Prologue
— Nunc et in hora mortis nostrae. Amen.
Le roi des Deux-Siciles François II avait prononcé les dernières paroles de la prière d’une voix lasse et zézayante. Il ferma les yeux un instant, comme pour demander pardon à son rédempteur des exigences du corps qui l’obligeaient maintenant à prendre un repas. Puis il rouvrit les paupières, délia ses doigts d’un geste théâtral et releva la tête – donnant ainsi au personnel qui attendait le signal d’approcher et de servir la soupe.
Marie-Sophie prit sa cuillère et observa avec dégoût la main de son époux en train de vérifier sa serviette par réflexe avant de s’emparer à son tour de sa cuillère. La serviette amidonnée, énorme et d’un blanc étonnant, produisait un froissement désagréable à chacun de ses gestes. À ce bruit viendraient bientôt s’ajouter – tel le vacarme d’un peloton d’exécution – les aspirations rauques de sa belle-mère chaque fois que les lèvres lippues de celle-ci toucheraient sa propre cuillère.
Les gants des domestiques, couverts de taches, s’accordaient à merveille avec la nappe maculée qui n’avait pas été changée depuis une semaine. Par mesure d’économie, la reine mère avait en effet décidé qu’au palais Farnèse on ne ferait la lessive que tous les dix jours. De même, on resservait les restes. Ainsi, Marie-Sophie connaissait cette soupe à l’odeur aigrelette – bonsoir, soupe ! – depuis l’avant-veille. Elle reposa sur la nappe la cuillère qu’elle avait déjà plongée dans son assiette et s’essuya la bouche – geste absurde qui lui valut un regard méfiant de sa belle-mère dont les yeux froids comme des glaçons étaient sans cesse à l’affût.
Mon Dieu, pensa-t-elle, que je déteste cette femme !
À vrai dire, la méfiance ordinaire de la reine mère se justifiait pleinement dans la mesure où Garibaldi et son armée d’à peine mille hommes n’avaient pu vaincre le royaume des Deux-Siciles en moins d’un mois et contraindre la famille régnante à quitter sa résidence de Naples que grâce à la trahison : la trahison des généraux qui avaient conclu un pacte secret avec les Chemises rouges, la trahison des ministres qui s’étaient entendus avec Garibaldi dans le dos du roi, la trahison des lâches et des déserteurs. Même à Rome où ils vivaient maintenant depuis trois ans, la trahison restait omniprésente. Les alliés de son mari exploitaient sans vergogne son désir de récupérer le trône des Deux-Siciles. Des fortunes monstrueuses disparaissaient dans les poches de mercenaires douteux ; des sommes gigantesques prévues pour la livraison d’armes n’atteignaient jamais les brigands fidèles au souverain.
La jeune reine plaqua le dos contre sa chaise pour permettre à une main au gant crasseux de reprendre l’assiette creuse et de poser à la place un pollo con peperoni. C’était la deuxième fois aussi qu’elle voyait ce poulet – bonsoir, poulet ! Il avait fait une apparition deux jours plus tôt et semblait s’être carrément momifié dans l’intervalle. Ce soir encore, elle allait donc à nouveau devoir se contenter d’un peu de pain et de petites gorgées prudentes du vin de Falerne acide contenu dans son verre.
Elle avait beau maintenir les yeux baissés, elle sentait le regard de sa belle-mère se poser sur elle plus souvent qu’à l’ordinaire. Elle se demanda si celle-ci se doutait de quelque chose : peut-être était-elle déjà au courant de la lettre alarmante arrivée dans la journée ? Hypothèse absurde, bien entendu, puisque, en dehors de sa femme de chambre Marietta, le seul à connaître son secret était le colonel Orlov, intendant de la maison des Bourbons, maréchal de route et confident occasionnel de Marie-Sophie. Or le colonel se tairait, ne serait-ce que parce que, en dépit de son incontestable loyauté envers le roi, il était désormais bien trop mêlé à ses affaires.
En outre, ses agissements méritaient-ils le nom de trahison ? Avait-elle commis quoi que ce soit qui, d’une manière ou d’une autre, pût nuire à son époux, l’ancien roi des Deux-Siciles ? Non, conclut-elle, on ne pourrait parler de trahison que si cette affaire venait à être connue. Mais il s’agissait là de réflexions abstraites, presque philosophiques – un luxe qu’elle ne pouvait pas se permettre en ce moment car elle devait d’abord résoudre un problème concret, à savoir dénicher au moins cinquante mille florins et les faire parvenir à Bruxelles aussi vite que possible.
