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— Intéressant, dit la princesse sans lever les yeux de la feuille que Tron lui avait donnée.

De l’autre côté de la petite table basse qui les séparait, le commissaire la vit balayer du dos de la main quelques fibres de papier imaginaires. Sa plume rouge tournoyait au-dessus de la feuille, à la manière d’un busard. Il était peu probable qu’elle accepte sa proposition. Le programme était bien trop artistique.

La princesse avait adopté sa position préférée. Le dos appuyé contre le chevet de sa méridienne, les jambes croisées (par coquetterie, l’une de ses pantoufles traînait sur le tapis), elle était vêtue d’une robe d’intérieur en cachemire mauve et offrait l’image d’une élégance mondaine en parfait accord avec le luxe ostentatoire de son salon. Rien que le secrétaire à abattant (de Riesener), une acquisition récente placée au bout de la méridienne, valait dix ans de salaire d’un commissaire de police à Venise. On ne pouvait imaginer plus grand contraste avec l’atmosphère de vieux grenier qui régnait dans le palais Tron, où les taches claires sur les tapisseries révélaient que les propriétaires avaient dû se séparer de leurs Tintoret et de leurs Tiepolo. Au palais Balbi-Valier, on nageait dans une vaine abondance. Au palais Tron, on léchait les murs.

— Alvise ?

Tron leva les yeux de la Gazetta di Venezia dans laquelle il faisait mine d’être plongé.

— Oui, Maria ?

La princesse toussota.

— Le programme manque un peu d’harmonie, à mon goût.

Le commissaire avait craint une attaque plus frontale. Il tourna la tête dans sa direction, comme muni d’un bouclier prêt à recevoir une pluie de flèches.

— Dans quelle mesure ?

Le sourire avec lequel sa fiancée lui répondit se fit ironique.

— Quel est, selon toi, le sens de ce bal ?

— Le lancement du cristal Tron, répondit-il.

Les yeux de la princesse restèrent rivés sur lui. Cela signifiait que l’interrogatoire allait se poursuivre. Il aimait Maria à la folie mais, parfois, il la trouvait… comment dire ?… trop sévère.

— Donc, quel est l’élément le plus important de la soirée ?

Tron leva les bras.

— Le cristal Tron !

— Tu admets donc qu’il ne s’agit pas de l’accompagnement, mais du cristal. Or dans ton programme, c’est l’accompagnement qui domine. Tu veux faire intervenir cette Potocki trois fois ! Au début, puis après les mots de bienvenue de ta mère et, enfin, après ma présentation de la collection. Pour toi, c’est le cristal Tron qui sert de cadre, et non l’inverse.

Elle lui lança un regard exaspéré.

— Ne sois pas stupide, baisse les bras !

— La plupart des gens préfèrent écouter du Chopin plutôt qu’un exposé sur des articles en cristal, se risqua-t-il à objecter.

Cette remarque n’eut pas l’heur de plaire à sa fiancée.

— Mais il ne s’agit pas de cela, Tron ! Il ne s’agit pas de présenter cette Polonaise !

— Cette Polonaise, ma chère, passe pour la meilleure pianiste de sa génération. Par ailleurs, c’est toi qui as eu l’idée d’appeler notre première collection Mazurka.

Ce qui était d’autant plus étonnant que la princesse était une admiratrice inconditionnelle de Mozart, que même en musique elle trouvait gênant tout ce qui n’avait pas de forme claire, et qu’elle n’avait jamais caché qu’elle détestait purement et simplement le sentimentalisme slave. Malgré tout, il fallait reconnaître que l’idée d’appeler Mazurka leur première collection de verres relevait du génie. Le lien que ce nom suggérait entre leurs produits et l’empire des Habsbourg se ferait ressentir sur les ventes en Autriche. Et dans le reste de l’Europe – le marché d’exportation –, ce mot possédait une connotation exotique (Dieu seul savait ce que les gens pouvaient s’imaginer sous ce terme) vraisemblablement favorable à leur chiffre d’affaires.

