44
— Quelle absurdité !
Tron retira son pince-nez, repoussa sa tasse de chocolat et replia le journal avec rage.
— Quoi donc ?
Comme tous les matins, la princesse, déjà vêtue en femme d’affaires – une robe de promenade en serge grise, fermée au col par une simple broche en grenat –, passait le petit déjeuner plongée dans ses papiers. Le commissaire, lui, qui avait l’intention de se recoucher, portait une confortable veste d’intérieur en velours rouge.
— Ce que la Gazzetta di Venezia raconte sur l’arrivée de l’empereur. Écoute plutôt : « Quand Son Altesse posa le pied sur le môle, des cris de joie spontanés jaillirent de la foule des civils venus en nombre pour l’accueillir. »
— Quand un souverain en chair et en os descend de bateau avec une suite importante, c’est toujours un moment de liesse, lâcha sa fiancée sans quitter ses papiers des yeux.
— Ce n’est pas une raison pour pousser des cris de joie ! Surtout pour des Vénitiens ! Qui, en plus, ne devaient pas être nombreux sur la Piazzetta ce jour-là.
— Que veux-tu dire ?
— Les hôtels regorgent d’officiers et de sous-officiers de Vérone, la plupart en civil. Lorsque le souverain débarque, ils ne sont pas au café, ils ont leurs instructions. On ne peut vraiment pas parler de joie spontanée !
Le commissaire prit encore un des croissants à la cannelle, fourrés à la crème, dont il avait déjà mangé une demi-douzaine.
— Je ne peux pas imaginer que la vue de François-Joseph déclenche des cris de joie spontanés où que ce soit en Vénétie.
— On croirait entendre un partisan de Garibaldi.
— Je n’en suis pas un. Tu sais ce que je pense de l’unité italienne.
Tron mordit dans le croissant et but une gorgée de chocolat chaud.
— Je me demande combien de gens ils ont arrêtés cette fois-ci. Ça, bien sûr, la Gazzetta se garde bien d’en parler.
— Des arrestations ? Pourquoi ?
— À cause des cocardes vert, blanc et rouge que les jeunes gens portent au revers quand l’empereur arrive à Venise, expliqua-t-il. À chacun de ses séjours, ils en emprisonnent au moins une douzaine.
— Mais qui les interpelle ?
— Nous, bien sûr ! Nous n’avons pas le choix. Ces arrestations sont aussi stupides que les cocardes elles-mêmes.
— Que faites-vous des prisonniers ?
— On les retient vingt-quatre heures au commissariat, puis on les relâche mine de rien. Spaur juge préférable de ne pas faire de vagues.
— J’imagine que le commandant de place désapprouve une telle procédure.
Tron acquiesça.
— Cela explique aussi pourquoi la garde civile n’a obtenu qu’un rôle de figurant.
— Toggenburg veut renforcer les mesures ?
— Je suppose. Quoiqu’il ne soit pas dans l’intérêt de l’Autriche de souffler sur le feu ! Toggenburg se fera rappeler à l’ordre s’il attaque trop fort.
La princesse écarta ses papiers et jeta un regard songeur sur la dernière feuille en haut de la pile. Puis elle dit : — Tu penses que Sa Majesté a déjà lu le rapport que le baron a envoyé au palais royal hier après-midi ?
— J’en suis sûr. On ne plaisante pas avec une telle affaire. Et nous avons fait preuve d’une remarquable efficacité !
Le terme d’efficacité était nouveau dans son vocabulaire. Il lui faisait penser à machine à vapeur, vanne de gaz (quoi que cela pût signifier) ou télégraphie. Il le tenait de l’inspecteur Bossi et supposait qu’il plairait à sa fiancée.
— C’est du moins ce qu’affirme Spaur, précisa-t-il.
— En d’autres termes, fit Maria sans qu’il pût savoir si elle se moquait de lui ou non, vous avez sauvé la vie de l’empereur.
— Il serait en effet souhaitable que Sa Majesté vît les choses sous ce jour.
Tron trempa les lèvres dans son chocolat et apprécia le léger arôme de vanille qui s’infiltrait dans ses narines.
— En tout état de cause, reprit-elle, il s’agit d’un triomphe pour Spaur et d’une humiliation pour Toggenburg.
Le commissaire baissa la tête en signe d’approbation.
— Ce pauvre Toggenburg m’inspire presque de la pitié.
Il ajouta une cuillère de crème fouettée dans sa tasse et la saupoudra d’une généreuse quantité d’éclats de chocolat. Du coin de l’œil, il remarqua qu’un des serviteurs éthiopiens de la princesse entrait dans la salle avec, à la main, le petit plateau en argent sur lequel il apportait à Maria sa correspondance privée. Cependant, Moussada s’arrêta près de sa chaise et Tron constata que le plateau contenait deux enveloppes, une grande et une petite. La grande portait l’inscription « À l’attention du comte Tron, Commissariat central » ainsi que les armes de l’empereur dans le coin supérieur gauche. La petite, une enveloppe bon marché comme on en utilisait dans l’administration autrichienne, ne précisait pas d’expéditeur, mais il reconnut aussitôt l’écriture de son supérieur.
La princesse se pencha au-dessus de la table avec curiosité.
— Qui t’écrit ?
Il ne put s’empêcher de rire.
— Quand on parle du loup…
— Pardon ?
— L’empereur, dit-il. Et Spaur.
— Ouvre vite !
