant deux hommes assis près de l’estrade, que le général n’avait pas encore remarqués. Parfois, on joue pour de belles sommes.

— On parie sur le vainqueur ?

— Ou sur le rang. C’est comme vous voulez.

Andreotti se hissa soudain sur la pointe des pieds tandis qu’un murmure parcourait l’assemblée. Königsegg nota que les trois sous-lieutenants des chasseurs croates interrompaient leur conversation pour grimper sur des chaises.

— Voilà le premier chien ! s’écria Andreotti.

À nouveau, les spectateurs de l’autre côté de la piste se reculèrent pour libérer le passage. Un homme vêtu d’une redingote à carreaux et d’un haut-de-forme noir, une courte pipe entre les lèvres, tenait en laisse un chien pas très grand, mais massif. Il s’arrêta pour échanger quelques paroles avec l’arbitre et le dresseur. Puis ce dernier s’écria :

— Topolino !

Une petite trappe qui avait jusque-là échappé au général s’ouvrit dans la palissade. Aussitôt, le chien noir répondant au nom de Topolino se retrouva sur la piste, face à face avec les rats qui s’étaient enfuis à l’autre extrémité de l’arène et émettaient des sifflements stridents.

Königsegg n’avait encore jamais vu un chien pareil. C’était une machine de guerre à poils, en chair et en os, avec une tête énorme, disproportionnée, et de petits yeux fendus. Son poitrail puissant et les muscles de ses pattes avant regorgeaient de force. Quoiqu’il atteignît à peine la hauteur d’un genou, il avait l’air féroce et dangereux. Le général s’était attendu à ce qu’il se rue sur ses adversaires. Or il n’en fit rien. Au contraire, il s’avança à pas lents. Une fois au centre de la piste, il jeta un regard à la ronde et poussa un aboiement bref et sourd. Puis il s’assit sur son arrière-train et entreprit de se lécher les pattes postérieures en toute tranquillité.

— Qu’est-ce que c’est comme chien ? demanda l’intendant en chef.

— Un manchester-terrier, répondit son guide. Il pèse trente livres et en est à son douzième combat. Il met environ quatre secondes.

Puis, après une courte pause, il ajouta :

— Le temps ne court qu’à partir du moment où il s’élance.

— Que fait-il là ?

— Il se nettoie pour se mettre dans l’ambiance. Mais attention, ça va bientôt commencer !

Königsegg remarqua que le chien se baissait petit à petit vers l’arrière. On aurait dit qu’il tendait ses muscles à la manière d’un ressort. Tout à coup, il fit un bond élégant et atterrit devant un rat marron foncé. Il avança la tête à la vitesse de l’éclair, referma sa mâchoire, secoua la bestiole de gauche à droite, puis la laissa tomber par terre.

La sciure jaillissait comme des jets d’eau, la cloche tintait, les spectateurs applaudissaient et scandaient son nom : « To-po-li-no ! To-po-li-no ! » tandis que le chien effectuait son travail avec un savoir-faire quasi professionnel. Il mordait, secouait, lâchait, mordait, secouait, lâchait. En même temps, pensa le général, il possédait une élégance de danseuse et ne faisait aucun bruit, contrairement aux spectateurs criant à tue-tête et aux rats qui piaillaient de panique.

Au bout d’une minute et demie environ, le combat était terminé. Topolino reprit sa position initiale et se lécha les pattes de derrière avec l’innocence d’une petite souris, comme s’il ne s’était rien passé. Un homme s’avança dans l’arène avec une planche et deux tréteaux. Après avoir installé une sorte de table, il se mit à ramasser les cadavres et à les aligner sur la planche comme un tableau de chasse, sauf qu’ici il ne s’agissait pas de lièvres ou de faisans.

Quand il eut fini, le barbu descendit de l’estrade et donna un petit coup à chacun des rats, comme le voulait le règlement. Aucun ne tressaillit, aucun n’essaya de s’enfuir avec l’énergie du désespoir. Tous étaient morts. Alors la cloche retentit et les yeux se tournèrent vers l’arbitre. Ce dernier leva la main et attendit de jouir de l’attention générale pour annoncer :

— Une minute et quarante secondes !

Le public hurla de nouveau à pleins poumons et scanda le nom du chien : « To-po-li-no ! To-po-li-no ! ». Königsegg eut du mal à se retenir de les imiter.

— Il a mis en moyenne cinq secondes par rat, expliqua Andreotti.

— C’est bien ?

Le général s’essuya le front, non à l’aide d’un ridicule mouchoir parfumé à l’eau de Cologne, mais avec le revers de la manche, tel un vrai dur. Il était toujours hors d’haleine, comme si c’était lui qui avait chassé les rats et les avait secoués à mort. Son pouls s’était emballé, son cœur battait à tout rompre. Cependant, il s’agissait d’une excitation fort agréable.