— Et c’est toi aussi, poursuivit-il, qui as eu l’idée d’inviter Constancia Potocki pour qu’elle interprète quelques mazurkas de Chopin au cours de notre bal.

La princesse hocha la tête.

— Exact, sauf qu’il n’a jamais été question que de quelques mazurkas. Or voilà que cette dame semble vouloir ajouter deux ballades et une demi-douzaine de nocturnes. C’est-à-dire au moins une heure et demie de Chopin. Trop, c’est trop !

La princesse esquissa une grimace de dégoût. Tron ne put s’empêcher de sourire. De quoi avait-elle un jour qualifié la musique de Chopin (qu’il interprétait avec beaucoup plus de plaisir que de talent sur son piano désaccordé) ? Ah oui ! De chemin détourné vers le chaos. C’était bien dit, quoique assez discutable. Il se redressa dans son fauteuil et annonça d’un ton officiel : — Je ne peux imposer son programme à une artiste de cette envergure, Maria ! C’est déjà un événement qu’elle joue en public après une interruption de quatre ans. Rien que pour cela, notre bal va faire parler de lui. Il restera toujours bien assez d’attention pour le cristal, crois-moi.

Il s’efforça de prendre un visage lourd de reproches.

— Depuis deux mois, je me suis rendu au palais Mocenigo une fois par semaine pour cette affaire.

Un léger soupir lui échappa.

— Tu n’imagines pas à quel point ces Polonaises sont capricieuses.

Potocki était en effet très capricieuse et, de fait, elle commençait vraiment à lui taper sur les nerfs. Mais il ne l’aurait jamais avoué car il avait aussitôt perçu là une occasion unique de semer une pointe de jalousie dans le cœur de la princesse. Tron estimait que sa fiancée le négligeait depuis quelque temps. Elle n’avait plus que leur collection en tête. Ne disait-on pas que rien ne valait une pointe de jalousie pour raviver une relation ?

À son grand étonnement, la manœuvre semblait fonctionner. La princesse nourrissait désormais une véritable aversion à l’égard de la Polonaise. À moins que… elle ne fît semblant ? Avec elle, on ne savait jamais.

— Pardonne-moi si j’ai du mal à te plaindre, répliqua-t-elle en plissant les yeux. Tu ne vas pas me raconter que tu as énormément souffert de vos multiples rencontres ?

Non, il n’allait pas lui raconter cela.

— Si tu fais allusion au fait qu’elle apprécie l’Emporio della Poesia et qu’une partie de cette estime retombe sur l’éditeur, je répondrai juste que cette femme comprend quelque chose à la littérature. Je ne pouvais pas passer à côté d’une occasion aussi propice.

Il referma la Gazetta di Venezia, la posa près du cendrier de la princesse et décocha une nouvelle flèche : — En plus, son jeu est absolument divin.

— Elle a joué pour toi ?

— Bien sûr ! Et même la mazurka en la mineur, celle que tu aimes par un fait extraordinaire. Quand on ne l’a jamais entendue, on ne saurait imaginer le talent de Constancia Potocki.

La princesse sourit.

— Qui te dit que je ne l’ai jamais entendue ?

Tron haussa les sourcils d’un air étonné.

— Tu as assisté à l’un de ses concerts ?

— Oui, à la salle Pleyel, il y a quatre ans.

— Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ?

— Parce que tu t’énerves dès que j’évoque Paris.

La princesse alluma une cigarette, inhala profondément et expira un anneau de fumée au-dessus de la table.

— Vous, les Vénitiens, vous vous faites toujours une idée exagérée de la vie nocturne à Paris.

Le commissaire haussa les épaules avec résignation.

— Nous, les provinciaux.

— Ne te vexe pas tout de suite !

— Je ne suis pas vexé, rétorqua-t-il. Je regrette juste que mon talent de négociateur ne soit pas apprécié à sa juste valeur.

Il prit un des croustillants baicoli 1 dans la coupelle posée sur la table basse.

— Tu te souviens peut-être comme il fut difficile ne serait-ce que d’entrer en contact avec elle, comme elle vit retirée du monde.

Maria esquissa un sourire moqueur.