Le commandant de police se contentait de lui apprendre qu’une lettre pourvue du cachet impérial était arrivée pour lui le matin même et lui souhaitait un prompt rétablissement. La grande enveloppe, quant à elle, contenait une invitation imprimée avec faste sur un épais carton de Chine. Ce formulaire de luxe présentait quelques lignes écrites à la main et une signature illisible. Tron dut s’y reprendre à deux fois pour saisir de quoi il s’agissait. Alors il faillit lâcher le carton de surprise.
Maria le fixait toujours avec impatience.
— Tu veux bien me tenir au courant ?
— C’est une invitation au palais royal, dit-il.
Puis il ajouta, avec un sourire :
— Pour nous deux.
À ce moment-là, il observa avec amusement la princesse qui tendit sans le vouloir la main vers son étui à cigarettes, l’ouvrit et jeta un coup d’œil dans le petit miroir caché à l’intérieur du couvercle. Ses joues s’étaient empourprées. Elle toussota avec nervosité.
— Et quand sommes-nous attendus ?
— Demain soir, à sept heures.
Le commissaire fit glisser le carton sur la table. La princesse le parcourut des yeux et fronça les sourcils.
— La date, l’heure et le lieu sont écrits à la main !
Tron acquiesça.
— Oui, l’emploi du temps de l’empereur ne sera révélé qu’au tout dernier moment.
— Pour des raisons de sécurité ?
— C’est ce que j’ai cru comprendre. On veut compliquer la tâche à d’éventuels conspirateurs.
— Réception suivie d’un bal masqué, murmura-t-elle d’un ton songeur. En grande tenue bien sûr. C’est-à-dire, pour moi, une robe de soirée et, pour toi, un frac avec tes médailles.
Elle hésita une fraction de seconde, puis ôta son pince-nez et scruta son fiancé d’un regard pénétrant. Tron s’attendait à quelque remarque sur les manches élimées de son habit, mais au lieu de cela la princesse laissa tomber : — Cela me paraît une excellente occasion d’échanger quelques paroles avec l’impératrice.
— Je ne peux en aucun cas l’importuner avec des taxes douanières ce soir-là, Maria !
— Évidemment ! Mais tu pourrais la prier de t’accorder un bref entretien le lendemain. Ces gens-là te doivent beaucoup. Sissi n’aura pas oublié ce que tu as fait pour elle ainsi que pour son beau-frère et pour sa sœur.
Tron s’appuya contre le dossier de sa chaise et hocha la tête.
— Quelle vaste plaisanterie, au fond !
— Quoi ? Notre inquiétude à propos des taxes douanières ?
La princesse jeta un coup d’œil réprobateur sur la tasse de chocolat recouverte d’une épaisse couche de crème.
— Notre souhait de pouvoir continuer à commander notre poudre de cacao chez un marchand parisien ?
Il secoua la tête.
— Non, je ne parle pas de cela. Je songe au rapport rédigé par Bossi. Je n’arrive pas à croire que Zorzi ait deux cadavres sur la conscience.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Me recoucher sans tarder.
Tron bâilla à s’en décrocher la mâchoire.
— Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre. Toutes les preuves accusent mon camarade. Je ne peux rien avancer, sinon un mauvais sentiment.
Il observa sa fiancée.
— Peut-être ferais-je mieux d’accepter ton offre. Et travailler dans ton entreprise.
— Envisages-tu sans rire de quitter la police ?
— C’est peut-être toi qui as raison, ce métier est trop dangereux.
La princesse s’était allumé une cigarette.
— Dis-moi si tu es sérieux.
— Je pourrais tenter de m’initier à certains champs d’activité.
Tron espéra que l’expression champs d’activité ne l’engageait pas plus que le verbe initier.
— Tu n’as qu’à commencer dès demain soir, suggéra Maria. Débrouille-toi pour obtenir une audience chez l’impératrice.
— Demander de but en blanc un rendez-vous pendant le bal masqué pourrait nuire à ma réputation.
Mon Dieu, il aurait mieux fait de se taire ! La réponse furieuse de la princesse tomba tel un couperet, dans un florentin si tranchant qu’il parut fendre l’air.
— Et moi, tu veux que je te dise de but en blanc combien coûte la poudre de cacao que nous faisons venir de Paris par tombereaux ?
Tron retira avec effroi sa main tendue vers la tasse.
— Quand même, par tombereaux…
— Je vais te le dire ! Je peux même te montrer les factures. Le cacao nécessaire pour ton petit déjeuner, pour les cinq tasses que tu…
Par chance, la princesse fut interrompue par Moussada qui ouvrit la porte et annonça un visiteur. Il s’agissait de Bossi.
L’inspecteur s’arrêta sur le seuil, s’inclina avec respect devant la princesse et se tourna ensuite vers son supérieur.
— Je sais que vous n’êtes pas encore remis, commissaire, mais…
— Mais quoi ?
Bossi s’éclaircit la gorge. Il était blême et avait l’air tendu.
— Le cadavre de Zorzi a refait surface.
Pendant un instant, Tron fut persuadé d’avoir mal entendu.
— Pardon ?
— Sur l’île de la Giudecca, précisa le jeune homme. Juste devant l’église du Rédempteur. J’y suis allé en personne.
— Vous avez pu l’identifier ?
Bossi hocha la tête.
— Ses vêtements sont un peu consumés, mais c’est tout. On dirait que l’onde de choc l’a projeté hors du bateau.
— Avez-vous prévenu le docteur Lionardo ?
— Il devrait être en chemin.
— Accordez-moi dix minutes, le pria Tron. Le temps de m’habiller.