— Plutôt moyen, commenta le Vénitien en le dévisageant avec attention. Ça vous a plu ?

Königsegg, dont la respiration se calmait peu à peu, dut réfléchir un moment. Ce spectacle lui avait-il plu ? Non, plaire n’était pas le mot juste. Plaire s’appliquait à des bouquets de fleurs, des romans, des robes du soir, c’était un mot de femme. Le combat auquel il venait d’assister était au contraire une affaire d’hommes. Il l’avait… captivé. Oui, voilà le mot juste, captivé. Le général releva la tête et demanda avec un sourire viril :

— Quand est-ce qu’on amène les prochains rats ?

 

Trois heures plus tard, Königsegg et Andreotti remontaient la riva degli Schiavoni bras dessus bras dessous. Il ne pleuvait pas, mais de minuscules gouttelettes formaient un voile diaphane dans l’air marin. Les lumières de la Piazzetta brillaient faiblement à l’autre bout du quai. Sur leur gauche, les vagues de la lagune clapotaient.

Cela faisait longtemps que le général de division ne s’était pas senti aussi bien. Par deux fois, il avait entonné Oh, mon cher Augustin ! à tue-tête. Malheureusement, il ne se rappelait plus les paroles – ce qu’il regrettait beaucoup car son comparse l’avait complimenté sur sa voix. À ce propos, du reste, comment avait-il pu se montrer aussi injuste envers Andreotti lors de leur première rencontre ? Se tromper à ce point ? À cause du hachoir ? De ses dents pointues et de sa mauvaise haleine ? Ou tout simplement à cause de vieux préjugés de classe qu’en homme à la pensée moderne il croyait pourtant avoir abandonnés depuis longtemps ?

Le Vénitien s’était révélé être un camarade sympathique et très intéressant. Un vrai dictionnaire ambulant avec ça ! Il savait tout ! Sur les manchester-terriers. Sur les pitbulls. Sur les jack-russells. Il savait même quand et où quel chien avait tué combien de rats. Impressionnant !

Ils étaient restés au casino jusqu’à la fermeture. Au dernier tour, un pitbull exceptionnel avait affronté une centaine de rats et les avait éliminés en l’espace incroyable de sept minutes et dix-sept secondes. Un nouveau record ! Le public était déchaîné. Même lui avait suivi le spectacle avec fièvre. À présent, il éprouvait une véritable admiration pour ces gladiateurs à quatre pattes. Coûtaient-ils cher ? Et que dirait la comtesse Königsegg s’il se livrait désormais à un genre de sport qui n’était peut-être pas du goût de tout le monde ? Il avait le vague sentiment qu’elle accueillerait ce projet avec réserve. Peut-être pourrait-il lui proposer en échange de renoncer à la roulette ?

L’intendant en chef avait poliment décliné l’invitation qu’Andreotti lui avait faite de goûter gratis les odorantes brochettes de sa fabrication. Il avait aussi évité avec tact de poser la moindre question sur l’origine de cette viande délicieuse. À la place, il avait fait honneur à la grappa exquise que son nouvel ami servait à son stand. Qu’est-ce qu’elle était bonne ! Et quelle quantité on pouvait en boire sans être malade ! Son estomac se portait à merveille et, en fin de compte, il avait toujours la tête claire – même si elle tombait par moments sur le côté ou sur sa poitrine.

Seules ses jambes montraient des signes de faiblesse et menaçaient de le lâcher. Pas étonnant qu’il titube ! C’est pourquoi il se réjouissait encore plus de la présence d’Andreotti à ses côtés – d’Ercole Andreotti. Un joli nom, pensa-t-il. Hercule ! Un nom dont il n’aurait jamais entendu parler si, au cours de cette excitante soirée, ils n’avaient pas trinqué à l’amitié. Hercule et Eberhard !

Il n’avait eu aucun mal à apprendre l’adresse du professeur. Le patrone, un homme massif, habillé avec soin, avait en effet fini par arriver et l’avait renseigné sans lui poser de question. Le professeur habitait à Padoue et louait de temps en temps un ou même deux appartements, sans doute pour des opérations commerciales dont il ignorait néanmoins la nature. Pour le moment, il habitait un petit deux-pièces au-dessus d’une boucherie sur le campo San Maurizio.

Arrivé sur la place Saint-Marc, Königsegg prit congé d’Andreotti peu avant minuit. Il songea un court instant à lui demander s’il ne voulait pas l’accompagner le lendemain matin sur le campo San Maurizio en apportant son hachoir par prudence. Cependant, il résolut d’y aller seul. Ils en viendraient inévitablement à parler de la coagulation du collier et il préférait malgré tout ne pas trop initier Ercole aux secrets de ses affaires.