— Tu n’as aucun mérite d’y être arrivé. Tu as juste eu la chance de pouvoir lui rapporter le porte-monnaie qu’on venait de lui dérober sur la place Saint-Marc !

Elle n’avait pas tout à fait tort. Tron ne put s’empêcher de sourire, ce qui était hélas une erreur. La cigarette que la princesse portait à sa bouche s’immobilisa en l’air.

— Un instant ! Tu as une raison de ricaner de la sorte ?

Elle fronça les sourcils et le regarda d’un air méfiant. Tout à coup, elle écarquilla les yeux.

— Tu n’as quand même pas demandé à Angelina de lui dérober sa bourse ?

En plein dans le mille ! Par expérience, il savait que, désormais, il ne servait à rien de nier. Mieux valait avouer la vérité tout de suite.

— Je te jure, Maria. Nous avons eu une simple…

Comment dire ? Il se tut lamentablement. La princesse insista d’une voix très contrôlée, mais cinglante comme un coup de fouet : — Une quoi, Tron ?

Sans le vouloir, le commissaire rentra la tête dans les épaules.

— Nous avons eu une conversation au cours de laquelle je lui ai suggéré de m’aider.

Au nom du Ciel, pourquoi n’avait-il pas pu s’empêcher de sourire ?

— Et alors ?

— Elle a dit qu’elle préférait d’abord t’en parler. Parce qu’elle n’était pas sûre que ce soit une bonne idée. Là-dessus, j’ai fait machine arrière.

La princesse se cala dans sa méridienne et le fusilla de ses yeux verts.

— Tu as perdu la tête ou quoi ? Tu voulais pousser une jeune fille au vol ?

Tron leva les mains pour l’apaiser.

— Il ne pouvait rien lui arriver ! Bossi et moi nous serions tenus à proximité. Au pis, nous aurions dû l’emmener au poste. Personne ne courait le moindre risque. De plus, Potocki n’aurait rien remarqué ; Angelina est bien trop forte. De toute façon, j’ai trouvé une autre solution.

— À savoir ?

Le commissaire haussa les épaules.

— Un gamin de Castello nous a rendu service.

La princesse tira à nouveau sur sa cigarette et exhala un mince filet de fumée. Tron suivit les volutes du regard. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix s’était adoucie : — Je trouve Angelina très raisonnable d’avoir voulu me consulter.

— Elle te fait une confiance aveugle, Maria, dit le commissaire, trop heureux de voir l’orage s’éloigner.

Sa fiancée sourit.

— Elle nous fait confiance à tous les deux.

Il soupira.

— Quand part-elle pour Florence, au juste ?

— Le 2 septembre.

— Il n’y a aucun moyen de l’éviter ?

— C’est le meilleur pensionnat d’Italie. Et elle souhaite y aller parce que, moi aussi, je l’ai fréquenté.

Il hocha la tête en souriant.

— C’est vrai qu’elle rêve de te ressembler. Elle parle déjà comme toi. Un beau jour, je serai le seul ici à parler encore vénitien. Comme elle va me manquer !

— La comtesse aussi va la regretter, remarqua la princesse. Pour ne rien dire d’Alessandro. Lui aura le cœur brisé.

Elle laissa tomber sur la table basse la feuille où était inscrit le programme et se leva. Les fenêtres donnant sur le Grand Canal étaient grandes ouvertes. Elle s’arrêta près d’un rideau et fixa la pénombre à l’extérieur.

Quand Tron la rejoignit, il aperçut les fenêtres éclairées de l’autre côté de l’eau. Après une soirée pluvieuse, le ciel s’était dégagé. Quelques mouettes tournaient en poussant des cris, comme si elles poursuivaient les rayons de la lune. Deux gondoles descendaient lentement le Canal. Le commissaire distingua les petites lanternes qui brillaient comme des vers luisants à l’avant des bateaux. Soudain, il se sentit à tel point en symbiose avec cette ville incroyable qu’il aurait pu en pleurer. Il tira la princesse vers lui avec délicatesse, elle posa la tête sur son épaule.

— Alvise ?

— Oui ?