C’est pendant le dessert, un morceau du gâteau au chocolat rassis qu’on lui avait présenté trois jours plus tôt – bonsoir, gâteau ! –, qu’elle trouva enfin le moyen de se procurer l’argent nécessaire. Les deux dessins de Raphaël que le colonel Orlov avait vendus à un certain Kostolany lors de son dernier voyage à Venise avaient rapporté un beau petit pactole. Rien n’interdisait de reprendre contact avec le marchand d’art. Et de lui proposer une œuvre beaucoup plus précieuse encore.
Une heure après, dans la chapelle du palais Farnèse, elle retira avec délicatesse le voile noir qui recouvrait le portrait de sainte Marie-Madeleine représentée sous les traits d’une blonde assez corpulente, plongée dans la prière. C’était un Titien de taille modeste qu’on pouvait sans peine transporter dans une grande valise.
Six mois auparavant, ce petit format lui avait donné l’idée d’en commander une copie destinée au frère de l’empereur, l’archiduc Maximilien, dont elle avait appris le départ pour le Mexique. Tous avaient approuvé son projet jusqu’au moment où sa belle-mère avait affirmé que la mine transfigurée de la sainte, ses lèvres entrouvertes aux reflets humides et ses yeux en extase autorisaient une interprétation toute différente de l’œuvre. L’argument avait aussitôt convaincu son bigot de mari qui avait alors recouvert lui-même le tableau d’un tissu noir. Depuis, la copie achevée prenait la poussière dans l’indifférence générale, face contre le mur, derrière un seau et une pile de psautiers.
Marie-Sophie prit le tableau (peint sur bois), défit les agrafes qui le maintenaient dans son cadre et le posa par terre avec précaution. Puis elle dégagea la copie et la plaça près de l’original. Elle ne remarquait, quant à elle, aucune différence. Bien entendu – comme le colonel Orlov le lui avait expliqué –, un expert était tout à fait en mesure de distinguer les deux. Mais le roi était-il un expert ? Non, assurément. En outre, il n’y avait aucune raison qu’on soulève le tissu noir avant un bon moment.
Elle s’agenouilla pour examiner les deux tableaux avec attention. Elle étudia le regard voilé de Marie-Madeleine, sa bouche sensuelle à demi ouverte – et soudain, elle aperçut sur le visage de la sainte l’expression ambiguë qui lui avait échappé jusqu’alors. Sa belle-mère avait donc eu raison.
Quoi qu’il en soit, le tableau convenait à la perfection, et pas uniquement à cause du format ; c’était de l’or pur. Signor Kostolany, qui passait pour livrer la cour de Russie (où l’on appréciait les images osées), donnerait n’importe quoi pour l’obtenir et paierait à l’avenant.
La reine se releva ou, plutôt, elle s’apprêtait à se relever quand elle entendit la porte de la chapelle. Elle se retourna, toujours à genoux, les mains jointes sur la poitrine – troisième visage au milieu des deux autres.
Le colonel Orlov s’était arrêté sur le seuil. Il portait l’uniforme d’une armée disparue et sa haute taille obstruait l’ouverture. La bougie qu’il tenait à la main rappelait un poignard. L’espace d’un instant, il parut troublé.
— J’ignorais que Son Altesse royale…
Il s’interrompit et s’éclaircit la gorge avec nervosité. Il ignorait quoi ? Que Son Altesse royale avait coutume de se rendre à la chapelle après le dîner pour vénérer deux blondes sulfureuses ?
— Je voulais vérifier que la copie existait encore, enchaîna-t-elle sur un ton assez brusque.
Inutile de donner plus de précisions. Le colonel en personne avait déniché le copiste et réglé cette affaire à sa place. Elle le regarda droit dans les yeux.
— C’est bien le cas, ce qui nous ouvre des perspectives… intéressantes.
La fin de sa phrase, quelque peu énigmatique, incita le colonel à l’assurer par précaution de son dévouement. Il esquissa une révérence.
— Peut-être puis-je rendre service à Sa Majesté.
Marie-Sophie pointa l’index vers le tableau de gauche.
— En effet, vous pourriez remettre le portrait dans son cadre et le raccrocher.
Le colonel s’exécuta sans tarder et recouvrit ensuite le cadre du voile noir.
— Que faisons-nous de la copie ?
Le terme de copie n’était pas vraiment approprié, mais elle le lui expliquerait plus tard.
— Emportez-la dans mon salon !
— Son Altesse royale veut exposer le tableau ?
Elle secoua la tête.
— Non, l’emmener en voyage.
Elle prit la lampe à pétrole posée sur le prie-Dieu et se tourna vers la sortie.
— Vous allez d’ailleurs m’accompagner. Je souhaite rendre visite à l’une de vos vieilles connaissances.
— Une vieille connaissance ?
Elle sourit.
— Oui, M. Kostolany.
Les sourcils d’Orlov s’envolèrent d’un coup.
— Vous voulez dire que nous partons…
Elle termina la phrase à sa place.
— … pour Venise.