La voix de la princesse traduisait à la fois la tendresse et l’amusement.

— Tu as vraiment cru que j’étais jalouse de cette Potocki ?

Non, pas vraiment. Quoique ? Ou bien avait-il voulu le croire ?

— Euh, c’est-à-dire que…

La princesse rit tout bas sans bouger.

— Tu t’es senti négligé ? Tu pensais que je ne m’intéressais plus qu’au cristal Tron, n’est-ce pas ?

Exact. Il hocha la tête.

— Il faut reconnaître que j’avais des raisons.

— Et tu t’es dit qu’en rendant de fréquentes visites à Potocki et en chantant ses louanges, tu attirerais mon attention ?

Oui, c’était à peu près cela. Pas très original, à l’évidence.

— Tu es un vrai gamin, Alvise.

Comment ? Elle avait parlé vénitien ? Oui, en effet. Sur un ton ronronnant qui faisait ressortir le sentimentalisme slave qu’elle étouffait d’habitude avec soin. Un ton rempli de promesses.

Tron passa les mains autour de sa taille avec un sourire et recula un peu le buste pour admirer la métamorphose de son chaton aux yeux verts qui fermait à présent les paupières. Son visage était si proche du sien qu’il distinguait chacune des taches de rousseur à la racine de son nez. Sa bouche entrouverte attendait manifestement qu’il…

Le bruit était venu de la porte du salon – le grincement d’une poignée qu’on abaisse, suivi d’un toussotement discret. Tron se retourna sur-le-champ avec une envie de meurtre.

Vêtu d’un pantalon bouffant, d’un gilet et d’un turban, Massouda ou Moussada (l’un des quatre serviteurs éthiopiens en tout point identiques à ses yeux) se tenait sur le pas de la porte. Il esquissa une révérence cérémonieuse, comme pour annoncer la visite d’une Altesse royale.

Il s’agissait tout bonnement du sergent Bossi. Le policier en uniforme entra, salua son supérieur à sa manière peu militaire et ajouta une petite révérence galante à l’intention de la princesse. S’efforçant de dissimuler sa frustration, le commissaire fit un pas dans sa direction.

— Que se passe-t-il, Bossi ?

Il avait bien sa petite idée. Le sergent n’était pas du genre à débarquer chez la princesse pour un simple cambriolage.

— Un homme au palais da Lezze, se contenta de répondre son subalterne sur un ton officiel.

Le sens de ses paroles ne permettait aucun doute.

— Le domestique l’a trouvé à son retour. Il est aussitôt accouru au poste de police sur la place Saint-Marc.

— Comment s’appelle la victime ?

— Geza Kostolany.

Ce nom n’était pas inconnu de Tron.

— Le marchand d’art qui livre la cour de Russie ?

Bossi acquiesça.

— Crime crapuleux ?

Il haussa les épaules.

— Kostolany a été étranglé. Néanmoins, cela ne ressemble pas à un cambriolage. Je suis incapable de vous dire si des tableaux ont disparu, mais cela n’en a pas l’air.

— Avez-vous averti le docteur Lionardo ?

— Il devrait déjà être en chemin.

Le commissaire constata qu’il en voulait à l’assassin de ne pas avoir tué sa victime quelques heures plus tard. Ce sentiment était des plus incongrus, mais il ne pouvait rien y changer. Il se tourna vers la princesse, immobile au-dessous d’un des nombreux candélabres en cristal de Murano au prix inabordable ( pour lui ) et vit l’or briller dans ses cheveux blonds.

— Je vais passer la nuit au palais Tron, expliqua-t-il d’un ton las.

Percevait-elle l’accent tragique qu’il avait donné à sa voix ? Partageait-elle son sentiment ?

— Cette histoire, ajouta-t-il d’un air résigné, va sûrement traîner en longueur.

Puis il échangea la veste en velours rougeâtre qu’il avait l’habitude de porter au palais Balbi-Valier contre sa redingote et prit son haut-de-forme que Massouda (ou l’un des trois autres) lui tendait.

Pas de doute. La soirée était fichue.

1- Célèbres biscuits vénitiens. (N.d.T.)